mercredi 27 novembre 2019

La démocratie - corrigé d'une dissertation sur les excès de la démocratie

Sujet.
La démocratie a deux excès à éviter : l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, et le despotisme d’un seul qui finit par la guerre.
Gustave Le BonLa Révolution Française et la psychologie des Révolutions, 1912

Vous commenterez cette réflexion de Gustave Le Bon en vous appuyant sur votre lecture des œuvres au programme.


Corrigé
[Gustave Le Bon cite en réalité un passage de De l’esprit des lois, livre VIII, chapitre II]

1) Analyse du sujet.
La citation veut dire que la démocratie, qui s’entend ici comme souveraineté populaire, doit se prémunir de deux excès. Le premier est celui de l’égalité extrême. On comprend par-là que l’égalité est visée comme une fin qui doit être réalisée dans sa pureté ou dans tous les domaines et de telle sorte qu’aucun homme ne puisse posséder le moindre avantage sur les autres. Cet excès finalement conduit au despotisme d’un seul, ce qui sous-entend que la démocratie est une sorte de despotisme du peuple dans cet excès. Quant au deuxième excès de la démocratie, il consiste en ce que le despotisme d’un seul auquel a conduit la démocratie, conduit à la guerre. La citation ne précise pas s’il s’agit de la guerre extérieure (grec : πόλεμος, pólemos) ou de la guerre civile (grec : στάσις, stásis). On comprend cependant que tomber dans un excès conduit au deuxième.

2) Problématisation.
Le propos énoncé par Le Bon repose sur l’idée (assez ancienne puisqu’on la trouve déjà dans La République de Platon) que le despotisme ou tyrannie provient de la démocratie, plus exactement d’une tentative d’instaurer une égalité extrême entre les citoyens, ce qui présuppose que les citoyens ne sont pas en réalité égaux. Or, n’est-il pas absurde de parler d’égalité extrême car qu’est-ce qu’une égalité qui laisserait subsister des privilèges ? En outre, le despotisme n’est-il pas tout au contraire le refus de l’égalité puisqu’un seul concentre tous les pouvoirs ? En outre, la guerre civile implique nécessairement une opposition concernant l’égalité. Dès lors, loin d’être également un excès provenant de la démocratie, elle serait bien plutôt le refus de la démocratie qui s’oppose à la volonté de démocratie. Quant à la guerre extérieure, elle peut viser à préserver une démocratie, auquel cas, loin d’être à redouter, c’est la paix synonyme d’esclavage qui serait un mal pour la démocratie.

3) Axes.
A. L’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre.
B. La participation des citoyens à la vie politique permet à l’esprit d’égalité extrême de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression.
C. L’esprit d’égalité extrême ne supporte pas le despotisme et ne vise pas la guerre.

4)Plan.
I. A. II. C. III. B.



5) Dissertation rédigée.
La démocratie s’est parfois transformée en son contraire. Qu’on pense à la tyrannie des Trente après la guerre du Péloponnèse qui a opposé les cités grecques autour de Sparte et d’Athènes ou, plus près de nous, à l’accession à la chancellerie du Reich, Hitler, le 30 janvier 1933.
Ainsi, on peut lire dans l’œuvre du psychologue des foules, Gustave Le Bon (1841-1931) « La démocratie a deux excès à éviter : l’esprit d’égalité extrême, qui la conduit au despotisme d’un seul, et le despotisme d’un seul qui finit par la guerre », citation qu’on trouve dans La Révolution Française et la psychologie des Révolutions paru en 1912.
L’auteur énonce que la démocratie, entendue comme souveraineté du peuple, a à se préserver de deux excès. Le premier est celui qui, visant une égalité en tout, conduit au despotisme d’un seul, c’est-à-dire à un pouvoir qui instaure une sorte de terreur chez les gouvernés au profit de l’unique gouvernant. Le deuxième excès de la démocratie consiste en ce que ce despotisme d’un seul conduit à la guerre, la citation ne précisant pas s’il s’agit de la guerre extérieure ou de la guerre civile. On comprend donc que tomber dans un excès conduit au deuxième.
Cependant, là où il n’y a pas d’égalité, il n’y a pas vraiment de démocratie puisqu’elle repose justement sur l’égalité devant la loi et sur une égalité effective. Dès lors, elle semble exiger la recherche de l’égalité dans tous les domaines. Quant au conflit qu’elle engendrerait ainsi, n’est-il pas inhérent à une société inégalitaire ? La démocratie n’est-elle pas justement la manière de rendre impossible le conflit, qu’il soit guerre civile ou guerre extérieure ?
On peut donc se demander si l’esprit d’égalité extrême est bien la source du despotisme et de la guerre.
En nous appuyant sur la quatrième partie du tome II de l’ouvrage de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, sur les pièces comiques d’Aristophane, Les Cavaliers et L’Assemblée des femmes– mieux nommées Les femmes à l’assemblée – et Le complot contre l’Amérique, le roman de Philip Roth, nous verrons en quoi l’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre, même s’il est d’abord un ferment de lutte contre le despotisme et si la participation des citoyens à la vie politique permet à l’esprit d’égalité extrême de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression.


