mardi 29 septembre 2015

La démonstration de 2 + 2 = 4 par Leibniz (texte)

Ce n’est pas une vérité tout à fait immédiate que deux et deux sont quatre, supposé que quatre signifie trois et un. On peut donc la démontrer, et voici comment :
Définitions :
I ) Deux est un et un.
2) Trois est deux et un.
3) Quatre est trois et un.
Axiome. Mettant des choses égales à la place, l’égalité demeure.
Démonstration :
2 et 2 est 2 et 1 et 1 (par la déf. I)....….    2 + 2
2 et 1 et 1 est 3 et 1 (par la déf. 2)…....... (2 + 1) + 1
3 et 1 est 4 (par la déf. 3) ……………… (3 + 1)
                                                      4         
Donc (par l’axiome)
2 et 2 est 4. Ce qu’il fallait démontrer.
LeibnizNouveaux essais sur l’entendement humain (posthume, 1765), Livre IV De la connaissance, chapitre VII Des propositions qu’on nomme maximes ou axiomes, § 10, GF Flammarion, p.364.



samedi 26 septembre 2015

Le monde des passions - sujet et corrigé d'un résumé d'Alain "Des passions"

Sujet

Résumez le texte suivant en 100 mots (plus ou moins 10%). Vous indiquerez les sous totaux de 20 en 20 (20, 40, …) par un trait vertical et par le chiffre correspondant dans la marge. Vous indiquerez obligatoirement votre total exact à la fin de votre résumé.

On supporte moins aisément la passion que la maladie ; dont la cause est sans doute en ceci, que notre passion nous paraît résulter entièrement de notre caractère et de nos idées, mais porte avec cela les signes d’une nécessité invincible. Quand une blessure physique nous fait souffrir, nous y reconnaissons la marque de la nécessité qui nous entoure ; et tout est bien en nous, sauf la souffrance. Lorsqu’un objet présent, par son aspect ou par le bruit qu’il fait, ou par son odeur, provoque en nous de vifs mouvements de peur ou de désir, nous pouvons encore bien accuser les choses et les fuir, afin de nous remettre en équilibre. Mais pour la passion nous n’avons aucune espérance ; car si j’aime ou si je hais, il n’est pas nécessaire que l’objet soit devant mes yeux ; je l’imagine, et même je le change, par un travail intérieur qui est comme une poésie ; tout m’y ramène ; mes raisonnements sont sophistiques et me paraissent bons ; et c’est souvent la lucidité de l’intelligence qui me pique au bon endroit. On ne souffre pas autant par les émotions ; une belle peur vous jette dans la fuite, et vous ne pensez guère, alors, à vous-même. Mais la honte d’avoir eu peur, si l’on vous fait honte, se tournera en colère ou en discours. Surtout votre honte à vos propres yeux, quand vous êtes seul, et principalement la nuit, dans le repos forcé, voilà qui est insupportable, parce qu’alors vous la goûtez, si l’on peut dire, à loisir, et sans espérance ; toutes les flèches sont lancées par vous et reviennent sur vous ; c’est vous qui êtes votre ennemi. Quand le passionné s’est assuré qu’il n’est pas malade, et que rien ne l’empêche pour l’instant de vivre bien, il en vient à cette réflexion : « Ma passion, c’est moi ; et c’est plus fort que moi. »
Il y a toujours du remords et de l’épouvante dans la passion, et par raison, il me semble ; car on se dit : « Devrais-je me gouverner si mal ? Devrais-je ressasser ainsi les mêmes choses ? » De là une humiliation. Mais une épouvante aussi, car on se dit : « C’est ma pensée même qui est empoisonnée ; mes propres raisonnements sont contre moi ; quel est ce pouvoir magique qui conduit ma pensée ? » Magie est ici à sa place. Je crois que c’est la force des passions et l’esclavage intérieur qui ont conduit les hommes à l’idée d’un pouvoir occulte et d’un mauvais sort jeté par un mot ou par un regard. Faute de pouvoir se juger malade, le passionné se juge maudit ; et cette idée lui fournit des développements sans fin pour se torturer lui-même. Qui rendra compte de ces vives souffrances qui ne sont nulle part ? Et la perspective d’un supplice sans fin, et qui s’aggrave même de minute en minute, fait qu’ils courent à la mort avec joie.
Beaucoup ont écrit là-dessus ; et les stoïciens nous ont laissé de beaux raisonnements contre la crainte et contre la colère. Mais Descartes est le premier, et il s’en vante, qui ait visé droit au but dans son Traité des Passions. Il a fait voir que la passion, quoiqu’elle soit toute dans un état de nos pensées, dépend néanmoins des mouvements qui se font dans notre corps ; c’est par le mouvement du sang, et par la course d’on ne sait quel fluide qui voyage dans les nerfs et le cerveau, que les mêmes idées nous reviennent, et si vives, dans le silence de la nuit ; cette agitation physique nous échappe communément ; nous n’en voyons que les effets ; ou bien encore nous croyons qu’elle résulte de la passion, alors qu’au contraire c’est le mouvement corporel qui nourrit les passions. Si l’on comprenait bien cela, on s’épargnerait tout jugement de réflexion, soit sur les rêves, soit sur les passions qui sont des rêves mieux liés ; on y reconnaîtrait la nécessité extérieure à laquelle nous sommes tous soumis, au lieu de s’accuser soi-même et de se maudire soi-même. On se dirait : « Je suis triste ; je vois tout noir ; mais les événements n’y sont pour rien ; mes raisonnements n’y sont pour rien ; c’est mon corps qui veut raisonner ; ce sont des opinions d’estomac. »
Alain, Propos sur le bonheur (1925, 1928), VI Des passions, propos du 9 mai 1911.

Corrigé

1) Analyse du texte et remarques.
Alain commence par avancer que la passion est moins supportée que la maladie. Il en donne comme raison que la passion a deux caractéristiques opposées, d’une part elle semble provenir de nous et d’autre par elle manifeste la nécessité.
Il importe de bien remarquer que le premier caractère est une apparence, ce que marque le terme « paraît ».
Alain compare alors différents cas qui montrent la spécificité de ce caractère apparent des passions. La blessure physique, les objets qui suscitent certaines réactions affectives, nous permettent de rejeter hors de nous la cause de la souffrance. Il lui oppose la passion qui est possible sans objet en ce qu’il peut être imaginaire. Et surtout, la passion façonne ainsi l’objet imaginaire qui commande alors tous les raisonnements et les falsifie. Il oppose ainsi l’émotion de la peur qui fait agir de la passion de la honte de cette peur qui implique de se torturer soi-même au point que le passionné finit par se rendre responsable tout en se sentant impuissant.
Alain montre ensuite que toute passion enveloppe du repentir et une frayeur. Repentir de ne pas se maîtriser et frayeur vis-à-vis d’une pensée comme infectée. De là, Alain déduit que le passionné pense qu’il y a de l’ensorcellement en lui, ce qui pour l’auteur rend compte de la croyance en la magie.
Il aborde dans un dernier temps la lutte contre les passions. Après avoir loué les stoïciens, il insiste sur l’importance de Descartes. Il résume la pensée et l’intérêt du philosophe dans sont Traité des passions (1649). Elle réside en cela que, ramenant la passion à des conditions physiologiques, Descartes, tout en reconnaissant qu’elle a une dimension mentale, permet de comprendre que nous n’en sommes pas responsables. Dès lors, le comprendre permet de refuser d’interpréter les passions, de les laisser à leur extériorité et donc d’éviter ainsi le repentir et la frayeur en ne gardant que la nécessité.

2) Idées.
1. La passion fait plus souffrir que la maladie car outre la causalité extérieure elle nous donne à penser qu’elle vient de nous.
2. La comparaison avec les maux physiques, et même les émotions montre que ce caractère est essentiel.
3. La conséquence en est que la passion est habitée par le remords et l’épouvante.
4. La passion nous donne à penser que nous sommes comme envoutés (d’où vient l’idée de magie).
5. Descartes a montré que les causes de la passion, qui est pensée, sont physiologiques.
6. Il permet de rejeter à l’extérieur la passion et de ne plus souffrir de torture mentale.

3) Proposition de résumé.

