Voici comment nous avons été constitués pêcheurs à cause de la désobéissance d’Adam. Celui-ci créé pour l’incorruptibilité, menait au Paradis une existence toute sainte, l’esprit tout entier occupé à la contemplation divine, les puissances corporelles maintenues en parfait équilibre (…) Mais parce qu’il tomba sous le péché et glissa dans la corruption, les voluptés impures firent irruption dans notre être charnel et la loi féroce de nos membres apparut. La nature a donc contracté le péché en raison de la désobéissance d’un seul, Adam. Ainsi la multitude des hommes fut-elle constituée pécheresse, non pas pour avoir avec Adam transgressé quelque précepte, puisqu’ils n’existaient pas encore, mais en tant qu’ils appartiennent à la nature d’Adam, elle-même tombée sous la loi du péché.
Cyrille d’Alexandrie (Saint) (376-444), Chaîne sur l’épître aux Romains cité par Stanislas Lyonnet S. J. (1902-1986) in Le péché originel en Romains, 5, 12 et le concile de Trente, Rome, Institut biblique pontifical, 1961, p.20.
Il ne faut donc pas, lorsque nous péchons, accuser la chair en elle-même, et faire retomber ce reproche sur le Créateur, puisque la chair est bonne en son genre ; ce qui n’est pas bon, c’est d’abandonner le Créateur pour vivre selon un bien créé, soit qu’on veuille vivre selon la chair, ou selon l’âme, ou selon l’homme tout entier, qui est composé des deux ensemble. Celui qui glorifie l’âme comme le souverain bien et qui condamne la chair comme un mal, aime l’une et fuit l’autre charnellement, parce que sa haine, aussi bien que son amour, ne sont pas fondés sur la vérité, mais sur une fausse imagination. Les Platoniciens, je l’avoue, ne tombent pas dans l’extravagance des Manichéens et ne détestent pas avec eux les corps terrestres comme une nature mauvaise, puisqu’ils font venir tous les éléments dont ce monde visible est composé et toutes leurs qualités de Dieu comme créateur. Mais ils croient que le corps mortel fait de telles impressions sur l’âme, qu’il engendre en elle la crainte, le désir, la joie et la tristesse, quatre perturbations, pour parler avec Cicéron [Tusculanes, IV, 6], ou, si l’on veut se rapprocher du grec, quatre passions, qui sont la source de la corruption des moeurs. Or, si cela est, d’où vient qu’Enée, dans Virgile, entendant dire à son père que les âmes retourneront dans les corps après les avoir quittés, est surpris et s’écrie : « Ô mon père, faut-il croire que les âmes, après être montées au ciel, quittent ces sublimes régions pour revenir dans des corps grossiers? Infortunés ! D’où leur vient ce funeste amour de la lumière ? » [Enéide, VI, v. 719-721]
Je demande à mon tour si, dans cette pureté tant vantée où s’élèvent ces âmes, le funeste amour de la lumière peut leur venir de ces organes terrestres et de ces membres moribonds ? Le poète n’assure-t-il pas qu’elles ont été délivrées de toute contagion charnelle alors qu’elles veulent retourner dans des corps ? Il résulte de là que cette révolution éternelle des âmes, fût-elle aussi vraie qu’elle est fausse, on ne pourrait pas dire que tous leurs désirs déréglés leur viennent du corps, puisque, selon les Platoniciens et leur illustre interprète, le funeste amour de la lumière ne vient pas du corps, mais de l’âme, qui en est saisie au moment même où elle est libre de tout corps et purifiée de toutes les souillures de la chair. Aussi conviennent-ils que ce n’est pas seulement le corps qui excite dans l’âme des craintes, des désirs, des joies et des tristesses, mais qu’elle peut être agitée par elle-même de tous ces mouvements. (…)
On a raison de demander si nos premiers parents, avant le péché, étaient sujets dans le corps animal à ces passions dont ils seront un jour affranchis dans le corps spirituel. En effet, s’ils les avaient, comment étaient-ils bienheureux ? La béatitude peut-elle s’allier avec la crainte ou la douleur ? Mais, d’un autre côté, que pouvaient-ils craindre ou souffrir au milieu de tant de biens, dans cet état où ils n’avaient à redouter ni la mort ni les maladies, où leurs justes désirs étaient pleinement comblés et où rien ne les troublait dans la jouissance d’une si parfaite félicité ? L’amour mutuel de ces époux, aussi bien que celui qu’ils portaient à Dieu, était libre de toute traverse, et de cet amour naissait une joie admirable, parce qu’ils possédaient toujours ce qu’ils aimaient. Ils évitaient le péché sans peine et sans inquiétude, et ils