L’esprit d’égalité extrême est celui qui consiste à vouloir ou désirer que les citoyens soient égaux en toutes choses, quitte à ce que des différences réelles soient gommées. Dès lors, on comprend que cette quête conduise à s’en remettre à un pouvoir pour qu’il assure cette égalisation qu’aucun individu ne peut réaliser par lui-même. Ainsi, dans L’Assemblée des femmes, lorsque Praxagora réussit à faire voter par un subterfuge la remise du pouvoir aux seules femmes qui se sont déguisées en hommes pour faire basculer l’ecclésia, elle fait adopter un communisme qui implique que chacun amène tous ses biens pour qu’en retour chacun reçoive exactement la même part (v. 713 et sq.). Elle se retrouve dans la position d’un chef qui impose ses vues. Ne peut-on voir là une sorte de despotisme ? Ce refus des différences se manifeste dans l’antisémitisme tel qu’il apparaît dans Le complot contre l’Amérique. Car, qu’est-ce qui est reproché aux Juifs finalement, sinon d’être différents ? Aussi l’action de Lindbergh, lorsqu’il est au pouvoir, consiste-t-elle à tenter d’effacer cette différence. On le voit avec le frère aîné du narrateur, Sandy, qui, après un séjour dans une famille de paysans, accepte cet effacement des particularités juives (chapitre 3). Le pouvoir despotique du président Lindbergh, même s’il a été élu, se manifeste par ce refus des différences. Tel est pour Tocqueville la caractéristique des siècles démocratiques. Ils conduisent les individus à ne pas supporter les moindres différences vécues comme des privilèges (chapitre 2). Et dès lors, ils s’en remettent à un pouvoir central chargé de les faire disparaître. Couplé à l’amour de l’ordre, il y a là le ferment du despotisme d’un seul (chapitre 3).
Or, le despotisme ne peut que favoriser la guerre. En effet, comme Tocqueville le montre, la guerre favorise la concentration du pouvoir (chapitre IV). Ainsi, le despote a tout intérêt à entretenir une guerre extérieure d’agression, même si elle prend l’allure d’une guerre défensive. Il permettra alors de maintenir son pouvoir. On reconnaît là la stratégie nazie qui apparaît dans Le complot contre l’Amérique. Pendant que leur allié en Amérique leur assure une certaine coopération, les nazis en Europe mène la guerre qui leur permet d’asseoir un despotisme féroce. De même, Cléon se montre particulièrement intéressé par la guerre qui lui permet de renforcer son pouvoir. La pièce Les Cavaliers fait fréquemment allusion à la prise de Pylos (par exemple, v.77-81). On reproche au Paphlagonien, c’est-à-dire à Cléon, d’avoir usurpé la victoire, condition de sa gloire. La guerre se montre donc une condition du pouvoir d’un seul. Et dans le cas athénien, le fait que Démos délègue au Paphlagonien le soin de diriger la Cité-État, montre que le peuple qu’il représente, ne gouverne pas vraiment.

Néanmoins, si l’esprit d’égalité extrême produit le despotisme et avec lui la guerre, il n’en reste pas moins vrai que cet esprit d’égalité ne peut que s’opposer au despotisme qui implique une inégalité fondamentale entre celui qui gouverne et ceux qui sont gouvernés, une inégalité dans la guerre entre celui qui la commande et ceux qui la subissent. Dès lors, ne peut-on pas penser, au contraire, que l’esprit d’égalité extrême s’oppose au despotisme et n’implique aucune guerre ?


L’esprit d’égalité extrême, c’est-à-dire le refus de tout privilège, ne peut accepter le privilège absolu du pouvoir qu’est le despotisme, surtout s’il est celui d’un seul comme l’indique la citation de Gustave Le Bon. De sorte que, s’il vise la guerre, c’est une guerre plutôt défensive. En effet, la démocratie est capable de faire la guerre pour se défendre. L’opposition de l’antisémite proche d’Hitler, Lindbergh, et du démocrate Roosevelt, souvent nommé par son acronyme, FDR, n’est pas simplement celle du pacifisme et du bellicisme. Lindbergh joue sur le désir de paix d’une majorité d’Américains qu’il manipule dans la mesure où il est sous la coupe des nazis qui, eux, mènent la guerre en Europe et ont besoin de ne pas avoir l’Amérique comme ennemi. Le complot relaté par le narrateur, celui d’un Lindbergh sur qui s’exerce un chantage – même s’il échoue (p.457) – est l’expression justement de la domination nazi, qui, sous le masque démocratique, poursuit plus qu’un despotisme : un totalitarisme. Cet esprit d’égalité extrême qu’on trouve aussi dans la figure du démagogue Cléon que parodie Aristophane se montre en creux par sa volonté de faire des Cavaliers, c’est-à-dire d’une classe sociale élevée, les adversaires du Paphlagonien. Cléon est belliqueux mais contre Lacédémone, c’est-à-dire la cité oligarchique par excellence qui menace l’ordre démocratique à Athènes. On devine derrière l’attaque plutôt aristocratique d’Aristophane, un démocrate dont l’objectif est de placer l’égalité en principe, autant qu’il était possible dans l’Athènes antique. Ainsi, on le voit menacer de faire payer l’impôt à un adversaire, preuve que l’impôt sur les riches tendait à l’égalité sociale. Tocqueville lui-même note bien qu’il y a dans les tendances anarchiques des temps démocratiques un ferment de lutte contre le despotisme. Dès lors, il reconnaît malgré qu’il en ait, que l’égalité des conditions toujours plus poussée que vise la démocratie comme état social n’est pas compatible avec le despotisme.
La démocratie exige l’égalité. Et l’égalité ne peut pas ne pas être extrême, sinon, elle n’est pas. Il faut comprendre que la démocratie est habitée par l’idée qu’il ne doit y avoir aucune différence de traitements dans les relations entre les citoyens. Aristophane pousse, dans L’assemblée des femmes, le principe de l’égalité jusqu’au point où il devient absurde. Que ce soit les repas en commun où il faut prendre garde que tous arrivent finalement à manger, repas comparé avec l’institution des membres de l’héliée qui ne voulaient pas ne pas obtenir une place de juré pour pouvoir bénéficier du misthos (μισθός), soit quelques oboles pour vivre (allusion au v.885), ou que ce soit les plaisirs d’Aphrodite, l’exigence d’égalité s’oppose au despotisme d’un seul. Si Aristophane se moque de l’extrémisme, il ne le conduit pas en direction d’un pouvoir différent du pouvoir démocratique. Et ce n’est pas la guerre, mais la construction d’une sorte de pays de Cocagne pour user d’une expression anachronique où l’abondance règne. De même, c’est l’exigence d’égalité, d’abord des droits, que défend le père du narrateur dans Le complot contre l’Amérique. L’égalité extrême, que marque l’idéologie marxiste de Sandy (chapitre 2), en est le prolongement. Elle le conduit à faire le sacrifice de sa vie – qui sera le sacrifice d’une jambe – pour une cause qui la dépasse, et non au despotisme. Si guerre il y a, elle est uniquement défensive. Tocqueville quant à lui voit bien dans l’égalité des conditions le ferment d’un despotisme qui n’a pas vraiment de nom (chapitre VI). Mais ce n’est pas l’extrémisme, c’est uniquement la pente de l’égalité des conditions qui le produit. En elle-même, elle ne conduit pas à la guerre. Car l’individualisme aurait plutôt pour effet d’amener l’individu à négliger les affaires publiques, donc la guerre. Elle peut entraîner la guerre civile, « la guerre entre les différentes classes » (chapitre IV), mais cette guerre a pour fin non le despotisme, mais l’établissement d’une égalité qui soit telle qu’une classe ne puisse dominer les autres.