La passion nous fait plus souffrir que la maladie car elle nous semble provenir de causes extérieures et de notre [20] propre pensée. Alors que les maux physiques, mêmes les émotions, peuvent être rapportés à l’extérieur, nous paraissons responsable de [40] notre passion. Aussi est-elle accompagnée du repentir sur notre état et de frayeur sur nous-mêmes. Nous nous croyons [60] envoutés – la passion est l’origine de la sorcellerie.
Or, Descartes a montré que les passions sont des pensées causées [80] par des mouvements physiologiques. Le savoir permettrait alors de ne plus se torturer et de les rejeter à l’extérieur.
100 mots



mercredi 23 septembre 2015

Hume, Enquête sur l’entendement humain. Plan analytique Section III L’association des idées.

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section III L’association des idées.

1) Les principes de l’association des idées.
Hume pose qu’il y a une connexion entre les idées, qui, quelque arbitraires qu’elles paraissent, se suivent avec une régularité à découvrir (p.71).
Hume énonce les trois principes d’association des idées : la ressemblance, la contiguïté spatiale ou temporelle et la causalité (p.71-72).
Hume montre sur des exemples les principes et considère qu’on ne peut se limiter à trois que de façon empirique (p.72).
Une note explique ainsi la contrariété comme un mélange de ressemblance et de causalité (p.72).
Pour l’édition de 1777, la section III est finie.

2) Illustrations de l’association des idées.
Hume annonce qu’il va illustrer les principes de l’association des idées dans le domaine de l’imagination et des passions (p.72-73).
Il pose comme thèse principale que l’homme étant raisonnable, il cherche toujours, même maladroitement, à ajuster les moyens aux fins (p.73).
Il en déduit que toute œuvre du génie doit avoir un dessein même s’il peut arriver qu’elle s’en écarte dans certains genres par la vigueur de la pensée comme l’ode ou par négligence comme l’épître ou l’essai (p.73).
La règle du dessin implique selon l’auteur que toute narration doit avoir une sorte d’unité (p.73).
Hume expose la diversité d’application de la règle. Il donne l’exemple d’Ovide qui s’est servi de la seule ressemblance (p.73).
L’historien, par exemple de l’Europe, suivrait quant à lui, la contiguïté dans l’espace et le temps (p.73-74).
Hume remarque enfin que la causalité est pour l’historien le lien le plus fort car elle permet de régir l’avenir (p.74).
Hume en déduit qu’il peut comprendre l’unité d’action dont parlent les critiques depuis Aristote. Il mentionne la différence entre épopée et biographie, cette dernière trouvant son unité dans la vie tout entière de l’individu, en quoi il s’oppose à Aristote qu’il cite en langue originale en note. Il annonce qu’il va étudier plus particulièrement l’union des passions et de l’imagination dans l’épopée qui est plus étroite qu’en histoire, voire que dans tous les genres de poésie (p.74-75).
Premier point : le poète entre dans les détails et sa peinture est plus vive pour l’imagination du lecteur dont il avive les passions par sympathie qu’en histoire. Hume blâme la répétition des détails dans l’Iliade mais surtout leur manque dans la Henriade [de Voltaire] (p.75-76).
Deuxième point : le poète épique ne doit pas remonter loin dans la série des causes pour que l’imagination puisse effectuer facilement des transitions et que les passions soient liées avec elle. Introduire un épisode sans lien ou remonter loin produisent une rupture qui lasse ou dégoûte, à moins d’user du récit indirect comme dans l’Odyssée et l’Enéide (p.76-77).
Hume précise que la règle précédente s’applique dans la poésie dramatique où un acteur sans lien avec les autres ou un épisode disjoint rompent la communication des passions et dissocient les idées. Terreur et pitié ne peuvent plus se transporter d’une scène à l’autre (p.77-78).
Hume dissocie, dans cet alinéa qu’il introduit dans l’édition de 1760, les contraintes plus fortes de l’unité d’action dans l’épopée que dans le poème dramatique. En celui-ci le spectateur fait l’unité par sa présence d’où un disparate qu’il illustre par le théâtre comique anglais dont il n’excepte pas Congreve ou par la double intrigue chez Térence. Il ajoute que la comédie touche moins les passions que la tragédie. Par contre, dans la fiction narrative, l’auteur doit assurer l’unité d’action, ce qu’ont fait Boccace ou La Fontaine (p.78-79).
Hume donne une conclusion à la question de l’unité d’action. Dans l’histoire, c’est la causalité, en poésie, c’est la causalité mais plus resserrée (p.79).
À la question du critère de resserrement de la causalité qui sépare histoire et épopée, Hume répond qu’il s’agit plus d’une question de goût que de raisonnement (p.79).
Il le montre avec l’exemple d’Homère qui réalise l’unité d’action même s’il ne s’en tient pas à la seule colère d’Achille (p.79-80).
Il le montre également en exposant d’abord une objection qu’on pourrait faire à la poésie de Milton d’être remontée trop loin dans la causalité pour défendre l’unité du poème par la contigüité et la ressemblance des événements (p.80).
Il conclut cette section en attirant l’attention sur l’association des idées notamment en liaison avec les passions. Le point essentiel est de retenir les trois principes de ressemblance, de contigüité et de causalité (p.80-81).


samedi 19 septembre 2015

Le sujet 3 (L, ES, S) – corrigé d’une dissertation : Peut-on ne pas être soi-même ?

On dit souvent de quelqu’un qu’on ne le reconnaît pas, qu’il a changé, bref, qu’il n’est plus lui-même. Il arrive qu’on s’étonne, qu’on se surprenne, autrement dit qu’on se pense comme si on était différent de soi.
Or, ne pas être soi-même semble être absurde puisque cela signifierait qu’une même personne serait à la fois identique et en même temps différente d’elle-même.
On peut donc se demander s’il est possible de ne pas être soi-même ou bien s’il ne s’agit que d’une apparence.
Si être soi-même, c’est être une personnalité, est-il possible de s’identifier à une personnalité qu’on n’est pas ? Est-ce que notre identité est pour partie inconsciente de sorte que nous différons de nous-mêmes ? Notre volonté nous permet-elle de ne plus être nous-mêmes ?

Il faut d’abord distinguer être soi-même et paraître soi-même. C’est qu’en effet, il est toujours possible de paraître ce qu’on est pas. Le mensonge et le jeu de l’acteur qui s’y apparente le montrent. Lorsque je mens sur moi, je donne aux autres une représentation de moi dont j’ai conscience qu’elle n’est pas moi. C’est ainsi que Dom Juan se présente explicitement à Mathurine et à Charlotte dans la pièce éponyme (1665) de Molière (1622-1673) comme un amoureux près à les épouser. Qu’il mente est clair puisqu’il prétend épouser chacune d’entre elles. Quant à l’acteur qui joue Dom Juan, n’est-il pas clair que ni lui, ni les spectateurs ne le confondent avec ce qu’il est vraiment ? Quoique le terme de personnalité soit étymologiquement dérivé du latin persona qui désignait le masque de l’acteur de théâtre, il faut donc distinguer la personnalité qui est l’être même de quelqu’un des différents masques qu’il peut recouvrer. Cette personnalité est ce qui fait l’identité de l’individu, un sujet au sens d’une substance telle qu’Aristote l’entend dans le chapitre 5 des Catégories, c’est-à-dire ce qui reste toujours permanent et sous-jacent à tous les actes, toutes les pensées. Il est clair alors que l’individu ne peut pas ne pas être lui-même, c’est-à-dire qu’il ne peut se défaire de sa personnalité.
Reste cependant qu’une personnalité a une conscience, et c’est ce qui la distingue d’une chose. C’est cette conscience de soi comme le même à travers l’espace et le temps qui fait la personne comme Locke le soutient avec raison dans son Essai sur l’entendement humain (livre II, chapitre 27, 1690). Dès lors, ne pas être soi-même, qu’est-ce sinon se tromper sur ce qu’on est, c’est-à-dire être conscient d’un soi qui n’est pas soi. Or, comment cela pourrait-il être possible ?
S’il est vrai comme Descartes en fait souvent la remarque, notamment dans le Discours de la méthode, que « nous avons été enfants avant que d’être hommes », notre pensée est encombrée de préjugés. Parmi ceux-là, il y a des préjugés concernant ce que nous sommes. C’est qu’en effet la vie sociale nous impose différents rôles de sorte que se forme ce qui se peut appeler avec Bergson dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) un « moi conventionnel » différent de notre « moi fondamental » (chapitre II De la multiplicité des états de conscience : l’idée de durée). Celui-là est en quelque sorte ce que nous devons penser de nous-mêmes et se distingue de ce que nous-mêmes sommes. C’est la raison pour laquelle lorsque nous nous décidons ou dans les moments de crise nous nous retournons vers nous-mêmes, nous pouvons nous surprendre. En ce sens, ne pas être soi-même signifie faire éclater la superficie du moi conventionnel pour faire apparaître le moi fondamental.
Cependant, si tel est le cas, c’est qu’il serait possible de considérer que ce que nous sommes échappe à notre conscience. Dès lors, ce n’est pas la conscience de soi qui fait notre identité. En outre, comment comprendre si le moi que je suis m’échappe qu’il puisse réapparaître ? Faut-il donc concevoir notre identité comment étant inconsciente ? Dès lors, sembler ne pas être soi-même n’est-il pas une illusion due au fait que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ?

