lundi 19 novembre 2018

corrigé d'une dissertation : Toute croyance est-elle contraire à la raison?

On a vu souvent des hommes croire en des choses pour le moins absurdes qu’on ne peut rejeter si on réfléchit : ce qui amène à se poser la question : toute croyance est-elle contraire à la raison ?
Dans la mesure où une croyance n’est pas réfléchie et s’affirme sans preuve, elle ne peut qu’être contraire à la raison, c’est-à-dire à la faculté de discerner le vrai et le faux en cherchant à justifier ce qu’on tient pour vrai. Aussi toute croyance paraît-elle bien contraire à la raison, c’est-à-dire qu’elle s’oppose à elle.
Cependant, la raison ne peut toujours tout expliquer ou tout prouver de sorte qu’il y a des croyances qui sont susceptibles de ne pas lui être opposées.
On peut donc se demander si toute croyance est contraire à la raison ou bien s’il est possible de déterminer des croyances qui ne lui sont pas contraires.
En elles-mêmes, les croyances contredisent la raison, mais certaines fondent les principes sur lesquels la raison s’appuie, voire une croyance fondamentale en la vérité est nécessaire pour que la raison puisse s’exercer.


Une croyance consiste comme le dit à juste titre Diderot dans son article « Croire » de l’Encyclopédie, à être persuadé d’un fait ou d’une proposition. Or, dans la mesure où la croyance n’est pas précédée d’un examen, elle s’oppose à la raison qui exige de ne rien affirmer sans titre : soit on peut prouver la proposition ou établir le fait, soit on peut montrer que la proposition ou le fait est évident. Si donc on prouve ou on montre que c’est évident, ce n’est plus vraiment une croyance au sens précis du terme : c’est bien plutôt une connaissance. Et si on ne peut prouver, ce qui est conforme à la raison, c’est de s’abstenir de ne rien affirmer.
On comprend qu’Alain ait pu écrire que « Penser est une aventure » (Propos du 29 octobre 1923). C’est que la raison refuse toute croyance. Elle ne sait donc jamais où son cheminement va la conduire. Même les connaissances les mieux établies, elle les remet en cause pour s’assurer de leur valeur. Elle consiste donc en un doute radical. La croyance quant à elle s’appuie sur la force de l’habitude ou de la coutume pour s’enraciner. Toute croyance s’oppose donc à la raison comme la fixité au mouvement.

Toutefois, la raison ne peut toujours douter sinon elle ne peut rien connaître. Il lui faut donc s’appuyer sur certaines vérités qu’elles acceptent d’elles-mêmes, c’est-à-dire des croyances ? Quelles sont donc les croyances qui ne sont pas contraires à la raison ?


Si la raison examinait tout, elle tomberait dans une régression infinie. Dès lors, elle ne pourrait rien démontrer. Elle serait condamnée au scepticisme. Or le scepticisme, c’est-à-dire la philosophie qui prétend que l’homme ne peut rien connaître, ne peut prétendre sans contradiction être vrai. Aussi, la raison ne peut-elle s’opposer à toutes les croyances. Elle doit en admettre certaines pour pouvoir s’exercer. Il s’agit des premiers principes, croyances vraies, indémontrables et qui servent à démontrer ou prouver ce qu’on nommera alors connaissances.
Les croyances fondamentales sont celles qui fondent les sciences comme Pascal le montre dans ses Pensées. En effet, pour pouvoir démontrer ou prouver, le scientifique, mathématicien ou physicien doit admettre des notions de bases. Ce sont aussi celles de la religion que la raison ne peut contredire. En effet, comme la raison ne peut tout démontrer et comme le cœur est la source de la connaissance des premiers principes, la raison ne peut combattre les vérités de la religion qui sont des vérités du cœur. C’est pourquoi Pascal a pu écrire que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » et définir la foi comme « Dieu sensible au cœur » (Pensées).

Néanmoins, on peut toujours commencer non pas par des croyances, mais par des hypothèses ? Dès lors, toute croyance n’est-elle pas au fond contraire à la raison ou bien faut-il qu’il y ait quelque croyance fondamentale sans laquelle la raison ne pourrait se manifester ?


