mercredi 21 septembre 2022

corrigé du sujet: Peut-on dire que le monde n'existe pas?

 Un romancier, Fabrice Humbert, a donné récemment comme titre à un de ses romans Le monde n’existe pas : propos surprenant car peut-on dire que le monde n’existe pas ?

Si l’idée paraît impossible ce n’est pas parce qu’on ne peut prononcer les mots, mais parce que nous avons le sentiment de la présence du monde comme ce dans quoi nous-mêmes existons et qu’il paraît impossible de penser que le monde n’existe pas. Ne dit-on pas qu’on vient au monde quand nous naissons ?

Cependant, ce sentiment est peut-être trompeur car le monde comme totalité, que ce soit l’univers ou que ce soit le monde humain, ne peut être perçu comme totalité, on ne perçoit que des objets singuliers.

On peut donc se demander s’il est possible ou non de dire et en quel sens que le monde n’existe pas.

L’univers existe mais n’est pas le monde dont on peut dire qu’il n’existe pas comme tout mais qu’il existe comme fait humain.

 

 

Le monde paraît d’abord être l’univers. Qu’est-ce à dire ? Par univers, on peut entendre un objet physique, non pas la totalité des objets, mais ce qui est leur contenant par exemple. Cet univers a été mis en lumière par la théorie de la relativité générale d’Einstein (1879-1955) pour laquelle l’espace et le temps qui le constituent ne sont pas des cadres neutres dans lesquels les objets se meuvent, mais sont déformés par les objets qu’ils déforment par ailleurs. La mise en évidence de cet univers, dont les propriétés ne sont pas celles des objets qui sont en lui, de son existence se fait de la même façon que pour tous les objets physiques, c’est-à-dire par l’expérience déterminé par la théorie ; ainsi en est-il de l’éloignement des galaxies observées par Hubble (1889-1953) en 1929 qui confirme les déductions faites par l’abbé Georges Lemaître (1894-1966) de la théorie de la relativité générale d’Einstein sur un univers en expansion qui aurait été un atome primitif, origine de la théorie du Big bang. En ce sens l’univers existe, mais, est-il le tout ?

En revanche, si on entend par univers la totalité des objets et l’ordre qui y règne qui serai dû aux lois de la nature, alors son existence est douteuse. C’est que les lois physiques peuvent expliquer partiellement les mouvements des corps, mais qu’ils puissent expliquer la vie ou la pensée est un postulat douteux, celui du physicalisme. Ainsi, Thomas Nagel (né en 1937) faisait remarquer dans son article « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (1974) repris dans ses Questions mortelles (1979) que ce que vit une chauve-souris qui perçoit par écholocalisation, n’est pas compréhensible par les hommes. Et ce vécu existe. Autrement dit la subjectivité n’est pas réductible à la physique. Aussi, l’univers est-il non pas le monde mais une partie du monde qui comprend d’autres réalités.

 

S’il est vrai que l’univers comme tout n’est pas l’univers comme objet, son existence est douteuse de sorte qu’il n’est pas insensé de dire qu’il n’existe pas. il n’en reste pas moins vrai que les choses existant, leur totalité semble exister, que peut signifier que le monde n’existe pas.

 

 

Pour qu’il existât, il faudrait qu’on puisse unifier tout ce qui existe. C’est pourquoi Markus Gabriel (né en 1980), dans son ouvrage Pourquoi le monde n’existe pas (2013), soutient qu’on doit nier l’existence du monde entendu comme totalité ordonnée pour admettre l’existence de toutes choses, existence qui se donne toujours dans un contexte. Or, il n’y a de contexte que pour des ensembles de réalités déterminées mais non pour toutes. Ce qui apparaît dans mes rêves existe en eux, mais non dans un autre contexte. Il y a un monde du rêve avec sa logique. De même pour les subjectivités, les représentations, etc.

En outre, s’il est vrai qu’on peut admettre indirectement l’existence d’une réalité à partir de celle qu’on observe directement, concevoir le monde comme la totalité des choses ne permet pas de dire qu’il existe autrement que n’existe le monde des fruits. Le monde comme le soutient Kant dans la Critique de la raison pure, est une Idée de la raison, celle de la totalité des phénomènes qui se montrent à nous et constituent la matière de l’expérience, mais qui n’est pas elle-même objet d’expérience.

 

Que le monde comme idée de la totalité de toutes choses ne puisse exister puisqu’on ne peut le rattacher à une expérience possible n’interdit peut-être pas que le monde puisse exister comme une dimension de l’existence de l’homme.