C’est que pour qu’il soit possible d’opposer ce que nous sommes vraiment à ce moi conventionnel qui est le rôle que nous jouons habituellement, encore faut-il que ce que nous sommes soit inconscient. Or, comment est-ce possible ? C’est qu’en effet l’idée d’un moi inconscient semble être une contradiction dans les termes puisque lorsque j’affirme que quelque chose en moi est inconscient, c’est consciemment. On pourrait alors soupçonner l’idée d’inconscient de n’être qu’une excuse facile. D’ailleurs inconscient est un reproche. Celui qui sous l’emprise de l’alcool prétend ne plus se reconnaître lui-même oublie que c’est lui qui a décidé de boire. Aussi reproche-t-on aux autres d’être inconscients, c’est-à-dire d’avoir ajourné comme le dit Alain dans ses Définitions le jugement intérieur par quoi chacun est lui-même.
Reste qu’on ne peut nier que malgré les plus grands efforts de la conscience il nous est parfois impossible de saisir pourquoi nous avons agi ou pensé de telle ou telle façon. C’est d’ailleurs ce que nous avons de commun avec certains malades qui, non seulement ne savent pas pourquoi ils agissent ou pensent comme ils le font, mais souvent agissent ou pensent malgré leur volonté. On peut donc avec Freud admettre qu’il y a en nous un inconscient qui nous échappe et qui fait que notre moi comme il le dit dans son Introduction à la psychanalyse (1917) « qu’il n’est pas seulement maître en sa propre maison » (chapitre 18 Rattachement à une action traumatique. L’inconscient).
Est-ce à dire que l’hypothèse de l’inconscient explique que nous puissions ne pas être nous-mêmes ? Ne faut-il pas distinguer entre être soi-même et se connaître soi-même ? C’est qu’en effet, dans l’hypothèse de l’inconscient, ce que je suis m’échappe. On comprend alors que je puisse ne pas me reconnaître, mais cela ne signifie nullement que je ne sois pas moi-même. Au contraire, dans la mesure où ce que je suis échappe à la conscience, ma personnalité m’échappe foncièrement et je ne me distingue en rien des choses. Dès lors, l’hypothèse de l’inconscient, loin d’expliquer qu’on puisse ne pas être soi-même, conduit au contraire à considérer qu’il n’est pas possible de ne pas être soi-même, à savoir le résultat d’un inconscient qui échappe à toute maîtrise.
Pourtant, je ne puis me considérer simplement comme une chose car sinon, c’est la décision qui serait incompréhensible. Par ma conscience, non seulement je puis me juger, mais je puis également me projeter. Même l’hypothèse de l’inconscient est proposée par un sujet conscient. Dès lors, n’est-ce pas justement parce que je ne coïncide jamais vraiment avec ce que je suis que je puis ne pas être moi-même ? Toutefois, si ne pas être identique à soi est la façon dont on est soi, comment comprendre que je puisse penser qu’il y a des moments où je ne suis pas moi-même et d’autres où je serais moi-même ?

Qu’il y ait en moi de l’obscurité due aux exigences de la vie sociale, aux préjugés contractés, voire aux expériences accumulées, n’interdit nullement que par ma conscience je puis toujours me ressaisir moi-même et me décider à être moi-même. Non pas que ce que je suis soit donné sous la forme d’une personnalité que j’aurais dès l’origine, mais parce que par ma conscience m’est accordée une volonté. C’est qu’en effet comme Descartes l’a montré, si je puis douter de tout, je ne puis douter que je suis de sorte que « Je pense donc je suis » apparaît comme le premier principe de toute réflexion. Or, c’est en doutant que m’apparaît aussi que j’ai une volonté doué de libre arbitre, c’est-à-dire capable de se décider sans être déterminé pour autre chose qu’elle-même.
C’est pour cela que ce que je suis est ce que je veux être. Non pas que je puisse toujours réaliser ce que je veux car sinon je serai Dieu. Par là il faut comprendre que, quelle que soit la situation dans laquelle j’existe, il me revient de me choisir, et même ne pas choisir est encore une façon de se choisir. Les jeunes allemands du mouvement de la Rose blanche, Hans et Sophie Scholl, Christoph Probst, exécutés en 1943, qui ont choisi au péril de leur vie de résister aux nazis, n’ont pas pris la situation comme prétexte pour obéir.
C’est ainsi que l’amoureux se choisit comme tel, c’est-à-dire cède au désir exclusif qu’il a pour l’autre et s’il est submergé en apparence par la passion, c’est bien lui qui s’est fait passionné. On peut alors penser qu’une fois certains choix effectués, il n’est plus possible de revenir en arrière. C’est ainsi que la passion de Phèdre dans la pièce éponyme de Sénèque nous la montre comme prise par sa passion une fois qu’elle y a cédé. On peut même considérer que la folie repose sur un tel choix lorsque les circonstances de l’existence sont telles que le sujet ne se sent pas de taille à les affronter. Dès lors qu’être soi-même résulte du choix, il est clair qu’il est toujours possible de ne pas être soi-même. Il faut alors distinguer entre ce que je suis habituellement et qui forme mon caractère, c’est-à-dire ce qui résulte d’un choix initial que je ne remets pas en cause, et la résolution qui m’amène à me décider contre ce choix du non choix et dans laquelle on peut voir l’être soi-même authentique.

On a pu voir qu’en tant que personnalité, je puis ne pas être moi-même si je m’identifie au rôle social que j’ai à jouer pour m’intégrer à la société qui est mienne et à oublier mon moi véritable. C’est ce qui nous a conduit à introduire l’hypothèse de l’inconscient et l’idée que notre moi nous échappe. Cependant, il est apparu que le soi n’est pas tant une autre personne qui serait en quelque sorte hors de notre portée, mais le résultat d’un choix. Comme nous choisissons habituellement de ne pas choisir ou de nous laisser porter par nos habitudes, nous pensons et donnons à penser que nous ne sommes pas nous-mêmes dans la résolution. Or c’est précisément là que nous sommes véritablement nous-mêmes et non dans le personnage que nous jouons habituellement.



vendredi 18 septembre 2015

Le sujet 2 (L, ES, S) – corrigé d’une explication de texte de Rousseau sur l’exigence de se connaître

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent*, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui.
Rousseau, Sixième lettre morale.
* « qui le terminent » : qui le délimitent.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

[Rousseau écrivit six lettres à Sophie d’Houdetot entre novembre 1757 et février 1758 qui ne furent publiées qu’en 1888. On les appelle les Lettres morales ou les Lettres à Sophie. Des passages des cinquième et sixième lettre ont été utilisés dans l’Émile ou de l’éducation, notamment dans les réflexions sur la conscience morale.]

Quelle connaissance est-elle requise pour atteindre la sagesse ? La connaissance de soi répond Rousseau conformément à une antique tradition. Thalès aurait écrit sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même ! »[1] Reste à déterminer pourquoi nous nous méconnaissons et avons à nous connaître.
C’est à ce problème que répond Rousseau dans cet extrait de sa Sixième lettre morale. Il défend la thèse que nous avons à nous séparer pour nous connaître nous-mêmes de notre pseudo identité sociale qui trouve dans la vanité sa source.
Or, n’est-il pas paradoxal de prétendre que nous sommes les auteurs de notre méconnaissance de nous-mêmes puisque à ce compte, nous saurions ce que nous sommes ? Si à l’inverse c’est la vie sociale qui nous empêche de nous connaître, comment pourrions-nous nous en détacher pour poser le problème de la connaissance de soi ?
On s’interrogera donc d’abord sur le phénomène de la vanité qui nous fait vivre hors de nous. On se demandera ensuite s’il est possible de revenir à soi pour se connaître. Enfin, on se demandera si la connaissance du « moi humain » est une condition nécessaire de la sagesse.