Croire, c’est admettre qu’on est dans la vérité, c’est avoir une conviction. Or, le scientifique, lorsqu’il recherche la vérité, refuse toute confusion. Il y a bien une opposition entre la raison et toutes les croyances qui pourraient prétendre être la vérité. Si le scientifique les admet, c’est uniquement comme hypothèses, c’est-à-dire comme des propositions qu’on ne tient ni pour vraies ni pour fausses en attente de preuves. Et lorsque la raison ne peut prouver, l’hypothèse demeure. Ainsi, la raison admet des hypothèses mais non des croyances. Même lorsqu’il s’agit d’agir, il en va de même. Le doute qui accompagne l’hypothèse ne paralyse pas l’action, car comment comprendre que les hommes puissent faire la guerre, là où l’incertitude règne en maîtresse ?
Il n’en reste pas moins vrai que la recherche de la vérité présuppose qu’on croit en la nécessité de la vérité comme Nietzsche le montre dans Le Gai Savoir(n°344). En effet, puisqu’il cherche la vérité, le savant ou le philosophe ne la connaît pas. Il croit donc qu’il faut la chercher. Il y a là une véritable foi. Comme la raison se pense comme la faculté qui permet de distinguer le vrai du faux, il faut bien qu’elle croit en elle pour pouvoir s’exercer. Cette croyance en la raison, c’est la croyance en la capacité de découvrir le vrai qui précède sa recherche.


En un mot, le problème était de savoir si toute croyance est contraire à la raison ou bien s’il est possible de déterminer des croyances qui ne lui sont pas contraires. Il apparaît que la raison dans la mesure où elle veut tout remettre en cause ne peut que s’opposer à toutes les croyances. Mais elle ne peut tout remettre en cause. Elle ne peut non plus admettre de multiples premiers principes. Par contre, il y a bien une croyance qui lui est inhérente : c’est la croyance en la nécessité du vrai sans laquelle elle ne chercherait pas.

dimanche 18 novembre 2018

Corrigé d'une explication de Russell sur la morale

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Il est évident, pour commencer, que toute l’idée du bien et du mal est en relation avec le désir. Au premier abord, ce que nous désirons tous est « bon », et ce que nous redoutons tous est « mauvais ». Si nos désirs à tous concordaient, on pourrait en rester là ; mais malheureusement nos désirs s’opposent mutuellement. Si je dis : « Ce que je veux est bon », mon voisin dira : « Non, ce que je veux, moi ». La morale est une tentative (infructueuse, à mon avis) pour échapper à cette subjectivité. Dans ma dispute avec mon voisin, j’essaierai naturellement de montrer que mes désirs ont quelque qualité qui les rend plus dignes de respect que les siens. Si je veux préserver un droit de passage, je ferai appel aux habitants des environs qui ne possèdent pas de terres ; mais lui, de son côté, fera appel aux propriétaires. Je dirai : « À quoi sert la beauté de la campagne si personne ne la voit ? » Il répliquera : « Que restera-t-il de cette beauté si l’on permet aux promeneurs de semer la dévastation ? » Chacun tente d’enrôler des alliés, en montrant que ses propres désirs sont en harmonie avec les leurs. Quand c’est visiblement impossible, comme dans le cas d’un cambrioleur, l’individu est condamné par l’opinion publique, et son statut moral est celui du pécheur. 
La morale est donc étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe. 
RussellScience et religion, 1935.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 


Corrigé.

Il arrive que sur certains sujets, les jugements moraux se trouvent en opposition alors que la morale prétend déterminer ce qui est bien et ce qui est mal de façon universelle. Comment donc est-ce possible ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de Science et religionde Russell paru en 1935.
Le philosophe veut montrer que la morale ne peut pas être universelle.
Pour ce faire, on verra comment elle est liée aux désirs ; puis comment se présente le différend moral et enfin comment la morale s’allie à la politique.