Toutefois, si l’égalité extrême l’esprit d’égalité extrême ne supporte pas le despotisme et ne vise pas la guerre, toujours est-il qu’il engendre une opposition des citoyens qui est susceptible de favoriser l’instauration d’un despotisme. On peut donc se demander ce qui peut alors permettre à cette recherche de l’égalité extrême qui n’est rien d’autre que l’égalité de ne pas dégénérer en despotisme et en guerre d’agression ? N’est-ce pas aux citoyens de prendre en charge la vie politique pour cela ?


Pour que l’esprit d’égalité extrême ne dégénère pas en despotisme, ni en guerre d’agression, encore faut-il que les citoyens puissent participer, directement ou indirectement, à la vie politique. C’est en effet la condition pour qu’il ne laisse pas un despote les gouverner. L’information qu’Herman Roth voit comme un devoir civique et auquel il astreint ses enfants, en fait partie. La liberté de la presse apparaît ainsi à Tocqueville comme une exigence pour éviter le despotisme. Elle importe dans l’Amérique imaginée par Roth pour savoir ce qu’il en est du pouvoir de Lindbergh, donc pour éventuellement lui résister. C’est Winchell et son émission qui symbolisent cette information libre parce qu’opposée au pouvoir (chapitre 5). De même, c’est par la publicité de ce qu’il cache, les fameux oracles dans les Cavaliers, que les serviteurs de Démos arrivent à lutter contre le démagogue. Le secret, c’est bien ce qui s’oppose au public. Et le public, c’est la condition de la liberté. Or, il faut ainsi une égalité. Qu’elle soit extrême n’est pas gênant tant qu’elle se fraie à travers le débat public.
Mais l’engagement des citoyens est tout aussi essentiel. Car, s’ils demeurent repliés sur eux-mêmes, sur leur vie privée, sur le cercle de ses amis, alors le despotisme est inéluctable. En démissionnant de son emploi d’assureur (chapitre 7), Herman Roth, rompt ainsi avec l’aspect moutonnier des autres employés juifs qui sont dispersés. Il montre ainsi un engagement et une résistance vis-à-vis du pouvoir de Lindbergh. On remarque de même que l’engagement des cavaliers, le chœur éponyme de la pièce d’Aristophane, joue un rôle dans la mobilisation du charcutier nommé Agoracritos qui va, non seulement triompher de Cléon, mais qui va surtout permettre à Démos de rajeunir. C’est ainsi que le dispositif qui, pour Tocqueville, permet d’empêcher ce despotisme qu’il voit comme une possibilité de la démocratie comme état social, c’est l’association (chapitre 7). Il permet aux citoyens de se réunir autour d’un intérêt commun, politique, industrielle, voire scientifique ou littéraire. Et cette union leur donne un pouvoir collectif susceptible de rendre impossible l’abus de pouvoir.


Disons donc que le problème était de savoir si l’esprit d’égalité extrême est bien la source du despotisme et de la guerre d’agression comme le laisse entendre la citation de Gustave Le Bon. Il est vrai qu’en première analyse, cet esprit ouvre la voie au despotisme, de même qu’à la guerre qui le renforce, en conduisant chaque citoyen à confier au pouvoir central, donc à un despote unique potentiellement, les destinées de l’égalité. Mais cette égalité extrême est aussi contradictoire avec la possibilité même du despotisme de sorte que la guerre n’en est qu’une possibilité pour s’en défendre. Dès lors, la contradiction se résout si l’exigence d’égalité passe par les fourches caudines de l’engagement des citoyens qui doit être individuel, mais surtout collectif pour que l’égalité ne s’impose pas arbitrairement, mais qu’elle résulte d’une décision véritablement démocratique.

mardi 26 novembre 2019

(Saint) Cyrille et (Saint) Augustin : sur le péché originel

Voici comment nous avons été constitués pêcheurs à cause de la désobéissance d’Adam. Celui-ci créé pour l’incorruptibilité, menait au Paradis une existence toute sainte, l’esprit tout entier occupé à la contemplation divine, les puissances corporelles maintenues en parfait équilibre (…) Mais parce qu’il tomba sous le péché et glissa dans la corruption, les voluptés impures firent irruption dans notre être charnel et la loi féroce de nos membres apparut. La nature a donc contracté le péché en raison de la désobéissance d’un seul, Adam. Ainsi la multitude des hommes fut-elle constituée pécheresse, non pas pour avoir avec Adam transgressé quelque précepte, puisqu’ils n’existaient pas encore, mais en tant qu’ils appartiennent à la nature d’Adam, elle-même tombée sous la loi du péché.
Cyrille d’Alexandrie (Saint) (376-444), Chaîne sur l’épître aux Romains cité par Stanislas Lyonnet S. J. (1902-1986) in Le péché originel en Romains, 5, 12 et le concile de Trente, Rome, Institut biblique pontifical, 1961, p.20.

Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme, ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l’avoue, ne tombent pas dans l’extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise, puisqu’ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l’âme, qu’il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron [Tusculanes, IV, 6], ou, si l’on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des moeurs. Or, si cela est, d’où vient qu’Enée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s’écrie : « Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers? Infortunés ! D’où leur vient ce funeste amour de la lumière ? » [Enéide, VI, v. 719-721]
Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s’élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poète n’assure-t-il pas qu’elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu’elles veulent retourner dans des corps ? Il résulte de là que cette révolution éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu’elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l’âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n’est pas seulement le corps qui excite dans l’âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu’elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements. (…)
On a raison de demander si nos premiers parents, avant le péché, étaient sujets dans le corps animal à ces passions dont ils seront un jour affranchis dans le corps spirituel. En effet, s’ils les avaient, comment étaient-ils bienheureux ? La béatitude peut-elle s’allier avec la crainte ou la douleur ? Mais, d’un autre côté, que pouvaient-ils craindre ou souffrir au milieu de tant de biens, dans cet état où ils n’avaient à redouter ni la mort ni les maladies, où leurs justes désirs étaient pleinement comblés et où rien ne les troublait dans la jouissance d’une si parfaite félicité ? L’amour mutuel de ces époux, aussi bien que celui qu’ils portaient à Dieu, était libre de toute traverse, et de cet amour naissait une joie admirable, parce qu’ils possédaient toujours ce qu’ils aimaient. Ils évitaient le péché sans peine et sans inquiétude, et ils n’avaient point d’autre mal à craindre. Dirons-nous qu’ils désiraient de manger du fruit défendu, mais qu’ils craignaient de mourir, et qu’ainsi ils étaient agités de crainte et de désirs ? Dieu nous garde d’avoir cette pensée ! Car la nature humaine était encore alors exempte de péché. Or, n’est-ce pas déjà un péché de désirer ce qui est défendu par la loi de Dieu, et de s’en abstenir par la crainte de la peine et non par l’amour de la justice ? Loin de nous donc l’idée qu’ils fussent coupables dès lors à l’égard du fruit détendu de cette sorte de péché dont Notre Seigneur dit à l’égard d’une femme : « Quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur » [Matthieu V, 28]. Tous les hommes seraient maintenant aussi heureux que nos premiers parents et vivraient sans être troublés dans leur âme par aucune passion, ni affligés dans leur corps par aucune incommodité, si le péché n’eût point été commis par Adam et Ève, qui ont légué leur corruption à leurs descendants, et cette félicité aurait duré jusqu’à ce que le nombre des prédestinés eût été accompli, en vertu de cette bénédiction de Dieu : « Croissez et multipliez » [GenèseI, 28] ; après quoi ils seraient passés sans mourir dans cette félicité dont nous espérons jouir après la mort et qui doit nous égaler aux anges. (…)
C’est avec raison que nous avons honte de cette convoitise, et les membres qui sont, pour ainsi dire, de son ressort et indépendants de la volonté, sont justement appelés honteux. Il n’en était pas ainsi avant le péché. « Ils étaient nus, dit l’Écriture, et ils n’en avaient point honte » [Genèse II, 25]. Ce n’est pas que leur nudité leur fût inconnue, mais c’est qu’elle n’était pas encore honteuse; car alors la concupiscence ne faisait pas mouvoir ces membres contre le consentement de la volonté, et la désobéissance de la chair ne témoignait pas encore contre la désobéissance de l’esprit. En effet, ils n’avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l’imagine, puisque Adam vit les animaux auxquels il donna des noms, et qu’il est dit d’Ève : « Elle vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable à la vue » [Genèse III, 6]. Leurs yeux étaient donc ouverts, mais ils ne l’étaient pas sur leur nudité, c’est-à-dire qu’ils ne prenaient pas garde à ce que la grâce couvrait en eux, alors que leurs membres ne savaient ce que c’était que désobéir à la volonté. Mais quand ils eurent perdu cette grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par une autre, un mouvement déshonnête se fit sentir tout à coup dans leur corps, qui leur apprit leur nudité et les couvrit de confusion.
De là vient qu’après qu’ils eurent violé le commandement de Dieu, l’Écriture dit : « Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant qu’ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent une ceinture » [Genèse III, 7]. Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts, non pour voir, car ils voyaient auparavant, mais pour connaître le bien qu’ils avaient perdu et le mal qu’ils venaient d’encourir. C’est pour cela que l’arbre même dont le fruit leur était défendu et qui leur devait donner cette funeste connaissance s’appelait l’arbre de la science du bien et du mal. Ainsi, l’expérience de la maladie fait mieux sentir le prix de la santé. Ils connurent donc qu’ils étaient nus, c’est-à-dire dépouillés de cette grâce qui les empêchait d’avoir honte de leur nudité, parce que la loi du péché ne résistait pas encore à leur esprit ; ils connurent ce qu’ils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n’eussent pas commis un péché qui leur fît connaître les fruits de l’infidélité et de la désobéissance. Confus de la révolte de leur chair comme d’un témoignage honteux de leur rébellion, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent une ceinture, dit la Genèse. (…). La honte leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui n’obéissait plus à la volonté déchue. De là vient qu’il est naturel à tous les peuples de couvrir ces parties honteuses, à ce point qu’il y a des nations barbares qui ne les découvrent pas même dans le bain ; et parmi les épaisses et solitaires forêts de l’Inde, les gymnosophistes, ainsi nommés parce qu’ils philosophent nus, font exception pour ces parties et prennent soin de les cacher.
Augustin (Saint) (354-430), La cité de dieu (426), livre XIV Le péché originel, chapitre V, chapitre IX, chapitre XVII.


