dimanche 24 novembre 2019

La démocratie : analyse d'un texte d'Hérodote sur le meilleur des trois régimes politiques

Sujet
Analyser le texte suivant :
80. Cinq jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept seigneurs qui s’étaient soulevés contre les mages tinrent conseil sur l’état actuel des affaires[1]. Leurs discours paraîtront incroyables à quelques Grecs ; ils n’en sont pas cependant moins vrais. Otanès exhorta les Perses à mettre l’autorité en commun. « Je crois, dit-il, que l’on ne doit plus désormais confier l’administration de l’État à un seul homme (Ἐμοὶ δοκέει ἕνα μὲν ἡμέων μούναρχον μηκέτι γενέσθαι), le gouvernement monarchique n’étant ni agréable ni bon. Vous savez à quel point d’insolence en était venu Cambyse[2], et vous avez éprouvé vous-mêmes celle du mage. Comment, en effet, la monarchie pourrait-elle être un bon gouvernement ? Le monarque fait ce qu’il veut, sans rendre compte de sa conduite. L’homme le plus vertueux, élevé à cette haute dignité, perdrait bientôt toutes ses bonnes qualités. Car l’envie naît avec tous les hommes, et les avantages dont jouit un monarque le portent à l’insolence. Or, quiconque a ces deux vices a tous les vices ensemble : tantôt il commet, dans l’ivresse de l’insolence, les actions les plus atroces, et tantôt par envie. Un roi devrait être exempt d’envie, du moins parce qu’il jouit de toutes sortes de biens ; mais c’est tout le contraire, et ses sujets ne le savent que trop par expérience. Il hait les plus honnêtes gens, et semble chagrin de ce qu’ils existent encore. Il n’est bien qu’avec les plus méchants. Il prête volontiers l’oreille à la calomnie ; il accueille les délateurs : mais ce qu’il y a de plus bizarre, si on le loue modestement, il s’en offense ; si, au contraire, on le recherche avec empressement, il en est pareillement blessé, et ne l’impute qu’à la plus basse flatterie ; enfin, et c’est le plus terrible de tous les inconvénients, il renverse les lois de la patrie, il attaque l’honneur des femmes, et fait mourir qui bon lui semble, sans observer aucune formalité. Il n’en est pas de même du gouvernement démocratique. Premièrement on l’appelle isonomie [l’égalité des lois] ; c’est le plus beau de tous les noms : secondement, il ne s’y commet aucun de ces désordres qui sont inséparables de l’État monarchique. Le magistrat s’y élit au sort ; il est comptable de son administration, et toutes les délibérations s’y font en commun. Je suis donc d’avis d’abolir le gouvernement monarchique, et d’établir le démocratique, parce que tout se trouve dans le peuple. » Telle fut la pensée d’Otanès.
81. Mégabyse[3], qui parla après lui, leur conseilla d’instituer l’oligarchie. « Je pense, dit-il, avec Otanès, qu’il faut abolir la tyrannie (Τὰ μὲν Ὀτάνης εἶπε τυραννίδα παύων), et j’approuve tout ce qu’il a dit à ce sujet. Mais quand il nous exhorte à remettre la puissance souveraine entre les mains du peuple, il s’écarte du bon chemin : rien de plus insensé et de plus insolent qu’une multitude pernicieuse ; en voulant éviter l’insolence d’un tyran, on tombe sous la tyrannie d’un peuple effréné. Y a-t-il rien de plus insupportable ? Si un roi forme quelque entreprise, c’est avec connaissance : le peuple, au contraire, n’a ni intelligence ni raison. Eh ! comment en aurait-il, lui qui n’a jamais reçu aucune instruction, et qui ne connaît ni le beau, ni l’honnête, ni le décent ? Il se jette dans une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu’il rencontre sur son passage. Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie ! Pour nous, faisons choix des hommes les plus vertueux ; mettons-leur la puissance entre les mains : nous serons nous-mêmes de ce nombre ; et, suivant toutes les apparences, des hommes sages et éclairés ne donneront que d’excellents conseils. »