Russell commence par poser que les idées de bien et de mal sont en relation avec le désir. On peut entendre par là ce qui en nous se manifeste comme la tendance à obtenir quelque chose. Ce que tous désirent définit ce qui est bon et ce que tous craignent définit le mal. On voit donc que le bien et le mal s’entendent de façon universelle. Le bien et le mal sont donc conçus comme des valeurs valables universelles. Cette analyse que Russell présente comme une évidence, donc comme n’exigeant pas qu’on en rende raison, laisse de côté que le bien puisse être conçue comme une réalité en soi comme le fait Platon dans La République. En outre, on peut tous désirer quelque chose sans qu’il y ait accord entre nous. Kant donne comme exemple dans la Critique de la raison pratique(1788) François 1erqui voulait la même chose que son frère Charles – l’empereur Charles Quint – à savoir la ville de Milan : d’où la guerre. Ainsi, il n’est pas du tout évident comme le soutient Russell que les désirs étant les mêmes, ils ne conduisent pas à des conflits. Dès lors, le bien ne serait pas évidemment ce que tous désirent. Il serait plutôt ce que tous désirent de façon qu’il n’en résulte aucun conflit.
Toujours est-il que ce sont les désirs différents qui sont, selon lui, la cause des différends entre les hommes. Or, des désirs différents ne donnent pas lieu à conflit s’ils ont des objets différents. Russell donne comme exemple un différend entre deux voisins et il l’énonce en tenant la place de l’un des deux. Supposons que chacun des voisins estiment bon ce qu’il désire, l’un faire des carottes, l’autre faire des haricots. On ne voit pas comment un conflit serait possible. Disons donc que la diversité des désirs ne fait pas les conflits. Il faut pour que des désirs produisent des conflits que la réalisation par l’un aille à l’encontre de la réalisation de ses désirs par l’autre. Il n’en reste pas moins vrai qu’on peut accorder au philosophe de Science et religionque ce sont bien les oppositions de désirs dont il s’agit dans la morale.
Russell en déduit que la morale vise, sans succès de son point de vue, à sortir de la subjectivité du désir. Il faut entendre par là que c’est le seul sujet à partir de son désir qui saisit ce qui est bien ou non. Sortir de la subjectivité peut s’entendre en deux sens. Soit il s’agit de trouver une conception objective du bien et du mal, soit il s’agit de mettre en œuvre une telle conception, qu’elle soit objective étant secondaire. Lorsque Russell soutient que la morale est une tentative infructueuse, il ne peut l’entendre qu’au premier sens, puisque justement il montrera que la morale, quoique subjective, est bien mise en œuvre.

En quoi la morale échoue-t-elle ? Ne peut-elle pas harmoniser les désirs, par exemple en définissant comme fin ultime le bonheur du plus grand nombre ?