Rousseau expose d’abord la tendance générale des hommes à s’en tenir à l’opinion publique en ce qui les concerne. Autrement dit, sur ce qu’il est ou n’est pas, c’est le jugement contenu dans l’opinion publique qui importe à chacun. Ce terme est ambigu. En effet, il désigne un point de vue partagé par tous ou par la plupart. Or, s’agit-il de tous ou de la plupart au sens de la collectivité ou bien au sens de chacun, c’est-à-dire au sens distributif ? Il est clair qu’un jugement peut être accepté par tous ou la plupart au sens individuel sans appartenir à l’opinion publique. La preuve en est que chacun s’enquiert de l’opinion publique alors que lorsqu’il s’agit d’un jugement qui est universel au sens distributif, chacun se suffit pour le connaître.
En se préoccupant de l’opinion publique, chaque homme étend son existence puisqu’il la place pour ainsi dire hors de lui. Rousseau ne veut pas dire que chacun expose ce qu’il y a d’intime[2] en lui mais que chacun se comprend à partir de l’opinion publique, c’est-à-dire de ses jugements. Si donc il oppose l’attitude qui consiste à réserver quelque chose pour son propre cœur, c’est au sens où là c’est le sujet lui-même qui se juge.
Or, qu’entendre par cœur ? Il ne s’agit pas bien entendu de l’organe physiologique. Il s’agit bien plutôt de la métaphore du siège de la sensibilité ou de la connaissance intuitive. Le cœur, c’est ainsi ce que le sujet lui-même sent de lui-même, ce qu’il peut juger de lui à partir de lui-même. Or, on dit de quelqu’un qu’il a du cœur lorsqu’on veut dire par là qu’il a une certaine sensibilité morale. Dans la mesure où l’opinion publique porte des jugements moraux, on peut penser que par cœur, Rousseau entend la source de la sensibilité morale, bref, la conscience, cet « instinct divin » comme il la nomme dans l’Émile. Pour expliquer sa thèse, Rousseau propose la métaphore de l’araignée qu’il nomme « un petit insecte » qui file sa toile. L’extension de l’homme qui s’en tient à l’opinion publique est implicitement comparée à la toile d’araignée et l’homme lui-même à l’insecte qui est au centre de la toile. Or, c’est par la toile qu’il est sensible, c’est-à-dire qu’il est à la fois susceptible d’être affecté et doué d’une certaine perception morale.
Rousseau précise sa métaphore ou sa comparaison en désignant la toile d’araignée comme étant la vanité. Or, on tient celle-ci habituellement pour le caractère d’un homme satisfait de lui-même et qui étale ce qu’il paraît. Comment donc comprendre que ce soit en se préoccupant de l’opinion publique que l’homme fasse preuve de vanité ? N’est-ce pas en négligeant totalement ce que les autres pensent qu’on se montre vain ? Remarquons que la vanité présuppose qu’on se montre aux autres. Dès lors, il faut bien que leur jugement prenne le pas. Qui pense être meilleur que les autres est orgueilleux mais il ne paraît pas aux yeux des autres. Pour paraître, il faut non seulement se montrer aux autres, mais se montrer tel qu’ils veulent qu’on se montre. On fait preuve de vanité en se vêtant à la mode, en adoptant les opinions les plus répandues, etc. bref, c’est bien l’opinion publique qui fait que la vanité constitue une perte de soi.
On comprend alors qu’en filant la métaphore ou plutôt la comparaison, Rousseau indique que le vaniteux ou l’homme social est touché de l’extérieur comme la toile d’araignée. C’est précisément l’opinion publique qui opère cela. Dès lors, on voit comment l’homme dépend de l’extérieur lorsqu’il est gouverné par sa propre vanité. Il suffit qu’il ne soit pas touché comme la toile de l’araignée qu’aucun insecte ne vient visiter pour qu’il meure de langueur, autrement dit que son énergie diminue dangereusement. Mais si le vaniteux est touché négativement, c’est-à-dire si l’opinion publique ne renvoie pas à l’homme la bonne image qu’il désire, alors, son activité consistera à tenter de la reconstituer immédiatement.
Ce constat que fait Rousseau ne manque pas d’à propos. Reste toutefois à se demander comment la vanité est possible puisque finalement elle a pour source le sujet lui-même ? Comment peut-il se préoccuper du jugement du public alors qu’il sait que ce n’est pas le sien, voire qu’il n’est pas juste ? Pour cela, il faut que la conscience que le sujet a de lui-même ne soit pas une connaissance de soi. Dès lors, il est livré aux opinions, aux préjugés, y compris aux préjugés sur ce qu’il faut être pour être un homme. On comprend alors que pour rompre le cercle de la vanité, il soit nécessaire de chercher à se connaître.
Or, cela suppose une certaine ignorance de soi. Comment donc rompre avec elle ? Que recouvre donc un tel programme selon Rousseau ?

L’auteur quitte le registre descriptif pour passer au prescriptif. Le point de départ est de « redevenir nous ». Or, force est de constater qu’une telle expression paraît contradictoire car comment serait-il possible de ne pas être soi ? C’est que la vanité en nous faisant simplement paraître, nous empêche d’être. L’apparence n’est donc pas seulement théorique : elle conduit le sujet à perdre ce qu’il est. Or, ce n’est possible que si le sujet n’est pas une chose mais une conscience. Et c’est bien pour cela que la vanité elle-même est possible. Redevenir soi, c’est se concentrer, terme qui s’oppose à s’étendre. Or, cette concentration consiste à « circonscrire notre âme ». Ce terme désigne dans la philosophie moderne depuis Descartes, la conscience. Or, c’est l’âme qui peut se limiter elle-même. Autrement dit, la conscience doit revenir à elle-même, dans ses limites. D’où proviennent-elles ?
Selon Rousseau, les limites qui sont les nôtres proviennent de la nature. Or, comme il s’agit de s’opposer à la vanité qui a pour source la société, on comprend par là que Rousseau oppose la nature à la société, thème constant de sa pensée depuis son premier Discours sur les sciences et les arts. Or, sans entrer dans la question de savoir si la société est ou n’est pas naturelle, on peut objecter à Rousseau que pour chercher à se connaître, il est nécessaire d’avoir reçu une éducation : ce qui n’est possible que dans la société. Mais surtout, si la vanité nous fait être hors de nous, nous ne devrions jamais être capables de seulement penser à nous concentrer en nous-mêmes. Il faut donc que la vanité ne soit pas totale ou que l’opinion publique elle-même soit telle qu’elle laisse à chacun plus qu’une faible part d’individualité.
Dès lors, la tâche elle-même de se circonscrire est loin d’être évidente si elle doit se limiter à se connaître indépendamment de toute vie sociale. On pourrait plutôt dire avec Marx dans son avant-propos de la Contribution à la critique de l’économie politique que ce n’est pas la conscience qui permet de se connaître mais la vie sociale, condition de la conscience. En effet, Rousseau considère que la recherche de la connaissance de soi-même implique de déterminer ce qui nous compose. Il semble donc accorder à la conscience un pouvoir de dissiper les prestiges de la vanité, c’est-à-dire de la vie sociale, qui est loin d’être évidente. Il vaudrait mieux pour se connaître soi-même comprendre comment une opinion publique peut se former et donc comment nos jugements sont rarement les nôtres. Il vaudrait mieux déterminer comment la société nous assigne aussi une certaine identité et la tâche de la rechercher.
En outre, ce n’est peut-être pas en se repliant sur soi qu’il est possible de se connaître. En effet, si on prend Socrate qui, selon une antique tradition, avait fait de la formule « Connais-toi toi-même » sa devise, c’est en dialoguant, en interrogeant les autres sur ce qu’ils prétendaient savoir qu’il arrivait à mesurer son propre savoir comme l’indique l’Apologie de Socrate de Platon. Dans le Phèdre, Socrate explique n’être jamais sorti d’Athènes car c’est au milieu des hommes qu’il est possible de se connaître. Et c’est en cela qu’il cherchait à se connaître, c’est-à-dire à déterminer ce que l’homme peut savoir. Mais il ne présupposait pas que c’est hors de la cité d’Athènes qu’il aurait pu trouver la sagesse.
Toutefois, cette connaissance de soi est bien la condition pour qu’on puisse se conduire soi-même, ce qui est l’idéal de toute sagesse. Dès lors, Rousseau n’a-t-il pas raison d’y inviter son lecteur ou sa lectrice ?