82. Tel fut la pensée de Mégabyse. Darius[4]parla le troisième, et proposa la sienne en ces termes : « L’avis de Mégabyse contre la démocratie (τὸ πλῆθος) me paraît juste et plein de sens ; il n’en est pas de même de ce qu’il a avancé en faveur de l’oligarchie. Les trois sortes de gouvernements que l’on puisse proposer, le démocratique, l’oligarchique et le monarchique, étant aussi parfaits qu’ils peuvent l’être, je dis que l’état monarchique l’emporte de beaucoup sur les deux autres ; car il est constant qu’il n’y a rien de meilleur que le gouvernement d’un seul homme, quand il est homme de bien. Un tel homme ne peut manquer de gouverner ses sujets d’une manière irrépréhensible : les délibérations sont secrètes, les ennemis n’en ont aucune connaissance. Il n’en est pas ainsi de l’oligarchie : ce gouvernement étant composé de plusieurs personnes qui s’appliquent à la vertu dans la vue du bien public, il naît ordinairement entre elles des inimitiés particulières et violentes. Chacun veut primer, chacun veut que son opinion prévale : de là les haines réciproques et les séditions ; des séditions on passe aux meurtres, et des meurtres on revient ordinairement à la monarchie. Cela prouve combien le gouvernement d’un seul est préférable à celui de plusieurs. D’un autre côté, quand le peuple commande, il est impossible qu’il ne s’introduise beaucoup de désordre dans un État. La corruption, une fois établie dans la république, ne produit point des haines entre les méchants ; elle les unit, au contraire, par les liens d’une étroite amitié : car ceux qui perdent l’État agissent de concert et se soutiennent mutuellement. Ils continuent toujours à faire le mal, jusqu’à ce qu’il s’élève quelque grand personnage qui les réprime en prenant autorité sur le peuple. Cet homme se fait admirer, et cette admiration en fait un monarque ; ce qui nous prouve encore que, de tous les gouvernements, le monarchique est le meilleur : mais enfin, pour tout dire en peu de mots, d’où nous est venue la liberté ? de qui la tenons-nous ? du peuple, de l’oligarchie, ou d’un monarque ? Puisqu’il est donc vrai que c’est par un seul homme que nous avons été délivrés de l’esclavage, je conclus qu’il faut nous en tenir au gouvernement d’un seul : d’ailleurs on ne doit point renverser les lois de la patrie lorsqu’elles sont sages, cela serait dangereux. »
83. Tels furent les trois sentiments proposés. Le dernier fut approuvé par les quatre d’entre les sept qui n’avaient point encore fait une proposition. Alors Otanès, qui désirait ardemment d’établir l’isonomie, voyant que son avis n’avait point prévalu, se leva au milieu de l’assemblée, et parla ainsi : « Perses, puisqu’il faut que l’un de nous devienne roi, soit que le sort ou les suffrages de la nation le placent sur le trône, soit qu’il y monte par quelque autre voie, vous ne m’aurez point pour concurrent ; je ne veux ni commander ni obéir : je vous cède l’empire, et je m’en retire, à condition cependant que je ne serai sous la puissance d'aucun de vous, ni moi, ni les miens, ni mes descendants à perpétuité. »
Les six autres lui accordèrent sa demande. Il se retira de l’assemblée, et n’entra point en concurrence avec eux : aussi sa maison est-elle encore aujourd’hui la seule de toute la Perse qui jouisse d’une pleine liberté, n’étant soumise qu’autant qu’elle le veut bien, pourvu néanmoins qu’elle ne transgresse en rien les lois du pays.
Hérodote (~480-~424 av. J.-C.)Histoires, livre III Thalie (traduction Larcher très légèrement modifiée).