Russell montre que lors d’une dispute, chacun cherche à persuader l’autre. Comment est-ce possible si les désirs sont subjectifs ? Justement, la persuasion consiste à jouer sur les désirs de l’autre. Quand on veut persuader, on argumente en visant les désirs de l’autre. Au fond de toute persuasion, il y a une flatterie qu’illustre la fable fameuse de La Fontaine (1621-1695), « Le Corbeau et le Renard » (Fables, I, 2, 1668). Toutefois, les tentatives de persuasion que présente Russell, vise à montrer que le désir du sujet a des qualités qui le rendent digne de respect. Il s’agit là de notions morales. La dignité se dit de ce qui a une valeur par soi-même. Quant au respect, il et la marque de la relation morale qui fait qu’on a de la considération pour quelqu’un, voire quelque chose. Or, si pour valoriser son désir vis-à-vis des autres, je fais appel à des notions morales, comment puis-je considérer que la morale dérive du désir ?
Examinons donc les arguments qu’échangent les protagonistes. Le premier, que joue Russell, n’est pas propriétaire et il va faire à tous ceux qui n’ont pas de propriétés. Le second, propriétaire, va faire appel quant à lui aux autres propriétaires. Il s’agit donc pour les uns et les autres d’avoir avoir avec soi le plus grand nombre de personnes possibles. Cet appel consiste donc à sortir de sa subjectivité puisque le sujet cherche d’autres sujets qui auront le même désir que lui, désir qui ne crée pas d’antagonismes. Russell imagine alors l’argumentation de chacun. Le premier s’appuie sur la beauté du paysage qui suppose que le droit de passage soit laissé aux non propriétaires pour qu’ils puissent en profiter. Ce n’est pas l’intérêt qui est visé mais le sens de la beauté. Le second s’appuie également sur la beauté pour refuser le passage à ceux qui détruiraient les lieux. On voit donc d’une part qu’il s’agit d’argumenter et non de dominer par la force. D’autre part, l’appel à la beauté fait appel à une relation désintéressée à l’objet du désir. Ainsi, le désir est bien présent, mais en sourdine en quelque sorte. C’est un désir qui vise un objet qu’il laisse en quelque sorte à lui-même. Il est clair que s’il est possible d’arriver à définir ce qui est valable pour le plus grand nombre, on n’arrive toujours pas à une objectivité. Telle est l’objection qu’on peut faire à l’utilitarisme de Bentham de l’Introduction aux principes de morale et de législation(1789) : il est valable pour le plus grand nombre et non pour tous. Russell a donc raison de tenir en ce sens la morale pour subjective. De même, penser que les désirs pourraient être mesurés par les plaisirs que des hommes réfléchis et expérimentés définiraient comme les meilleurs à l’instar de John Stuart Mill dans L’utilitarisme(1861), ne permet pas de comprendre comment il serait possible de persuader ceux qui n’ont pas d’expérience.
En fait, dans l’argumentation morale, il s’agit de montrer la compatibilité entre les désirs, l’objectif étant d’avoir avec soi le plus grand nombre possible d’alliés. Le vocabulaire apparemment militaire ne doit pas tromper. Il ne s’agit pas immédiatement d’un rapport de force, mais d’arriver à sortir de la subjectivité. Or, cette tentative peut échouer totalement. Russell l’illustre avec le cas du cambrioleur. Son désir se heurte aux désirs des autres. En effet, il ne trouve pas suffisamment d’alliés pour que le désir de cambrioler soit accepté. Aussi l’opinion publique le condamne. Il passe pour un pécheur, c’est-à-dire quelqu’un qui commet des fautes qu’il pourrait ne pas commettre. Aussi on comprend que Russell ne considère pas le cambrioleur comme un pécheur puisque justement il veut montrer l’échec de la morale. Toujours est-il que Russell montre, peut-être sans le vouloir, qu’il y a des désirs qui sont impossibles à universaliser. À défaut de définir le bien, on pourrait définir ainsi le mal.

Aussi la morale est-elle un échec du point de vue de la tentative d’arriver à sortir de la subjectivité pour définir universellement le bien et le mal. Mais si elle n’y arrive pas, comment peut-elle néanmoins apparaître puisqu’on ne trouve pas autant de morales qu’il y a d’individus ?


Russell en déduit que la morale est liée à la politique. Comment l’entendre ? Si la morale était une tentative réussie de sortir de la subjectivité du désir, alors il serait possible de définir objectivement le bien et le mal en ce sens qu’il y aurait des désirs universels et des aversions non moins universelles. Dès lors, la morale s’imposerait d’elle-même. Comme la morale ne peut l’être, c’est-à-dire finalement qu’il n’y a pas de morale mais plutôt des morales qui rassemblent plus ou moins d’individus, il faut pour qu’il y ait une morale dans une société, que l’opinion publique lui soit acquise, bref, qu’elle soit générale à défaut d’être universelle. Il faut donc comprendre que la politique est ce qui fait être un groupe social, ce qui les fait tenir ensemble. La morale ne pouvant s’imposer d’elle-même passe donc par la politique. Reste à savoir comment elle opère ? Est-ce par la force ou bien autrement ?
Ce qui donne à penser qu’il s’agit d’un pur rapport de force, c’est que Russell présente une première modalité de la relation entre morale et politique où il présente celle-là comme visant par celle-ci à imposer le point de vue collectif d’un groupe aux individus. Reste à savoir comment ce point de vue collectif est possible et surtout s’il ne peut pas être universel. En effet, collectif se dit de ce qui est valable pour le groupe en tant que tel. Ainsi, la politique si on l’entend comme ce qui permet justement au collectif d’être, implique que chaque individu s’y soumette. On peut donc comprendre qu’imposer implique qu’on use de la force. Pourtant, cet usage qu’on trouve dans la punition, n’est pas ce qui caractérise la morale dans cet extrait. En effet, Russell a montré des arguments qui s’opposent. Ainsi, imposer les désirs collectifs aux individus, signifie les persuader en usant d’arguments pour qu’ils renoncent à leurs désirs sur la base d’autres désirs. Si des désirs collectifs sont possibles, il semble alors possible de concevoir des désirs qui soient les mêmes pour tous les hommes. La morale ne paraît pas alors si subjective que le prétend Russell.
Ce qui le montre, c’est que Russell envisage l’inverse, c’est-à-dire qu’un individu tente de faire partager ses désirs aux autres. Et il ne peut se servir que de la persuasion. Dès lors, le rapport de force est là impossible. Aussi la dimension de la politique dont il est question dans ce texte est-elle celle de la parole persuasive. C’est par elle que la morale tente d’être, c’est-à-dire de s’universaliser. Or, comme Russell a montré d’une part qu’il y a des désirs qui ne le peuvent pas et d’autre part qu’il y a des tentatives pour faire partager les désirs, on peut concevoir un élargissement de la morale qui distinguerait des désirs qui sont vraiment collectifs et d’autres qui sont finalement indifférents. Il s’agirait donc de s’entendre, non seulement sur ce qu’est le mal, mais également ce que serait le bien au minimum.