n’avaient point d’autre mal à craindre. Dirons-nous qu’ils désiraient de manger du fruit défendu, mais qu’ils craignaient de mourir, et qu’ainsi ils étaient agités de crainte et de désirs ? Dieu nous garde d’avoir cette pensée ! Car la nature humaine était encore alors exempte de péché. Or, n’est-ce pas déjà un péché de désirer ce qui est défendu par la loi de Dieu, et de s’en abstenir par la crainte de la peine et non par l’amour de la justice ? Loin de nous donc l’idée qu’ils fussent coupables dès lors à l’égard du fruit détendu de cette sorte de péché dont Notre Seigneur dit à l’égard d’une femme : « Quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur » [Matthieu V, 28]. Tous les hommes seraient maintenant aussi heureux que nos premiers parents et vivraient sans être troublés dans leur âme par aucune passion, ni affligés dans leur corps par aucune incommodité, si le péché n’eût point été commis par Adam et Ève, qui ont légué leur corruption à leurs descendants, et cette félicité aurait duré jusqu’à ce que le nombre des prédestinés eût été accompli, en vertu de cette bénédiction de Dieu : « Croissez et multipliez » [GenèseI, 28] ; après quoi ils seraient passés sans mourir dans cette félicité dont nous espérons jouir après la mort et qui doit nous égaler aux anges. (…)
C’est avec raison que nous avons honte de cette convoitise, et les membres qui sont, pour ainsi dire, de son ressort et indépendants de la volonté, sont justement appelés honteux. Il n’en était pas ainsi avant le péché. « Ils étaient nus, dit l’Écriture, et ils n’en avaient point honte » [Genèse II, 25]. Ce n’est pas que leur nudité leur fût inconnue, mais c’est qu’elle n’était pas encore honteuse; car alors la concupiscence ne faisait pas mouvoir ces membres contre le consentement de la volonté, et la désobéissance de la chair ne témoignait pas encore contre la désobéissance de l’esprit. En effet, ils n’avaient pas été créés aveugles, comme le vulgaire ignorant se l’imagine, puisque Adam vit les animaux auxquels il donna des noms, et qu’il est dit d’Ève : « Elle vit que le fruit défendu était bon à manger et agréable à la vue » [Genèse III, 6]. Leurs yeux étaient donc ouverts, mais ils ne l’étaient pas sur leur nudité, c’est-à-dire qu’ils ne prenaient pas garde à ce que la grâce couvrait en eux, alors que leurs membres ne savaient ce que c’était que désobéir à la volonté. Mais quand ils eurent perdu cette grâce, Dieu, vengeant leur désobéissance par une autre, un mouvement déshonnête se fit sentir tout à coup dans leur corps, qui leur apprit leur nudité et les couvrit de confusion.
De là vient qu’après qu’ils eurent violé le commandement de Dieu, l’Écriture dit : « Leurs yeux furent ouverts, et, connaissant qu’ils étaient nus, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent une ceinture » [Genèse III, 7]. Leurs yeux, dit-elle, furent ouverts, non pour voir, car ils voyaient auparavant, mais pour connaître le bien qu’ils avaient perdu et le mal qu’ils venaient d’encourir. C’est pour cela que l’arbre même dont le fruit leur était défendu et qui leur devait donner cette funeste connaissance s’appelait l’arbre de la science du bien et du mal. Ainsi, l’expérience de la maladie fait mieux sentir le prix de la santé. Ils connurent donc qu’ils étaient nus, c’est-à-dire dépouillés de cette grâce qui les empêchait d’avoir honte de leur nudité, parce que la loi du péché ne résistait pas encore à leur esprit ; ils connurent ce qu’ils eussent plus heureusement ignoré, si, fidèles et obéissants à Dieu, ils n’eussent pas commis un péché qui leur fît connaître les fruits de l’infidélité et de la désobéissance. Confus de la révolte de leur chair comme d’un témoignage honteux de leur rébellion, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent une ceinture, dit la Genèse. (…). La honte leur fit donc couvrir, par pudeur, ce qui n’obéissait plus à la volonté déchue. De là vient qu’il est naturel à tous les peuples de couvrir ces parties honteuses, à ce point qu’il y a des nations barbares qui ne les découvrent pas même dans le bain ; et parmi les épaisses et solitaires forêts de l’Inde, les gymnosophistes, ainsi nommés parce qu’ils philosophent nus, font exception pour ces parties et prennent soin de les cacher.
Augustin (Saint) (354-430), La cité de dieu (426), livre XIV Le péché originel, chapitre V, chapitre IX, chapitre XVII.
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