En effet, Rousseau considère que c’est la connaissance de ce qu’est le moi humain qui rapproche le plus de la sagesse. Nul doute qu’une telle connaissance est la condition pour se conduire soi-même. En effet, par sagesse, il faut entendre un savoir qui porte sur les fins essentielles de l’homme et qui lui permet de bien se conduire en cette vie. La sagesse requiert donc la pensée. Se connaître, c’est penser en vue de déterminer ce qui est essentiel. Toutes les connaissances ou toutes les sciences ne sont donc pas immédiatement des éléments de la sagesse. La science de l’homme apparaît essentielle et donc la réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? ».
Cette connaissance de soi est-elle comme Rousseau le prétend une connaissance du moi humain ? Remarquons que Rousseau identifie l’homme et le moi. En effet, c’est en séparant l’homme de tout ce qu’il n’est pas qu’on réalise selon lui le programme qui consiste à déterminer le moi humain. Il présuppose donc que ce qui fait l’homme c’est le moi. Il apparaît ainsi tributaire de la philosophie de Descartes pour qui le moyen de connaître les principes, c’est-à-dire les vérités premières, est le doute. Mais chez Descartes, le moi est découvert dans le cadre d’une recherche sur les principes. On peut en rappeler les étapes rapidement.
Descartes pose comme méthode en métaphysique qu’il faut rejeter comme faux tout ce qui est simplement douteux. Or, dans l’hypothèse où on arrive ainsi à rejeter tout, y compris la matière, il n’est pas possible de rejeter l’existence de celui qui doute. Dès lors, le sujet apparaît comme premier. Ce sujet c’est le moi, celui qu’on retrouve dans la formule « ego sum, ego existo » de la première des Méditations métaphysiques. Quant à cet ego, c’est la pensée dont on ne peut douter qu’elle seule permet de le définir. Et cette pensée Descartes l’identifie à la conscience puisque ce qu’on pense peut être rejeté mais non le fait de s’apercevoir immédiatement qu’on pense.
Or, s’il est vrai que l’homme se méconnaît dans la vie sociale, ce que le phénomène de la vanité révèle, il vaut mieux alors convenir que séparer le moi humain de la société dans laquelle il s’insère, c’est non pas en fixer les limites, mais lui attribuer des pouvoirs chimériques. En effet, la conscience de l’homme peut être pensée comme un pouvoir mais il reste vide. En effet, ce dont l’homme a conscience dépend de sa situation sociale. Si le penseur peut se penser comme conscience, la raison en est que la société est organisée de telle sorte qu’il peut, dans une apparente solitude, se séparer en apparence. Dès lors, la sagesse consiste bien plutôt à reconnaître ce qu’on doit aux autres. Et c’est bien dans la confrontation avec eux qu’est possible la reconnaissance de soi, condition de la sagesse.


Le problème était de savoir comment comprendre le rôle de la société dans la connaissance de soi. On a vu que Rousseau dans cet extrait de sa Sixième lettre morale n’y voit que le phénomène de la vanité, c’est-à-dire la reconnaissance du sujet dans ce que l’opinion publique pense. Il préconise donc une rupture, un retour à soi qui permettrait de s’approcher de la sagesse.
Pourtant on a vu que ce rôle de la vanité s’expliquait difficilement si on n'admettait pas que la vie sociale est première par rapport à la conscience. C’est pourquoi ce n’est pas tant en se séparant des autres qu’en allant à eux par le dialogue que la connaissance de soi est possible et ainsi une certaine sagesse. Et encore exige-t-elle qu’on ne néglige pas les conditions sociales de notre identité.





[1] Parlant des sept sages, « Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, notre Solon, Cléobule de Lindos, Myson de Chénée et Chilon de Lacédémone », Platon écrit dans le Protagoras : « Ces sages s’étant rassemblés offrirent en commun à Apollon les prémices de leur sagesse et firent graver sur le temple de Delphes ces maximes qui sont dans toutes les bouches : Connais-toi toi-même et Rien de trop. » Traduction Chambry légèrement modifiée, GF Flammarion, pp.73-74. Diogène Laërce (III° siècle ap. J.-C.) dans ses Vies et opinions des philosophes illustres attribue à Thalès la maxime « Connais-toi toi-même ».
Platon quant à lui attribue la reprise de cette injonction à Socrate, notamment dans l’Alcibiade (133b), le Charmide (164e), le Phèdre, le Philèbe.
[2] Rousseau est l’auteur des Confessions où il expose justement son intimité. Même si au moment des Lettres morales, il ne les a pas encore écrites, on peut penser qu’il ne s’occupe pas de cela.

jeudi 17 septembre 2015

Le bonheur (L, ES, S) – corrigé d’une explication de texte d’Alain sur la possibilité du bonheur.

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu’il n’y a point de bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on se fait ne trompe point. C’est apprendre, et l’on apprend toujours. Plus on sait, et plus on est capable d’apprendre. D’où le plaisir d’être latiniste, qui n’a point de fin, mais qui plutôt s’augmente par le progrès. Le plaisir d’être musicien est de même. Et Aristote dit cette chose étonnante, que le vrai musicien est celui qui se plaît à la musique, et le vrai politique celui qui se plaît à la politique. « Les plaisirs, dit-il, sont les signes des puissances. » Cette parole retentit par la perfection des termes qui nous emportent hors de la doctrine ; et si l’on veut comprendre cet étonnant génie, tant de fois et si vainement renié, c’est ici qu’il faut regarder. Le signe du progrès véritable en toute action est le plaisir qu’on y sait prendre. D’où l’on voit que le travail est la seule chose délicieuse, et qui suffit. J’entends travail libre, effet de puissance à la fois et source de puissance. Encore une fois, non point subir, mais agir.
Chacun a vu de ces maçons qui se construisent une maisonnette à temps perdu. Il faut les voir choisir chaque pierre. Ce plaisir est dans tout métier, car l’ouvrier invente et apprend toujours. Mais, outre que la perfection mécanique apporte l’ennui, c’est un grand désordre aussi quand l’ouvrier n’a point de part à l’œuvre, et toujours recommence, sans posséder ce qu’il fait, sans en user pour apprendre encore. Au contraire, la suite des travaux et l’œuvre promesse d’œuvre est ce qui fait le bonheur du paysan, j’entends libre et maître chez lui. Toutefois il y a grande rumeur de tous contre ces bonheurs qui coûtent tant de peine, et toujours par la funeste idée d’un bonheur reçu que l’on goûterait. Car c’est la peine qui est bonne, comme Diogène dirait ; mais l’esprit ne se plaît point à porter cette contradiction ; il faut qu’il la surmonte, et, encore une fois, qu’il fasse plaisir de réflexion de cette peine-là.
Alain, Propos sur le bonheur (1925).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

[Ce texte est extrait du Propos du 15 septembre 1924 intitulé « Aristote » et est le numéro XLVII du recueil, Propos sur le bonheur, paru en 1925, puis en 1928.]

Corrigé

Le chœur de l’Œdipe-roi de Sophocle (~495-~405 av. J.-C.) chante l’incertitude du bonheur humain. Œdipe passe du summum du bonheur, roi aimé de Thèbes, sauveur de la cité, mari de la reine et père de quatre enfants, à l’extrême du malheur, parricide, mari incestueux, qui s’aveugle lui-même. Tout se passe donc comme si le bonheur n’était pas possible pour l’homme. Pourtant, s’il est vrai que la chance peut ne pas nous sourire selon l’étymologie de bonheur, ne pouvons-nous pas par nous-mêmes nous rendre heureux ?
Tel est le problème que résout Alain dans cet extrait de ses Propos sur le bonheur. Le philosophe veut montrer que l’idée fausse du bonheur selon laquelle il est reçu nous empêche d’accéder au seul vrai bonheur qui nous est accessible qui réside dans le plaisir pris à l’action libre.
Il commence par montrer que le bonheur consiste dans le fait d’apprendre qui vient de nous. Il montre ensuite en quoi le bonheur est dans le travail libre. Enfin il rejette l’idée que la peine puisse nuire au bonheur.

