Quant à l’induction, elle procède à
partir des cas individuels pour accéder aux énoncés universels, par exemple,
s’il est vrai que le meilleur pilote est celui qui s’y connaît, et qu’il en va
de même du meilleur cocher, alors d’une façon générale, le meilleur en tout
domaine est celui qui s’y connaît.
Aristote,
Topiques (livre I, chapitre 12,
105a12-15 ; iv° av. J.-C.)
Ce qu’on n’a jamais vu, ce dont on n’a
jamais entendu parler, on peut pourtant le concevoir ; et il n’y a rien
au-dessus du pouvoir de la pensée, sauf ce qui implique une absolue
contradiction.
Mais, bien que notre pensée semble
posséder cette liberté, nous trouverons, à l’examiner de plus près, qu’elle est
réellement resserrée en de très étroites limites et que tout ce pouvoir
créateur de l’esprit ne monte à rien de plus qu’à la faculté de composer, de
transposer, d’accroître ou de diminuer les matériaux que nous apportent les
sens et l’expérience. Quand nous pensons à une montagne d’or, nous joignons
seulement deux idées compatibles, or
et montagne, que nous connaissions
auparavant. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux ; car le sentiment
que nous avons de nous-mêmes nous permet de concevoir la vertu ; et nous
pouvons unir celle-ci à la figure et à la forme d’un cheval, animal qui nous est
familier. Bref, tous les matériaux de la pensée sont tirés de nos sens,
externes ou internes ; c’est seulement leur mélange et leur composition
qui dépendent de l’esprit et de la volonté. Ou, pour m’exprimer en langage
philosophique, toutes nos idées ou perceptions plus faibles sont des copies de
nos impressions, ou perceptions plus vives.
Pour le prouver, il suffira, j’espère,
des deux arguments suivants. Premièrement, quand nous analysons nos pensées ou
nos idées, quelque composées ou sublimes qu’elles soient, nous trouvons
toujours qu’elles se résolvent en des idées simples qui ont été copiées de
quelque manière de sentir, ou sentiment, antérieure. Même les idées qui, à
première vue, semblent les plus éloignées de cette origine, on voit, à les
examiner de plus près, qu’elles en dérivent. L’idée de Dieu, en tant qu’elle
signifie un être infiniment intelligent, sage et bon, naît de la réflexion sur
les opérations de notre propre esprit quand nous augmentons sans limites ces
qualités de bonté et de sagesse. (…)
Deuxièmement, s’il arrive qu’un défaut
de l’organe prive un homme d’une espèce de sensations, nous trouvons toujours
que cet homme est aussi peu à même d’avoir les idées correspondantes. Un
aveugle ne peut former aucune notion de couleur ; un sourd, aucune notion
de son. Rendez à l’un et à l’autre le sens qui leur fait défaut ; en
ouvrant ce nouveau guichet pour ses sensations, vous ouvrez aussi un guichet
pour les idées ; et l’homme ne trouve pas de difficulté à concevoir ces
objets. Le cas est le même si l’objet propre à éveiller une sensation n’a
jamais été présenté à l’organe du sens. Un Lapon ou un Nègre n’a aucune notion
de la saveur du vin.
Hume,
Enquête sur l’entendement humain
(1748), section II.
Évidemment, il y a un principe de
connexion entre les différentes pensées et idées de l’esprit ; celles-ci
apparaissent à la mémoire ou à l’imagination en s’introduisant les unes les
autres avec un certain degré de méthode et de régularité. (…)
Bien que cette connexion des différentes
idées les unes avec les autres soit trop évidente pour échapper à
l’observation, aucun philosophe, à ce que je trouve, n’a tenté d’énumérer ou de
classer tous les principes d’association : sujet qui, pourtant, semble
digne de curiosité. Pour moi, il me paraît qu’il y a seulement trois principes
de connexion entre des idées, à savoir ressemblance,
contiguïté dans le temps ou dans
l’espace, et relation de cause à effet.
Que ces principes servent à unir les
idées, on n’en doutera guère, je crois. Un tableau conduit naturellement nos
pensées à l’original (1) ; la mention d’un appartement dans une maison
introduit naturellement une enquête ou une conversation sur les autres
appartements (2) ; et si nous pensons à une blessure, nous pouvons à peine
nous empêcher de réfléchir à la douleur qui la suit (3). Mais, que cette
énumération soit complète et qu’il n’y ait pas de principes d’associations
autres que ceux-là, il peut être difficile de le prouver à la satisfaction du
lecteur ou même à notre propre satisfaction. Tout ce que nous pouvons faire
dans de pareils cas, c’est de parcourir plusieurs exemples et d’examiner
soigneusement le principe qui unit l’une à l’autre les différentes pensées sans
nous arrêter jusqu’à rendre le principe aussi général que possible (4).