Disons donc en guise de conclusion que le problème dont il est question dans cet extrait de Science et religionde Russell de 1935 est celui de la possibilité de la morale. Russell montre son lien avec le désir et surtout qu’elle se montre selon lui impossible parce que les hommes ne s’entendent pas sur les désirs. Pourtant, ils essaient de se persuader mutuellement. Mieux : il y a des désirs collectifs et des désirs strictement individuels qui s’opposent à eux. On peut donc concevoir un travail de réflexion qui dégage les désirs strictement universels des autres pour rendre possible cette morale que Russell jugeait impossible.


dimanche 11 novembre 2018

Augustin, le plaisir comme fin (texte)

« Que la malice des pécheurs se consomme (Ps. VII, 10 ) ». Cette consommation est ici le comble, d’après cette parole de l’Apocalypse : « Que celui qui est juste le devienne plus encore, et que l’homme souillé se souille davantage (Apocalypse, XXII, 11 ) ». L’iniquité paraît consommée dans ceux qui crucifièrent le Fils de Dieu, mais elle est plus grande chez ceux qui refusent de vivre saintement, qui haïssent les lois de la vérité, pour lesquelles a été crucifié ce même Fils de Dieu. Que la malice donc des pécheurs se consomme, dit le Prophète, qu’elle s’élève jusqu’à son comble et qu’elle appelle ainsi votre juste jugement. Toutefois, non seulement il est dit Que l’homme souillé se souille encore ; mais il est dit aussi : Que le juste devienne plus juste ; c’est pourquoi le Prophète poursuit en disant : « Et vous dirigerez le juste, ô Dieu qui sondez les cœurs et les reins (Psaume VII, 10 ) ». Mais comment le juste peut-il être dirigé, sinon d’une manière occulte ? puisque les mêmes actions que les hommes admiraient dans les premiers temps du christianisme, quand les puissances du siècle mettaient les saints sous le pressoir de la persécution, ces actions, aujourd’hui que le nom chrétien est arrivé à l’apogée de sa gloire, servent à développer l’hypocrisie ou la dissimulation chez des hommes qui sont chrétiens de nom, pour plaire aux hommes plutôt qu’à Dieu ? Dans cette confusion de pratiques hypocrites, comment le juste peut-il être dirigé, sinon par le Dieu qui sonde les reins et les cœurs, qui voit nos pensées, désignées ici sous l’expression de coeur, et nos plaisirs, que désignent les reins ? Le Prophète a raison d’attribuer à nos reins le plaisir que nous font éprouver les biens temporels ; c’est en effet la partie inférieure de l’homme, et comme le siège de cette voluptueuse et charnelle génération, qui perpétue la race humaine, et nous donne cette vie calamiteuse dont les joies sont mensongères. Donc, ce Dieu qui sonde les cœurs et voit qu’ils sont où est notre trésor (Matthieu, VI, 21 ), qui sonde les reins, et voit que loin de nous arrêter au sang et à la chair (Galates I, 16 ), nous mettons nos délices dans le Seigneur, ce même Dieu dirige le juste dans cette conscience même, où il est présent, où l’œil de l’homme ne pénètre point, mais seulement l’œil de celui qui connaît l’objet de nos pensées et de nos plaisirs. Car le but de nos soucis est le plaisir, et nul dans ses soins et dans ses pensées ne se propose que d’y parvenir. Dieu qui sonde les cœurs voit nos soucis, et il en voit le but ou le plaisir, lui qui sonde aussi nos reins ; et quand il verra que nos soucis, loin de s’arrêter à la convoitise de la chair, à la convoitise des yeux, ou à l’ambition mondaine, choses qui passent comme l’ombre (I Jean, II, 16, 17), s’élèvent jusqu’aux joies éternelles que ne trouble aucune vicissitude, ce Dieu qui sonde les reins et les cœurs conduit le juste par la voie droite. Telle œuvre que nous faisons, peut être connue des hommes, si elle consiste en paroles ou en actes extérieurs ; mais notre intention en la faisant, et le but qui nous pousse à la faire, ne sont connus que de Dieu qui sonde les reins et les cœurs.
Augustin, Commentaires sur les psaumes (Enarrationes in Psalmos), VII, 9.