Alain expose d’abord la thèse qu’il veut combattre, à savoir qu’il n’est pas possible d’atteindre le bonheur. Il semble l’accorder en précisant que le bonheur qu’on ne peut  atteindre est celui qui est reçu. Il faut comprendre qu’un tel bonheur, conformément à l’étymologie du terme (bonum augurum) qui désigne une heureuse rencontre, ne dépend de nous. Aussi les événements peuvent nous ravir ce qu’ils nous ont accordé. C’est pourquoi on pense que le bonheur qui n’est pas une simple satisfaction passagère mais un état durable de joie est insaisissable. Or, de façon déroutante, Alain accorde une vérité à l’opinion qu’il combat, en niant ce qu’elle présuppose, à savoir que le bonheur est reçu. Il ne nie pas pour cela que le bonheur soit possible. C’est pourquoi il lui oppose sa thèse sur le bonheur.
Elle consiste à considérer que le bonheur véritable réside dans l’action même du sujet. Or, lorsqu’on entreprend quelque chose, il peut se faire que les événements nous soient contraires. Qu’est-ce donc qui dans l’action ne dépendrait que de nous ? Selon Alain, le bonheur qui ne dépend que de nous consiste à apprendre. Or, là encore, on pourrait dire qu’il ne dépend pas toujours de nous qu’on apprenne. Dire qu’on apprend toujours permet à Alain de penser la continuité du bonheur. Il précise cela en indiquant que celui qui sait n’est pas celui qui n’a plus rien à apprendre, mais au contraire celui qui est encore plus capable d’apprendre. C’est dans l’acte même d’apprendre que se situe le bonheur. Alain l’illustre avec l’exemple du latiniste. C’est qu’en effet, ce qu’il apprend c’est le latin. C’est donc quelque chose qui est connu par d’autres. Aussi plus il apprend, plus il sait et plus il peut apprendre. Alain prend comme deuxième exemple celui du musicien. S’il est vrai que le musicien qui apprend de la musique qui existe déjà ne peut qu’apprendre indéfiniment, il n’en est peut-être pas de même du musicien qui veut créer. Dès lors, il demeure une ambigüité dans le propos d’Alain.
Aussi ce dernier exemple est l’occasion pour Alain de se référer à Aristote. En effet, il reprend deux exemples d’Aristote, l’un relatif à la musique et l’autre à la politique. Aristote définit le vrai musicien et le vrai politique selon les dires d’Alain par le fait que l’un et l’autre éprouve du plaisir dans l’activité. On voit donc que ce n’est pas n’importe quelle activité qui permet le bonheur, mais celle qui correspond à l’individu. Ce qu’Alain néglige de préciser, c’est comment on peut savoir quelle est l’activité qui nous correspond. Il faut la découvrir. Or, il est possible que quelqu’un vive dans des conditions telles qu’il ne trouve pas son activité. En ce sens, le bonheur comprend quelque chose de reçu malgré qu’Alain en ait.
Toujours est-il que le philosophe cite Aristote en lui donnant raison. La citation généralise les exemples, à savoir que le plaisir a valeur de signe des puissances. Par ce dernier terme, il faut comprendre une capacité. À la musique en puissance le musicien, c’est-à-dire celui qui est capable à tout moment de faire de la musique et de même pour la politique. Dire que le plaisir est signe d’une puissance, c’est dire qu’il permet à celui qui prend du plaisir à une activité de savoir que c’est la sienne. Mais encore une fois, encore faut-il qu’il rencontre l’activité qui est sienne en puissance. Quelques mots qui forment une parenthèse constituent une apologie d’Aristote dont le génie n’a pas été assez reconnu selon Alain et dont la thèse énoncée lui paraît être une manifestation remarquable. Alain résume sa thèse en précisant que le plaisir est le signe du progrès. Mais comme il précise que c’est le plaisir qu’on est capable de prendre dans l’action elle-même, il faut comprendre que ce plaisir n’est pas ce qui résulte de l’action, mais ce qui l’accompagne.
Or, toute action implique de faire quelque chose. Cela signifie donc paradoxalement que le bonheur peut se trouver dans le travail qui passe pour souffrance et peine. Comment est-ce possible ?

Alain en déduit que le travail est une « chose délicieuse ». Il précise que c’est la seule. Or, délicieux s’entend de ce qui nous fait plaisir. Il est clair que le travail qui, étymologiquement, peut être dérivé du latin “tripalium”, qui désignait un instrument sur lequel on attachait les esclaves pour les torturer, ne passe pas habituellement pour délicieux. Alain précise qu’il ne parle pas du travail en général, mais du travail libre. Il précise qu’un tel travail est à la fois effet de puissance et source de puissance. Effet, en tant qu’il provient de l’activité. Source en tant qu’il donne justement la capacité. On retrouve là l’idée que le bonheur réside dans une activité qui repose sur soi. Aussi indique-t-il qu’il répète que c’est dans l’action que réside le bonheur et non dans la passivité, celle de l’attente d’une satisfaction. Or, pourquoi serait-ce dans le seul travail que résiderait la possibilité du bonheur ?
Alain illustre son propos en se référant à un exemple qui a pu être observé par n’importe lequel de ses lecteurs, à savoir celui de maçons qui, dans leur temps libre, se construisent une maison. Il est clair d’abord que construire une maison fait partie du travail du maçon. Mais la maisonnette que construit le maçon que prend Alain en exemple est celle qu’il veut construire pour lui hors de son travail au sens du métier. Il précise l’exemple en demandant qu’on pense au maçon en train de choisir chacune de ses pierres. Voilà donc le travail libre. Pourquoi donc le travail est-il seul à rendre possible le bonheur ? Parce que seul le travail entendu au sens d’une libre activité ne dépend que de soi.
Alain généralise son exemple en disant qu’on trouve le plaisir de faire dans tous les métiers. Il faut comprendre non pas qu’un métier procure du plaisir mais que c’est le contenu du métier qui procure du plaisir. Le prouve la raison qu’il en donne, à savoir que dans son métier, l’ouvrier crée et apprend dans son activité.
Pour le prouver, il oppose à ce travail qui rend heureux, « la perfection mécanique ». Il faut entendre par là que le travail est bien fait mais de façon telle qu’une machine pourrait le faire. Aussi n’y a-t-il rien de libre. Aussi un tel travail « apporte l’ennui ». On désigne par là le sentiment d’une sorte de vide senti qui est paradoxal en ce qui concerne le travail qu’il consiste justement à faire quelque chose.
Il oppose également le fait sociopolitique de la dépossession de l’ouvrier qui réside en ce que l’œuvre ne lui appartient pas. C’est le cas du travail moderne où l’ouvrier ne réalise qu’une partie de la tâche globale. Aussi ne peut-il que répéter. Bref, le travail qui ne rend pas heureux, est le travail aliéné pour parler comme le jeune Marx des Manuscrits de 1844 (posthume, 1932). Il ne peut rien apprendre et donc ne peut être heureux.
Alain oppose donc au travail non libre le travail libre qu’il illustre par l’exemple du paysan. Il parle bien sûr du paysan propriétaire de sa terre, en quoi on voit en quoi la propriété peut être liée à la liberté. Une condition politique se dessine donc pour que les hommes soient heureux. Et cette condition politique, il ne dépend nullement absolument de chacun qu’elle soit. On peut donner donc raison à Aristote qui déclarait que le bien vivre, soit le bonheur est la fin de la cité dans sa Politique (I, 2).
Or, ce qui s’oppose à la réalisation du bonheur, c’est l’idée répandue qu’Alain nomme « rumeur » qui refuse la peine. Et la condition, c’est justement la croyance que le bonheur est reçu. Aussi, non seulement l’idée que le bonheur est reçu est fausse, mais elle est un obstacle à l’accession au bonheur en ce sens qu’elle empêche de voir que la peine est bonne. Qu’entendre par là ? Ne vaut-il pas mieux vivre sans peine ? Est-elle un ingrédient qui permet d’apprécier le plaisir ?
Dire que la peine est bonne ne signifie nullement qu’il faut souffrir pour obtenir du plaisir parce que le désir serait manque et le plaisir comblerait ce manque. Sinon, il faut alors penser que le bonheur est impossible et le rejeter comme une sorte d’illusion à l’instar de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Aussi Alain lorsqu’il donne comme raison que la peine est bonne, argument qu’il rapporte à Diogène [le philosophe cynique du IV° siècle av. J.-C. Alain a certainement trouvé cette référence au chapitre 2 du livre VI des Vies, opinions et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce, III° siècle ap. J.-C.). Celle-ci désigne l’effort qui nous donne la puissance. Or, cette peine ne précède pas le plaisir : elle l’accompagne. Elle est bonne non seulement parce qu’elle nous permet d’acquérir une capacité, mais en outre pendant l’effort lui-même, le plaisir pris à l’activité se manifeste.
Pour que cette peine en ce qu’elle comprend quand même de douleur ne soit pas un obstacle au bonheur, il est nécessaire selon Alain par la réflexion de transformer cette peine en un plaisir. Il y a en effet contradiction entre peine et plaisir. L’esprit qui pense cette contradiction souffre. S’il la surmonte – ce que le philosophe justement fait dans son texte – alors il trouvera du plaisir. Dès lors, la réflexion sur le bonheur est elle-même une condition pour être heureux.