Hume,
Enquête sur l’entendement humain,
section III. L’association des idées.
(1)
Ressemblance.
(2) Contiguïté.
(3) Cause et
effet.
(4) Par exemple,
le contraste ou la contrariété est aussi une connexion entre les idées ;
mais on peut sans doute le considérer comme un mélange de causalité et de
ressemblance. Quand deux objets sont contraires, l’un détruit l’autre ;
c’est-à-dire il est la cause de son annihilation et l’idée de l’annihilation
d’un objet implique l’idée de son existence antérieure. (Notes de Hume).
Supposez qu’un homme,
pourtant doué des plus puissantes facultés de réflexion, soit soudain
transporté dans ce monde : il observerait immédiatement, certes, une
continuelle succession d’objets, un événement en suivant un autre ; mais
il serait incapable de découvrir autre chose. Il serait d’abord incapable, par
aucun raisonnement, d’atteindre l’idée de cause et d’effet, car les pouvoirs
particuliers qui accomplissent toutes les opérations naturelles n’apparaissent
jamais aux sens ; et il n’est pas raisonnable de conclure, uniquement
parce qu’un événement en précède un autre dans un seul cas, que l’un est la
cause et l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et
accidentelle. Il n’y a pas de raison d’inférer (1) l’existence de l’un de
l’apparition de l’autre. En un mot, un tel homme, sans plus d’expérience, ne
ferait jamais de conjecture (2) ni de raisonnement sur aucune question de
fait ; il ne serait certain de rien d’autre que de ce qui est
immédiatement présent à sa mémoire et à ses sens.
Supposez encore que cet
homme ait acquis plus d’expérience et qu’il ait vécu assez longtemps dans le
monde pour qu’il ait vécu assez longtemps dans le monde pour qu’il ait remarqué
la conjonction constante d’objets ou d’événements familiers ; que
résulte-t-il de cette expérience ? Il infère immédiatement l’existence
d’un des objets de l’apparition de l’autre. Il n’a pourtant acquis, par toute
son expérience, aucune idée, aucune connaissance du pouvoir caché par lequel
l’un des objets produit l’autre ; et ce n’est par aucun processus de
raisonnement qu’il est engagé à tirer cette conclusion. Mais il se trouve
pourtant déterminé à la tirer ; et, même si on le convainquait que son
entendement n’a aucune part dans l’opération, il continuerait pourtant le même
cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle
conclusion.
Ce principe, c’est
l’accoutumance, l’habitude. Car, toutes les fois que la répétition d’une
opération ou d’un acte particulier produit une tendance à renouveler le même
acte ou la même opération sans l’impulsion d’aucun raisonnement ou processus de
l’entendement, nous disons toujours que cette tendance est l’effet de l’accoutumance.
Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748), cinquième section.
(1) inférer : tirer une conséquence.
(2) conjecture : hypothèse.
L’homme qui a nourri le poulet tous les
jours de sa vie finit par lui tordre le cou, montrant par là qu’il eût été bien
plus utile audit poulet d’avoir une vision plus subtile de l’uniformité de la
nature.
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, chapitre 6 L’induction, 1912.
Ce principe peut être appelé principe
d’induction et ses deux moments peuvent s’énoncer ainsi :
a) si l’on a découvert qu’une certaine
chose A est associée avec une autre chose B, et si on ne l’a jamais trouvée en
l’absence de B, plus grand est le nombre de cas où A et B ont été associés,
plus grande est la probabilité qu’ils soient à nouveau associés où l’on sait
que l’un des deux est présent.
b) Sous les mêmes conditions, un nombre
suffisant de cas d’association fera que la probabilité d’une nouvelle
association tende vers la certitude, et s’en approchera au-delà de toute limite
assignable. (…)
Quant aux principes généraux de la
science, la croyance que les phénomènes obéissent à des lois, la croyance que
tout ce qui arrive a une cause, ils dépendent du principe d’induction tout
autant que les croyances de la vie quotidienne. Le genre humain croit en ces
principes parce qu’il a rencontré d’innombrables exemples de leur vérité, mais
aucun qui les infirme. Là encore, cependant, ce fait ne constitue pas une
preuve de leur vérité pour le futur, à moins que le principe d’induction ne
soit admis.
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, chapitre 6, 1912.