Corrigé
Hérodote, présente une série de discours de chefs perses sur le meilleur régime de gouvernement. Ces discours sont censés s’être tenus après une tentative d’usurpation du pouvoir royal par un mage, tentative qui a échoué. Les chefs discutent pour savoir quel régime il faut instituer.
Le premier, Otanès, prône la démocratie. Son premier argument consiste à prendre les contre exemples de Cambyse et du mage qu’ils viennent de renverser dont la conduite fut mauvaise.
Le second consiste à mettre en lumière le fait que la monarchie implique que le monarque fasse ce qu’il veut sans rendre de compte à quiconque. Il répond implicitement et par avance à l’argument selon lequel le monarque peut être bon en contredisant la possibilité qu’il le reste. Il contractera bientôt deux vices : l’envie qui ferait naître l’insolence. De tels vices rendent le gouvernement d’un seul toujours mauvais. Hérodote fait déduire à Otanès tous les actes contre son peuple que le monarque va nécessairement commettre. En bref, il viole tous leurs droits et nul n’est en sécurité.
Il oppose alors aux maux de la monarchie, les biens de la démocratie. D’abord l’isonomie, soit l’égalité devant la loi qui est un bien en elle-même, ce pourquoi il la qualifie de belle. Ensuite, les maux de la monarchie y sont rendus impossibles par le tirage au sort et la reddition de comptes, c’est-à-dire le contrôle des magistrats.
Le second, Mégabyse, prône l’oligarchie. Il donne son accord à Otanès pour l’abolition de ce qu’il nomme tyrannie qui est donc confondu avec la monarchie. Mais il reproche au peuple le même vice qu’au monarque, l’insolence, ce qui en fait un autre tyran. Alors que le roi peut penser, il n’en va pas de même du peuple. Il dénonce alors l’absence d’instruction du peuple qu’il faut alors entendre comme la masse des pauvres (par opposition aux Eupatrides, les nobles pour les Athéniens). Il souhaite que les ennemis des Perses aient un gouvernement démocratique. Il en tire qu’il faut un gouvernement des hommes vertueux qui seront donc un petit nombre de gens instruits.
Darius qui s’exprime en troisième position accorde à Mégabyse ses critiques contre la démocratie. Il reprend les trois formes de gouvernement pour dire que c’est le gouvernement d’un seul lorsqu’il est homme de bien qui est le meilleur. Il est secret pour les ennemis. Il écarte les inimitiés et les jalousies des membres d’une oligarchie. Elles conduisent aux conflits violents et finalement à la monarchie. Il écarte également l’alliance des méchants qui nuit à l’État jusqu’à ce qu’un seul commande. Bref, les deux autres régimes conduisent par leurs maux à la monarchie. Elle est donc la solution. Enfin, il donne un argument lié à leur situation : c’est la monarchie qui les a délivrés de l’esclavage (allusion à la libération des Perses par Cyrus II). Il faut conserver les bonnes lois de la patrie, c’est-à-dire que la Perse étant une monarchie, elle doit le demeurer.
Finalement, Otanès obtient pour les siens de ne pas être soumis au régime monarchique qui s’instaure.
Il n’est pas évident que l’historien Hérodote, qui vit et écrit à Athènes, ait voulu critiquer la démocratie. La fin du récit, à savoir la relative sécession d’Otanès, montrerait plutôt que ses arguments restent valables. Quant au souhait de Mégabyse que les ennemis des Perses aient un régime démocratique, il devait sonner comme une marque d’ironie aux oreilles des Athéniens qui entendaient lire les Histoiresd’Hérodote. En effet, Darius avait été défait par Athènes à Marathon (490 av. J.-C.) essentiellement par les Athéniens et son fils Xerxès à Salamine (480 av. J.-C.), par les Athéniens et à Platées (479 av. J.-C.) par une coalition de cités grecques.



[1]Le renversement du mage Gaumâta a eu lieu vers 522 av. J.-C. Après la mort de Cambyse II, il s’était proclamé roi en se faisant passé pour le frère du défunt, Bardiya. Darius 1erva lui succéder.
[2]Cambyse II ( ?-529-522 av. J.-C.), fils de Cyrus le grand ou Cyrus II ( ?-559-529) le fondateur de l’empire perse, est le deuxième roi perse qui a conquis l’Égypte et qui s’y est fait proclamé pharaon.
[3]Un des sept qui ont renversé le mage Gaumâta.
[4]Darius 1er(~550-486 av. J.-C.), troisième grand roi de Perse. C’est lui qui subira la défaite à Marathon en septembre 490 av. J.-C. contre une armée essentiellement composée d’Athéniens et de Platéens et commandée par le stratège athénien Miltiade (540-489 av. J.-C.).

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