Bref, le problème dont il est question dans cet extrait des Propos sur le bonheur d’Alain était de savoir si le bonheur peut être obtenu par l’individu ou bien s’il est reçu et dépend d’autre chose que de l’individu. Le philosophe montre donc que le bonheur dépend de notre activité à la condition qu’elle soit libre et qu’on y trouve du plaisir. Si la thèse d’Alain a le mérite de nous inviter à travailler pour obtenir ici et maintenant le bonheur dans l’activité elle-même, elle néglige dans cet extrait les circonstances extérieures qui ne dépendent pas absolument de nous qui rendent possible qu’on puisse le réaliser, à savoir les conditions politiques qui permettent à tous les hommes de se réaliser, à savoir qu’ils soient libres, qu’ils puissent chercher ce qui leur plaît grâce à une riche éducation et qu’ils puissent posséder ce qui permet de travailler à son bonheur.



lundi 14 septembre 2015

corrigé d'un sujet de dissertation : Faut-il croire pour savoir ?

« Et pourtant elle tourne » aurait chuchoté Galilée (1564-1642) après avoir juré sur la Bible qu’il abjurait sa thèse d’une Terre en mouvement le 16 juin 1633. Cette légende montre l’opposition de l’homme de science qui sait et du croyant qui s’en tient à la croyance. Mais le premier semble tout autant croire. Faut-il croire pour savoir ?
On oppose souvent croire et savoir, ce qui conduit à considérer absurde voire contradictoire qu’on ait à croire pour savoir. En effet, ce serait donner son assentiment sans preuves et ensuite chercher des preuves pour donner son assentiment, ce qui est absurde.
Et pourtant, comment si on ne croit rien, si on ne croit en rien, comment donc arriver à trouver puisqu’on passera son temps à douter ?
Dès lors, on peut se demander si c’est une nécessité de croire pour savoir ou bien un devoir moral ou bien si, au contraire, croire serait un obstacle pour savoir.


Croire est nécessaire pour savoir dans la mesure où il faut bien des points de départ. En effet, s’il fallait tout prouver, on ne pourrait jamais s’arrêter et dès lors on ne prouverait rien. Lorsqu’un savant fait une expérience, il s’appuie sur certaines croyances. Par exemple, pour prouver que la Terre est ronde, Aristote, dans le Traité du ciel (II, ch.14), utilise la forme réfléchie de la Terre qu’on voit courbe lors des éclipses de Lune. Il lui faut croire que la Terre, la Lune et le Soleil existent et se déplacent. On comprend alors que Pascal, dans les Pensées (n°110 Lafuma, posthume 1670), ait pu soutenir que notre connaissance ne vient pas seulement de la raison mais aussi du cœur. C’est le cœur ou le sentiment qui permet, selon lui, de connaître les premiers principes, c’est-à-dire les vérités auxquelles il faut croire pour pouvoir ensuite prouver grâce à la raison. Ne risque-t-on pas alors d’orienter les preuves en fonction de nos croyances ?
En effet, lorsqu’on persuade, on use de croyances comme le montrent les publicitaires et les politiciens. Aussi faut-il préciser que croire est nécessaire pour savoir et non un obstacle à la condition de s’en tenir au petit nombre de premiers principes connus par le cœur selon Pascal. Autrement dit, il ne faut pas tout croire ou croire en n’importe quoi mais croire uniquement aux premiers principes. Ainsi, on doit croire que la Terre ou la Lune existent, bref, que « nous ne rêvons pas » comme le soutient Pascal dans les Pensées, (n°110), mais quant à sa forme par exemple, il faut rechercher les preuves. C’est donc en essayant de prouver le plus possible qu’on évite de croire en ce qui ferait obstacle au savoir et qu’on ne croit que ce qu’il faut pour savoir.
Cependant, s’il faut chercher à prouver le plus possible, c’est plutôt à la condition de ne pas croire. Et on peut commencer par des hypothèses. Dès lors, s’il faut croire pour savoir, n’est-ce pas plutôt au sens d’un devoir moral ?

Croire n’est certes pas nécessaire, mais c’est un devoir moral. En effet, croire, c’est essentiellement avoir confiance. Et pour savoir, il faut d’abord croire en la vérité, autrement dit refuser le scepticisme. C’est qu’il est toujours possible de ne pas croire. Pour cela, il faut douter, y compris des premiers principes. Telle est la position des sceptiques ou pyrrhoniens qui usent de la raison en ce sens. Or, cette position conduit aussi à l’impossibilité de savoir puisque dès qu’on affirme quelque chose, il faudrait en douter. Toute preuve devient impossible. Croire donc en la possibilité de connaître la vérité apparaît donc comme un devoir moral pour le savant, une sorte de décision éthique qui rend possible le savoir. Nietzsche avait mis en lumière cette croyance fondamentale en la vérité comme origine de la science dans le Gai Savoir (1886, livre V, n°344 De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux). Or, ne peut-on pas se contenter de simples hypothèses ?
C’est que pour savoir, non seulement il faut croire en la vérité, mais il faut croire en la raison elle-même. Diderot soutient à juste titre dans son article « Croire » de l’Encyclopédie (IV, p.502b, 1751) qu’il faut faire un bon usage de sa raison pour que croire soit légitime. Et il précise qu’il faut alors accepter les vérités prouvées ou les vérités évidentes. Ces dernières sont les premiers principes. Or, il est clair qu’en faisant du non usage de la raison un péché, le philosophe parodie la conception chrétienne qui veut au contraire que la foi soit supérieure à la raison. Il montre, malgré qu’il en ait, qu’il faut au moins avoir foi en la raison.
Néanmoins, croire impliquant de faire confiance s’oppose au savoir qui implique bien plutôt de se méfier de ce qu’on croit vrai et d’abord d’avoir atteint la vérité. Dès lors, il semble nécessaire de considérer que croire est un obstacle pour savoir. Comment sans tomber dans le scepticisme ?

Lorsqu’il s’agit de savoir, les preuves suffisent à confondre la mauvaise foi de sorte que le savant n’a pas besoin de la confiance. Au contraire, la méfiance lui permet de chercher dans les preuves de quoi soutenir ses hypothèses. On peut dire avec Alain dans un de ses Propos d’un normand daté du 15 janvier 1908 que « Penser n’est pas croire ». C’est que tout soupçon de croyance conduit à transformer la science en une sorte de religion ou à vouloir faire de la science une sorte de servante de la religion. Aussi donne-t-il l’image d’un physicien faisant des recherches sur les gaz parfaits. Expérimentant, inventant une théorie qu’il teste, il la considère comme vraie pour cette raison. Et il n’y a nul scepticisme dans cette attitude. Si le savant accepte les objections et n’est pas attaché à ses idées, s’il est donc prêt à en changer alors que croire implique d’être dominé par des passions, le savant ne doute pas. Seules des objections fondées peuvent l’amener à changer de théories. Mais ne lui faut-il pas avoir foi en sa démarche ?
Loin d’être rendu possible par la foi, la recherche de connaissance exige de s’en passer. Il n’est pas nécessaire de croire en la vérité pour chercher dans quelle mesure une hypothèse est validée par des expériences sérieuses. Mieux, il ne faut pas croire avoir atteint la vérité pour être prêt justement à accepter de se corriger. Savoir, c’est donc corriger des erreurs. Et c’est précisément parce qu’on cherche à toujours se corriger qu’il ne faut pas non plus croire en la raison. La morale de la recherche, c’est justement de ne pas croire. Même la raison doit être critiquée.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si croire est une nécessité ou un devoir moral pour savoir ou bien si c’est toujours un obstacle à surmonter pour savoir. Il est vrai qu’il faut des points de départ pour savoir, mais il n’est pas nécessaire d’y croire. Il n’est nul besoin non plus d’avoir foi en la vérité ou en la raison. C’est que savoir, c’est moins affirmer la vérité que rectifier ses erreurs en se méfiant toujours de ce qu’on croit être vrai.
Ainsi savoir a-t-il moins pour fin la vérité que des vérités toujours provisoires ?



samedi 12 septembre 2015

Le devoir (L, ES, S) corrigé d’une dissertation : La notion d’obligation est-elle indispensable à la morale ?