La réfutation par Galilée d'un argument contre le mouvement de la Terre

Salviati [1] : La raison la plus forte qu’avancent tous les auteurs [2] est celle des corps lourds qui tombent de haut en bas en ligne droite, perpendiculairement à la surface de la Terre ; ils y voient un argument irréfragable en faveur de l’immobilité de la Terre : si la Terre accomplissait la rotation diurne, une tour, du sommet de laquelle on laisserait tomber une pierre, serait emportée par le tournoiement de la Terre ; elle aurait donc, pendant le temps de chute de la pierre, parcouru plusieurs centaines de coudées vers l’est, et c’est à cette distance du pied de la tour que la pierre devrait percuter le sol.
Ils confirment cet effet par une autre expérience : laissons tomber une boule de plomb du haut du mât d’un navire au repos et notons l’endroit où elle arrive, tout près du pied du mât ; si, du même endroit, on laisse tomber la même boule quand le navire est en mouvement, le lieu de sa percussion sera éloigné de l’autre d’une distance égale à celle que le navire aura parcourue pendant le temps de chute, et tout simplement parce que le mouvement naturel de la boule, laissée à sa liberté, se fait en ligne droite vers le centre de la Terre. (…)
Salviati : J’aimerai au contraire que vous persévériez, en soutenant fermement que ce qui se passe sur la Terre doit correspondre à ce qui se passe sur le navire ; et, même si cela se révélait contraire à vos desseins, n’allez pas changer d’avis. Vous dites : quand le navire est à l’arrêt, la pierre tombe au pied du mât, et, quand le navire est en mouvement, elle tombe loin du pied ; inversement donc, quand la pierre tombe au pied du mât, on en conclut que le navire est en mouvement ; comme ce qui arrive sur le navire doit également arriver sur la Terre, dès lors que la pierre tombe au pied de la tour, on en conclut nécessairement que le globe terrestre est immobile. C’est bien là votre raisonnement, n’est-ce pas ?
Simplicio [3] : C’est très précisément cela, et votre résumé en facilite beaucoup la compréhension.
Salviati : Dites-moi maintenant : si la pierre abandonnée au sommet du mât quand le navire avance à grande vitesse tombait précisément au même endroit du navire que lorsqu’il est à l’arrêt, comment ces chutes vous serviraient-elles à décider si le vaisseau est à l’arrêt ou en mouvement ?
Simplicio : Je ne pourrais rien en faire : le cas est analogue, par exemple, à celui du battement du pouls qui ne permet pas de savoir si quelqu’un dort ou est éveillé, puisque le pouls bat de la même façon quand on dort et quand on est éveillé.
Salviati : Très bien. Avez-vous jamais fait l’expérience du navire ?
Simplicio : Je ne l’ai pas faite, mais je crois vraiment que les auteurs qui la présentent en ont fait soigneusement l’observation ; de plus, on connaît si clairement la cause de la différence entre les deux cas qu’il n’y a pas lieu d’en douter.
Salviati : Que ces auteurs puissent la présenter sans l’avoir faite, vous en êtes vous-même un bon témoin : c’est sans l’avoir faite que vous la tenez pour certaine, vous en remettant à leur bonne foi ; il est donc possible et même nécessaire qu’ils aient, eux aussi, fait de même, je veux dire qu’ils s’en soient remis à leurs prédécesseurs, sans qu’on arrive jamais à trouver quelqu’un qui l’ait faite. Que n’importe qui la fasse et il trouvera en effet que l’expérience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l’arrêt ou avance à n’importe quelle vitesse. Le même raisonnement valant pour le navire et pour la Terre, si la pierre tombe toujours à la verticale au pied de la tour, on ne peut rien en conclure quant au mouvement ou au repos de la Terre. (…)
Simplicio : Ainsi, vous n’avez pas fait cent essais, même pas un et vous affirmez aussi franchement que c’est certain ? Je ne peux y croire et redis ma certitude que l’expérience a bien été faite par les principaux auteurs qui y recourent et qu’elle montre bien ce qu’ils affirment.
Salviati : Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l’effet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi [4].
Galilée (1564-1642), Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), deuxième journée, p.152 ; 169-170 ; p.171.


[1] Personnage du dialogue qui représente le partisan de Copernic (1473-1543) et donc de l’héliocentrisme.
[2] À savoir le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.), le géographe, physicien et astronome alexandrin Claude Ptolémée (98-168) et l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601).
[3] Personnage du dialogue qui est selon Salviati le « vaillant champion de l’aristotélisme » (première journée, p.33). Il représente le partisan de la tradition et donc du géocentrisme.
[4] L’expérience fut réalisée pour la première fois à Marseille par le physicien et philosophe français Pierre Gassendi (1592-1655) en 1641.

Pascal : sur l'affaire Galilée

D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin [1] et saint Thomas [2], ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu [3], tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. (…)
Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître.
(…)
Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre [4]. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie [5] pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde ; et qu’encore qu’il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en avoir plutôt cru Christophe Colomb [6] qui en venait, que le jugement de ce Pape qui n’y avait pas été ; et que l’Église n’en ait pas reçu un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l’Evangile à tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.
Blaise Pascal (1623-1662), Les Provinciales, Dix-huitième lettre au révérend père Annat, jésuite, 24 mars 1657.



[1] 354-430, Père de l’Église de langue latine.
[2] 1225-1274, philosophe et théologien.
[3] Cf. La Bible, Nouveau Testament, Saint Paul, Épitre aux Romains, X, 17 « Donc la foi (dépend) de la prédication et la prédication (se fait) par la parole du Christ. »
[4] La condamnation du système héliocentrique de Nicolas Copernic (1473-1543) eut lieu le 24 février 1616 à l’instigation du cardinal Bellarmin (1452-1521), jésuite. Galilée fut condamné le 22 juin 1633 pour avoir transgressé l’interdit dans son ouvrage publié en 1632 : Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. Pour éviter le bucher, il abjura.
[5] Zacharie ( ?-741-752) aurait évoqué une condamnation de (saint) Virgile ( ?-784) pour avoir soutenu qu’il y avait des hommes aux antipodes, c’est-à-dire de l’autre côté de la Terre.
[6] 1451-1506. C’est l’Espagne du roi Ferdinand d’Aragon (1452-1516) et de la reine Isabelle de Castille (1451-1504) qui finança son voyage vers les Indes par l’Atlantique qui lui fit découvrir en 1492 les îles des actuelles grandes Antilles.