 

 

L’homme ne peut vivre sans aménager son environnement. Pour cela, il fabrique des objets, crée des institutions qui ont pour vocation de durer plus que lui, c’est ce qu’on peut entendre par monde selon Hannah Arendt dans « La crise de la culture » repris dans La crise de la culture. Les objets fabriqués peuvent être utilisés, usés, mais ils ont vocation à durer alors que les œuvres d’art sont potentiellement immortelles, raison pour laquelle elles sont faites pour le monde, qu’elles sont les plus mondaines des choses. Elles sont donc dans le monde écartées de la consommation de diverses façons selon les cultures.

Le monde ainsi conçu existe en ce sens qu’être dans le monde fait partie de la condition humaine selon Sartre (1905-1980) dans L’existentialisme est un humanisme (1946). Le monde existe dans la mesure où l’homme existe, c’est-à-dire se projette vers un avenir à partir d’une situation qu’il a trouvée en naissant. Être dans le monde est une des limites de la condition humaine qui est donc universelle même si le monde est variable en fonction des cultures. Ne faut-il pas alors nier que le monde existe et dire qu’il y a une pluralité de mondes ?

Nullement car de même que le pape s’exprime urbi et orbi, pour la ville et pour le monde, l’universalisme du christianisme qui s’appuyait sur l’empire romain s’est après les grandes découvertes répandu sur toute la Terre. Si on appelle mondialisation, ce procès, en le distinguant de l’extension concertée du marché mondial, on peut dire qu’il y a sur Terre un seul et même monde. Cette conscience du monde apparaît clairement dans le roman Hubert George Wells (1866-1946), La guerre des Mondes (1898) où le narrateur oppose le monde qu’il y a sur Terre à celui de la planète Mars, le second étant au premier comme l’occident l’a été aux autres, meurtrier.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il est possible ou non de dire et en quel sens que le monde n’existe pas. il est apparu que l’univers ne peut exister que comme objet de la physique s’il a des propriétés globales que n’ont pas les objets mais qu’on peut lui refuser l’existence comme totalité des objets existants dans la mesure où cette totalité ne peut être objet d’expérience possible. Il n’en reste pas moins vrai que le monde a une existence comme dimension de l’existence humaine car il est ce que l’homme fait pour s’aménager une demeure sur terre, demeure qui est devenue mondiale.

 

mardi 13 septembre 2022

HLP sujet et corrigé d'une question de compréhension philosophique

 Sujet

Un être humain nous jette d’abord au visage cette forme et cette couleur, ce jeu des mouvements, qui ne sont qu’à lui. Les marques de l’âge et du métier s’imprimeront sur cette écorce, mais sans la changer. Tel il est à douze ans, sur les bancs de l’école, tel il sera ; pas un pli des cheveux n’en sera changé. La manière de s’asseoir, de prendre, de tourner la tête, de s’incliner, de se redresser, est dans cette forme pour toute la vie. Ce sont des signes constants, que l’individu ne cesse point de lancer, ni les autres d’observer et de reconnaître. Quelque puissance de persuasion que j’aie, que je sois puissant ou riche, ou flatteur, ou prometteur, je sais bien qu’il ne changera rien de ce front large ou étroit, de cette mâchoire, de ces mains, de ce dos, pas plus qu’il ne changera la couleur de ces yeux. Alexandre, César, Louis XIV, Napoléon, ne pouvaient rien sur ces différences. Aussi l’attention de tout homme se jette là, assurée de pouvoir compter sur cette forme si bien terminée, si bien assise sur elle-même, si parfaitement composée, où tout s’accorde et se soutient. On peut le tuer, on ne peut le changer. Là-dessus donc s’appuient d’abord tous nos projets et toutes nos alliances. Vainement l’homme tend un autre rideau de signes, ceux-là communs, qui sont costumes, politesses, phrases ; tout cela ne brouille même pas un petit moment le ferme contour, la couleur, l’indicible mouvement, le fond et le roc d’une nature. Ici est signifié quelque chose qui ne peut changer et qui ne peut tromper. Mais quoi ?

Alain, Les Idées et les âges (1927).

 

Question d’interprétation philosophique : Comment Alain justifie-t-il l’idée d’une constitution inébranlable de la personnalité ?

 

Pour mémoire

Essai littéraire : « quelque chose qui ne peut changer » : la littérature libère-t-elle de l’assignation à une identité ?