« Je dois le faire quoiqu’il m’en coûte », « noblesse oblige », ces expressions indiquent que la morale nous paraît liée à la notion d’obligation.
En effet, qui dit morale, dit devoir et donc obligation puisqu’il faut faire ce qu’on n’a pas envie de faire. En ce sens la notion d’obligation semble indispensable à la morale.
Toutefois, lorsque ce que je fais est bien, mon action reste morale même si je ne me suis pas senti obligé.
Dès lors, on peut se demander si la notion d’obligation est vraiment indispensable à la morale ou bien s’il est possible et comment de penser une morale sans obligation.

Il n’y a pas de morale sans obligation si la morale désigne les règles que chaque société impose pour persévérer dans son être. En effet, la morale prescrit ou interdit. Elle interdit ce qu’on désire faire et qui va à l’encontre de l’exigence sociale. Elle prescrit ce que l’on ne désire pas faire. Or, il paraît absurde de se prescrire à soi-même ce qui s’oppose à soi. Bref, les prescriptions morales sont des obligations en ce sens qu’elles proviennent de la société dans laquelle l’individu vit, prescriptions nécessaires pour que la société existe. En effet, si chacun suivait son désir, il n’y aurait pas de société mais la guerre de chacun contre chacun (ou bellum omnium contra omnes) comme le soutient Hobbes dans le Léviathan (1651, chapitre 13).
En outre, les prescriptions morales sont des obligations en ce sens qu’elles s’opposent au désir. En effet, aucun homme spontanément ne va éviter de prendre ce qui est à autrui. C’est pour cela qu’il faut lui interdire : et c’est proprement l’obligation. Freud disait bien dans Totem et Tabou (1913) que là où il y a un interdit, il y a un désir et l’on peut dire que même les prescriptions positives sont des interdictions de suivre son désir. Ainsi faut-il prescrire d’aider son prochain car sinon le désir nous conduit plutôt à le laisser dans la détresse par indifférence ou jalousie.
Les obligations se distinguent aussi des contraintes, notamment physiques, en ce sens qu’on peut les transgresser. En effet, les éléments naturels, voire les faits sociaux nous contraignent. Je dois tenir compte des forces physiques. Et s’il y a une crise économique, me voilà soumis dans mes richesses. Par contre, il dépend de moi de remplir ou non mes obligations. Et c’est pour cela que les punitions que la société propose ne suffisent pas pour faire obéir. Aussi toute société inculque-t-elle ses valeurs à travers l’éducation. Ce sont les coutumes à la racine de la conscience morale selon Montaigne dans les Essais (I, 23).
Toutefois, la morale sociale n’est pas une véritable morale car elle n’est pas choisie. Le sujet est ignorant des raisons qui le poussent à considérer que ce qu’il fait est bien et il respecte moins des obligations considérées comme telles qu’il ne suit des habitudes. Dès lors, ne faut-il pas penser que la morale véritable exclut l’obligation ? Ou bien l’obligation morale ne doit-elle pas se distinguer radicalement de l’obligation sociale ?

Il n’y a pas de morale sans obligation parce que le sujet est aussi un être de désir et non seulement un être doué de raison. Mais cela ne veut pas dire que l’obligation lui vient du dehors. Car, il est vrai que la morale exige deux conditions, à savoir que le sujet agisse pour le bien et non par intérêt et qu’il le choisisse sans tenir compte des conséquences. C’est la raison pour laquelle qui suit des règles par peur des sanctions n’agit pas moralement. Autrement dit, l’obligation morale émane du sujet. Elle émane de sa raison qui lui dit de faire ce qui est bien.
Or, en tant qu’être de désir, l’homme ne suit pas spontanément ce qu’il doit faire. C’est pour cela que le choix à faire apparaît négatif pour le sujet. Il lui faut faire un effort sur lui-même et en ce sens, il s’oblige. Ce n’est pas pour rien que les prescriptions morales ne plaisent pas : elles heurtent le désir. Un homme qui serait capable de faire uniquement le Bien serait Dieu ou au moins un saint.
Et la différence entre l’obligation et la contrainte se situe en ce que la première est choisie alors que la seconde s’impose à nous de l’extérieur. C’est pour cela que les obligations sociales sont finalement plutôt des contraintes. L’obligation morale quant à elle se présente comme une exigence qui provient du sujet lui-même et qui le constitue comme sujet. On peut avec Rousseau dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui se situe dans le livre IV de l’Émile la nommer conscience morale. Elle apparaît comme constitutive du caractère universel de la morale et qui nous fait reconnaître la valeur des actes quelles que soient les sociétés.
Cependant, l’opposition du désir et de la morale présuppose un commandement extérieur. Car, ce qui m’oblige, c’est un bien qui n’est pas mon désir singulier mais une exigence universelle qui n’appartient à personne en propre. Et même, ce bien s’oppose à mon désir, c’est-à-dire finalement à moi-même. Dès lors, ne peut-on pas penser que la notion d’obligation n’est pas indispensable à la morale ? Qu’entendre alors par morale ?

La morale véritable est l’expression de ce qui permet à l’individu de s’épanouir, d’atteindre un bien qui soit le sien. En effet, le terme est d’origine latine (moralis). C’est un néologisme créé par Cicéron comme il l’indique dans son traité, Du destin (De fato), pour traduire le terme grec “éthikos” qui lui-même désignait la réflexion des philosophes sur ce qui permet d’obtenir le bonheur. Or, si une telle réflexion est nécessaire c’est que les hommes se trompent ou sont trompés par de fausses idées et de fausses sollicitations, y compris par les exigences sociales.
Ainsi, lorsqu’il conçoit la morale, Épicure lui assigne le plaisir comme but parce que le bien que recherchent tous les hommes est le bonheur. Mais un tel but exige de ne pas choisir n’importe quel plaisir. Certains plaisirs expliquent-ils dans la Lettre à Ménécée, qui sont bons en eux-mêmes ont de mauvaises conséquences. Il faut les éviter comme il faut choisir certaines douleurs d’où il résulte des plaisirs. C’est la raison qui doit choisir et aller à l’encontre des mauvaises habitudes. Épicure peut alors soutenir qu’il faut changer d’habitudes. Par exemple, il faut s’habituer de vivre de peu pour se libérer de la fortune et des vains désirs impossibles à satisfaire parce que l’objet qui est le leur est illimité. De même, le sujet doit respecter les obligations sociales non parce qu’elles sont des obligations, mais parce qu’il comprend que c’est mieux pour lui. La recherche du bonheur implique donc les vertus tant prisées d’honnêteté et de justice. Mais dira-t-on, où est la morale si on fait ce qui nous plaît ?
Il y a bien morale en ce sens d’une part que le sujet agit à partir d’une réflexion sur le bien. C’est donc lui qui fixe les règles de son action. Sauf que ses règles ne sont pas des obligations en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à son désir mais en exprime au contraire l’exigence. En outre, il y a bien dans le sujet une lutte. Mais il doit lutter contre les fausses sollicitations et là se situe son effort. Lorsqu’il réussit, il n’y a plus d’efforts. Il n’y a pas d’obligations dans tous les cas. En effet, celles-ci n’existent que pour l’individu qui a des désirs contraires aux prescriptions soit qui lui sont imposés ou qu’il croit lui être imposés, soit qu’il croit s’imposer. Pour qui fait de son bonheur qui n’exclut pas celui des autres la fin de l’existence, aucune prescription ne s’impose de quelque manière que ce soit.

En un mot, le problème était de savoir si la notion d’obligation est indispensable à la morale. Il semblait qu’elle était indispensable pour penser les morales sociales. Toutefois, celles-ci sont plutôt des systèmes de contraintes. La vraie morale exige la liberté. La notion d’obligation semble indispensable parce que l’homme est un être de désir. Cependant l’obligation suppose un sujet déchiré entre une mystérieuse exigence universelle et un être de désir. Si donc on pense la morale comme la réflexion nécessaire sur le bien de l’individu, c’est-à-dire sur le bonheur, alors ses prescriptions ne sont pas des obligations, mais les conseils nécessaires, voire suffisants, pour atteindre la plénitude du désir.