lundi 25 novembre 2019

HLP Question d'interprétation philosophique : Aristote L'utilité de la rhétorique


Sujet
La rhétorique est utile, d’abord, parce que le vrai et le juste sont naturellement préférables à leurs contraires, de sorte que, si les décisions des juges ne sont pas prises conformément à la convenance, il arrive, nécessairement, que ces contraires auront l’avantage ; conséquence qui mérite le blâme. De plus, en face de certains auditeurs, lors même que nous posséderions la science la plus précise, il ne serait pas facile de communiquer la persuasion par nos paroles à l’aide de cette science. (…) Il faut, de plus, être en état de plaider le contraire de sa proposition, comme il arrive en fait de syllogismes (1), non pas dans le but de pratiquer l’un et l’autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu’il en est, et afin que, si quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. À la différence des autres arts, dont aucun n’arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi, l’une et l’autre supposant des contraires. Toutefois, les matières qui s’y rapportent ne sont pas toutes dans les mêmes conditions, mais toujours ce qui est vrai et ce qui est naturellement meilleur se prête mieux au syllogisme et, en résumé, est plus facile à prouver. De plus, il serait absurde que l’homme fût honteux de ne pouvoir s’aider de ses membres et qu’il ne le fût pas de manquer du secours de sa parole, ressource encore plus propre à l’être humain que l’usage des membres.
Si, maintenant, on objecte que l’homme pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la puissance de la parole, on peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu exceptée, et principalement de tout ce qui est utile ; comme par exemple, la force, la santé, la richesse, le commandement militaire, car ce sont des moyens d’action dont l’application juste peut rendre de grands services et l’application injuste faire beaucoup de mal.
Aristote (384-322 av. J.-C), Rhétorique, première partie, chapitre premier.

(1) Un syllogisme (ou raisonnement) est composé de prémisses et d’une conséquence qui en découle nécessairement. Ex1 : tous les hommes sont mortels et tous les philosophes sont des hommes (prémisses), donc tous les philosophes sont mortels (conséquence). Ex2 : Aucun homme n’est un singe et tous les philosophes sont des hommes, donc aucun philosophe n’est un singe Ex3 : Tous les hommes sont mauvais et quelques philosophes sont des hommes, donc quelques philosophes sont mauvais Ex4 : Aucun homme n’est immortel et quelques philosophes sont mortels donc aucun philosophe n’est immortel. Aristote le définit ainsi dans les Premiers analytiques : « un discours dans lequel, certaines choses ayant été posées, une chose distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement, du fait que celles-là sont. » (24b18-20).

Question d’interprétation philosophique : Comment Aristote prouve l’utilité de la rhétorique ?

Corrigé
La rhétorique prétend être l’art qui permet de persuader ou bien l’art qui permet de découvrir ce qu’il y a de persuasif (Aristote, Rhétorique, I, 2). Or, dans la mesure où elle semble dangereuse ou nuisible parce qu’elle permet de persuader de ce qui est faux ou injuste, il semble qu’on ne peut lui attribuer la moindre utilité.
Pourtant, de même qu’un instrument nuisible peut se retourner en instrument utile selon la fin qu’on se propose, on pourrait considérer comme le fait Aristote dans cet extrait de sa Rhétorique, que la rhétorique peut être utile.
Comment donc Aristote prouve-t-il que la rhétorique est utile ?
Aristote montre d’abord que la rhétorique peut être utile pour défendre la vérité ou la justice. Il montre ensuite que pour cela, il est utile de savoir et de connaître ce qui permet de raisonner contre le vrai et le juste pour mieux se défendre. Et enfin, que se défendre par la parole est digne de l’homme et aussi utile que tout autre moyen.

Pour montrer que la rhétorique est utile pour défendre la vérité ou la justice, Aristote montre qu’il est honteux de ne pouvoir se défendre devant un tribunal et de laisser triompher le faux et l’injuste. Ainsi, ne pas connaître la rhétorique ou ne pas vouloir l’utiliser est ce qui est nuisible pour les bonnes valeurs. Il ajoute que certains n’étant pas capables de connaître la vérité scientifiquement, la rhétorique est utile pour la leur persuader.
Comment donc est-il possible de posséder la rhétorique pour qu’elle soit utile ?

Il faut alors selon Aristote maîtriser les syllogismes (ou raisonnements) rhétoriques. En étant capable de démontrer ce qui est faux ou injuste, on peut alors se prémunir contre quiconque voudra le faire à notre encontre. Il le justifie en distinguant la rhétorique et la dialectique ([1]) qui impliquent de démontrer le pour et le contre, en quoi elles diffèrent des autres arts. Il déduit de cette connaissance des syllogismes que la démonstration du vrai et du juste est plus facile.
Or, n’y a-t-il pas une certaine dangerosité de la rhétorique ?

Aristote montre que se défendre grâce à la rhétorique est digne de l’homme dans la mesure où la parole est proprement humaine, bien plus que l’usage de ses membres qu’il a en commun avec les animaux.
En outre, l’usage de la rhétorique est de même nature que tous les moyens. Car, exception faite de la vertu, qui par définition, est l’action bonne, ceux-ci peuvent être bien ou mal utilisés. La dangerosité de la rhétorique n’est pas un argument contre elle comme le font comprendre les exemples d’Aristote, à savoir la force, la santé, la richesse et le commandement militaire.

En un mot, Aristote dans cet extrait de sa Rhétorique, défend cette discipline en montrant que sa connaissance est un instrument légitime pour faire triompher le juste et le vrai en usant du moyen humain par excellence : la parole.