 

Corrigé de la question d’interprétation philosophique

On parle de personnalité pour ce qui fait l’identité de quelqu’un. Ce terme dérivé du latin “persona” qui désigne le masque de l’acteur de théâtre dans la Rome antique, masque qui permettait de reconnaître l’identité du personnage, à commencer par son genre à une époque où les rôles féminins étaient tenus par des hommes – les femmes n’ayant pas le droit de jouer, en est venu à désigner souvent ce qui demeure identique dans une personne, ce par quoi elle se distingue des autres.

Tel est le thème du texte d’Alain extrait de son ouvrage, Les Idées et les âges de 1927, où il essaie de donner à penser une constitution inébranlable de la personnalité. Il développe l’idée que l’individu manifeste sa personnalité par des signes qui l’expriment, puis par l’impossibilité même par un grand pouvoir de changer la personnalité, impossibilité qui est aussi valable pour l’individu lui-même qui ne peut même pas en donner l’apparence, et ouvre sur la question de savoir ce qui constitue cette personnalité.

 

Alain note que chaque être humain que nous rencontrons, se montre par une forme, une couleur, des mouvements qui, écrit-il, « ne sont qu’à lui », autrement dit, il révèle une identité personnelle. La rencontre qu’il imagine à l’école, c’est-à-dire dans un jeune âge, montre une identité qui ne change pas, malgré les années qui passent, les effets du métier. Lorsqu’il écrit : « pas un pli des cheveux n’en sera changé », il s’agit d’une sorte d’hyperbole pour marquer que l’identité personnelle ou la personnalité s’exprime corporellement. Il énumère ensuite des attitudes physiques qui ne changent pas. La personnalité se manifeste donc physiquement, ce qui ne signifie pas que le corps la constitue.

Ce qui montre le caractère inébranlable de personnalité, il le nomme des signes constants que l’individu lance et que les autres reconnaissent.

 

Or, n’est-il pas possible de changer une personnalité ?

 

 

Aucun pouvoir ne peut changer la personnalité. Alain cite, la rhétorique, la puissance, la richesse. La rhétorique, soit l’art de persuader, voire la routine qui permet de persuader comme le défend le Socrate du Gorgias de Platon est censée permettre de changer les idées de quelqu’un en le faisant adhérer à d’autres idées. Mais, changer d’idées n’est pas changer de personnalité.

Pour Alain, cela ne modifie en rien la pensée de l’individu. La richesse peut corrompre momentanément, non modifier l’être lui-même. Les signes physiques demeurent les mêmes même si le corps change quelque peu.

Il donne quatre exemples d’homme de pouvoir et de guerre, Alexandre et César, grands conquérants de l’Antiquité, Louis XIV et Napoléon, roi et empereur dont l’autorité s’imposait aux sujets, qui, selon lui, ne pouvaient changer les signes manifestant la personnalité, ce qui renforce l’expression de son caractère inébranlable. Autrement dit, même si on me fait obéir à un ordre, ma personnalité reste la même, et aucun ordre ne peut la modifier.

Dès lors, la forme que montrent les signes constants est ce sur quoi on compte. Elle constitue la personnalité. Alain note qu’on peut tuer une personne, mais pas la changer – comme l’homme de pouvoir – ce qui revient à mettre en lumière le caractère inébranlable de la personnalité.

 

Qu’est-ce donc que cette personnalité ?

 

 

Alain évoque le roc d’une nature. Le terme roc désigne un bloc de pierre très dur qui se dresse, roc qu’il associe paradoxalement avec un mouvement. Ainsi, si elle est nature la personnalité ne peut changer y compris dans ses manifestations, qui en sont toutes des expressions et cette absence de changement est ce qui la rend inébranlable.

Toujours est-il qu’Alain finit par la question « Mais quoi ? » qui laisse donc ouverte la question de savoir ce qui constitue cette personnalité. Est-elle corps, est-elle esprit ou conscience, voire les deux ? autrement dit, le corps manifeste-t-il l’esprit ou conscience de l’individu par ses expressions ou bien les signes du corps sont-ils des expressions de l’esprit ou conscience ou bien corps et esprit sont-ils comme les deux faces de la même pièce ? La question reste ouverte.

 

 

En un mot, Alain (Émile Chartier, dit) (1868-1951) exprime dans cet extrait de son ouvrage Les idées et les âges de 1927 l’idée que la personnalité, la nôtre comme celle des autres est inébranlable, c’est-à-dire qu’elle ne peut changer car elle s’exprime toujours de la même façon ; elle est une forme constante tout au long de notre vie. Il laisse ouverte la question de savoir ce que serait cette personnalité.