([1]) Dans le chapitre 1 du livre I de ses Topiques, Aristote définit la dialectique comme la capacité à faire des raisonnements probables à partir de prémisses qui sont simplement probables et qui sont ce qu’on admet généralement ou la plupart des hommes ou les sages ou la plupart des sages ou les plus connus.

dimanche 24 novembre 2019

La démocratie : analyse d'un texte d'Hérodote sur le meilleur des trois régimes politiques

Sujet
Analyser le texte suivant :
80. Cinq jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept seigneurs qui s’étaient soulevés contre les mages tinrent conseil sur l’état actuel des affaires[1]. Leurs discours paraîtront incroyables à quelques Grecs ; ils n’en sont pas cependant moins vrais. Otanès exhorta les Perses à mettre l’autorité en commun. « Je crois, dit-il, que l’on ne doit plus désormais confier l’administration de l’État à un seul homme (Ἐμοὶ δοκέει ἕνα μὲν ἡμέων μούναρχον μηκέτι γενέσθαι), le gouvernement monarchique n’étant ni agréable ni bon. Vous savez à quel point d’insolence en était venu Cambyse[2], et vous avez éprouvé vous-mêmes celle du mage. Comment, en effet, la monarchie pourrait-elle être un bon gouvernement ? Le monarque fait ce qu’il veut, sans rendre compte de sa conduite. L’homme le plus vertueux, élevé à cette haute dignité, perdrait bientôt toutes ses bonnes qualités. Car l’envie naît avec tous les hommes, et les avantages dont jouit un monarque le portent à l’insolence. Or, quiconque a ces deux vices a tous les vices ensemble : tantôt il commet, dans l’ivresse de l’insolence, les actions les plus atroces, et tantôt par envie. Un roi devrait être exempt d’envie, du moins parce qu’il jouit de toutes sortes de biens ; mais c’est tout le contraire, et ses sujets ne le savent que trop par expérience. Il hait les plus honnêtes gens, et semble chagrin de ce qu’ils existent encore. Il n’est bien qu’avec les plus méchants. Il prête volontiers l’oreille à la calomnie ; il accueille les délateurs : mais ce qu’il y a de plus bizarre, si on le loue modestement, il s’en offense ; si, au contraire, on le recherche avec empressement, il en est pareillement blessé, et ne l’impute qu’à la plus basse flatterie ; enfin, et c’est le plus terrible de tous les inconvénients, il renverse les lois de la patrie, il attaque l’honneur des femmes, et fait mourir qui bon lui semble, sans observer aucune formalité. Il n’en est pas de même du gouvernement démocratique. Premièrement on l’appelle isonomie [l’égalité des lois] ; c’est le plus beau de tous les noms : secondement, il ne s’y commet aucun de ces désordres qui sont inséparables de l’État monarchique. Le magistrat s’y élit au sort ; il est comptable de son administration, et toutes les délibérations s’y font en commun. Je suis donc d’avis d’abolir le gouvernement monarchique, et d’établir le démocratique, parce que tout se trouve dans le peuple. » Telle fut la pensée d’Otanès.
81. Mégabyse[3], qui parla après lui, leur conseilla d’instituer l’oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanès, qu’il faut abolir la tyrannie (Τὰ μὲν Ὀτάνης εἶπε τυραννίδα παύων), et j’approuve tout ce qu’il a dit à ce sujet. Mais quand il nous exhorte à remettre la puissance souveraine entre les mains du peuple, il s’écarte du bon chemin : rien de plus insensé et de plus insolent qu’une multitude pernicieuse ; en voulant éviter l’insolence d’un tyran, on tombe sous la tyrannie d’un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un roi forme quelque entreprise, c’est avec connaissance : le peuple, au contraire, n’a ni intelligence ni raison. Eh ! comment en aurait-il, lui qui n’a jamais reçu aucune instruction, et qui ne connaît ni le beau, ni l’honnête, ni le décent ? Il se jette dans une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu’il rencontre sur son passage. Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Pour nous, faisons choix des hommes les plus vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains : nous serons nous-mêmes de ce nombre ; et, suivant toutes les apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que d’excellents conseils. »
82. Tel fut la pensée de Mégabyse. Darius[4]parla le troisième, et proposa la sienne en ces termes : « L’avis de Mégabyse contre la démocratie (τὸ πλῆθος) me paraît juste et plein de sens ; il n’en est pas de même de ce qu’il a avancé en faveur de l’oligarchie. Les trois sortes de gouvernements que l’on puisse proposer, le démocratique, l’oligarchique et le monarchique, étant aussi parfaits qu’ils peuvent l’être, je dis que l’état monarchique l’emporte de beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu’il n’y a rien de meilleur que le gouvernement d’un seul homme, quand il est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de gouverner ses sujets d’une manière irrépréhensible : les délibérations sont secrètes, les ennemis n’en ont aucune connaissance. Il n’en est pas ainsi de l’oligarchie : ce gouvernement étant composé de plusieurs personnes qui s’appliquent à la vertu dans la vue du bien public, il naît ordinairement entre elles des inimitiés particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun veut que son opinion prévale : de là les haines réciproques et les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres on revient ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le gouvernement d’un seul est préférable à celui de plusieurs. D’un autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu’il ne s’introduise beaucoup de désordre dans un État. La corruption, une fois établie dans la république, ne produit point des haines entre les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens d’une étroite amitié : car ceux qui perdent l’État agissent de concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours à faire le mal, jusqu’à ce qu’il s’élève quelque grand personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple. Cet homme se fait admirer, et cette admiration en fait un monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les gouvernements, le monarchique est le meilleur : mais enfin, pour tout dire en peu de mots, d’où nous est venue la liberté ? de qui la tenons-nous ? du peuple, de l’oligarchie, ou d’un monarque ? Puisqu’il est donc vrai que c’est par un seul homme que nous avons été délivrés de l’esclavage, je conclus qu’il faut nous en tenir au gouvernement d’un seul : d’ailleurs on ne doit point renverser les lois de la patrie lorsqu’elles sont sages, cela serait dangereux. »
83. Tels furent les trois sentiments proposés. Le dernier fut approuvé par les quatre d’entre les sept qui n’avaient point encore fait une proposition. Alors Otanès, qui désirait ardemment d’établir l’isonomie, voyant que son avis n’avait point prévalu, se leva au milieu de l’assemblée, et parla ainsi : « Perses, puisqu’il faut que l’un de nous devienne roi, soit que le sort ou les suffrages de la nation le placent sur le trône, soit qu’il y monte par quelque autre voie, vous ne m’aurez point pour concurrent ; je ne veux ni commander ni obéir : je vous cède l’empire, et je m’en retire, à condition cependant que je ne serai sous la puissance d'aucun de vous, ni moi, ni les miens, ni mes descendants à perpétuité. »
Les six autres lui accordèrent sa demande. Il se retira de l’assemblée, et n’entra point en concurrence avec eux : aussi sa maison est-elle encore aujourd’hui la seule de toute la Perse qui jouisse d’une pleine liberté, n’étant soumise qu’autant qu’elle le veut bien, pourvu néanmoins qu’elle ne transgresse en rien les lois du pays.
Hérodote (~480-~424 av. J.-C.)Histoires, livre III Thalie (traduction Larcher très légèrement modifiée).


Corrigé
Hérodote, présente une série de discours de chefs perses sur le meilleur régime de gouvernement. Ces discours sont censés s’être tenus après une tentative d’usurpation du pouvoir royal par un mage, tentative qui a échoué. Les chefs discutent pour savoir quel régime il faut instituer.
Le premier, Otanès, prône la démocratie. Son premier argument consiste à prendre les contre exemples de Cambyse et du mage qu’ils viennent de renverser dont la conduite fut mauvaise.
Le second consiste à mettre en lumière le fait que la monarchie implique que le monarque fasse ce qu’il veut sans rendre de compte à quiconque. Il répond implicitement et par avance à l’argument selon lequel le monarque peut être bon en contredisant la possibilité qu’il le reste. Il contractera bientôt deux vices : l’envie qui ferait naître l’insolence. De tels vices rendent le gouvernement d’un seul toujours mauvais. Hérodote fait déduire à Otanès tous les actes contre son peuple que le monarque va nécessairement commettre. En bref, il viole tous leurs droits et nul n’est en sécurité.
Il oppose alors aux maux de la monarchie, les biens de la démocratie. D’abord l’isonomie, soit l’égalité devant la loi qui est un bien en elle-même, ce pourquoi il la qualifie de belle. Ensuite, les maux de la monarchie y sont rendus impossibles par le tirage au sort et la reddition de comptes, c’est-à-dire le contrôle des magistrats.
Le second, Mégabyse, prône l’oligarchie. Il donne son accord à Otanès pour l’abolition de ce qu’il nomme tyrannie qui est donc confondu avec la monarchie. Mais il reproche au peuple le même vice qu’au monarque, l’insolence, ce qui en fait un autre tyran. Alors que le roi peut penser, il n’en va pas de même du peuple. Il dénonce alors l’absence d’instruction du peuple qu’il faut alors entendre comme la masse des pauvres (par opposition aux Eupatrides, les nobles pour les Athéniens). Il souhaite que les ennemis des Perses aient un gouvernement démocratique. Il en tire qu’il faut un gouvernement des hommes vertueux qui seront donc un petit nombre de gens instruits.
Darius qui s’exprime en troisième position accorde à Mégabyse ses critiques contre la démocratie. Il reprend les trois formes de gouvernement pour dire que c’est le gouvernement d’un seul lorsqu’il est homme de bien qui est le meilleur. Il est secret pour les ennemis. Il écarte les inimitiés et les jalousies des membres d’une oligarchie. Elles conduisent aux conflits violents et finalement à la monarchie. Il écarte également l’alliance des méchants qui nuit à l’État jusqu’à ce qu’un seul commande. Bref, les deux autres régimes conduisent par leurs maux à la monarchie. Elle est donc la solution. Enfin, il donne un argument lié à leur situation : c’est la monarchie qui les a délivrés de l’esclavage (allusion à la libération des Perses par Cyrus II). Il faut conserver les bonnes lois de la patrie, c’est-à-dire que la Perse étant une monarchie, elle doit le demeurer.
Finalement, Otanès obtient pour les siens de ne pas être soumis au régime monarchique qui s’instaure.
Il n’est pas évident que l’historien Hérodote, qui vit et écrit à Athènes, ait voulu critiquer la démocratie. La fin du récit, à savoir la relative sécession d’Otanès, montrerait plutôt que ses arguments restent valables. Quant au souhait de Mégabyse que les ennemis des Perses aient un régime démocratique, il devait sonner comme une marque d’ironie aux oreilles des Athéniens qui entendaient lire les Histoiresd’Hérodote. En effet, Darius avait été défait par Athènes à Marathon (490 av. J.-C.) essentiellement par les Athéniens et son fils Xerxès à Salamine (480 av. J.-C.), par les Athéniens et à Platées (479 av. J.-C.) par une coalition de cités grecques.



[1]Le renversement du mage Gaumâta a eu lieu vers 522 av. J.-C. Après la mort de Cambyse II, il s’était proclamé roi en se faisant passé pour le frère du défunt, Bardiya. Darius 1erva lui succéder.
[2]Cambyse II ( ?-529-522 av. J.-C.), fils de Cyrus le grand ou Cyrus II ( ?-559-529) le fondateur de l’empire perse, est le deuxième roi perse qui a conquis l’Égypte et qui s’y est fait proclamé pharaon.
[3]Un des sept qui ont renversé le mage Gaumâta.
[4]Darius 1er(~550-486 av. J.-C.), troisième grand roi de Perse. C’est lui qui subira la défaite à Marathon en septembre 490 av. J.-C. contre une armée essentiellement composée d’Athéniens et de Platéens et commandée par le stratège athénien Miltiade (540-489 av. J.-C.).