jeudi 8 novembre 2018

3. Leçon sur la vérité et l'erreur

Introduction.
La vérité se dit essentiellement des propositions même si on l’attribue à des choses, par exemple un vrai Van Gogh. On dit d’une proposition qu’elle est vraie lorsqu’elle exprime ce qui est tel qu’il est. Une chose vraie c’est ce qui est conforme à son apparence.
Pour savoir qu’on est dans l’erreur, il semble nécessaire de connaître la vérité. Ex : c’est parce qu’on sait que la Terre est en mouvement autour du Soleil qu’on sait que notre expérience est fausse. Et il semble nécessaire alors de pouvoir trouver un critère qui nous permette de découvrir si une proposition est vraie ou fausse.
Or, il n’est pas évident qu’on puisse toujours connaître la vérité, voire qu’on puisse affirmer qu’on la connaisse de façon absolue et définitive. D’une part, la raison est limitée et d’autre part l’expérience n’est jamais définitive.
Est-il possible de distinguer la vérité et l’erreur sans connaître la première ?

I. La volonté et l’erreur.
On peut remettre en cause les principes les plus communs du vrai et du faux comme Descartes l’a fait. Premièrement, le témoignage des sens externes (ouïe, vue, odorat, toucher, goût) dans la mesure où il arrive qu’ils nous trompent. Nous voyons le Soleil se déplacer dans l’espace ou la Lune toute petite alors que c’est la Terre qui possède des mouvements et que la Lune est grande. Deuxièmement, des erreurs sont toujours possibles dans le raisonnement et surtout on peut bien raisonner et ne toucher en rien à la réalité. Troisièmement, on peut utiliser l’argument des sceptiques selon lequel il nous semble avoir affaire à la réalité lorsque nous rêvons : qu’est-ce qui nous assure que nous ne sommes pas dans l’illusion lorsque nous sommes éveillés ou nous croyons tels ?
Certes, nous croyons être dans le vrai, mais nous n’en sommes pas certains.
Toutefois, il nous est possible de lever un tel doute. Car, si je doute, je suis. C’est pourquoi Descartes considère que la proposition « je pense donc je suis » (Discours de la méthode) est absolument vraie. Elle est donc le modèle de toute vérité, à savoir ce qui est évident pour la raison et que nous connaissons distinctement.
Or, si le sujet est certain, si ses pensées ou ses sentiments sont certains pour lui, que ses pensées correspondent à un objet n’est pas évident. Est-ce qu’il est possible de savoir si ce que nous pensons correspond à la réalité, ce qui semble être la définition de la vérité ?
II. L’impossible définition de la vérité.
La définition traditionnelle de la vérité est celle de l’accord (ou adéquation ou correspondance) entre la connaissance et son objet. Ex : si je pense qu’il y a du soleil, et qu’il y a du soleil, ma pensée est vraie. Et une telle définition paraît évidente. C’est bien elle qu’on met en œuvre dans la vie quotidienne. Pourquoi donc la remettre en cause ?
Dans sa Logique, Kant objecte à cette définition qu’elle enveloppe un diallèle (= cercle vicieux). En effet, pour pouvoir comparer notre connaissance avec l’objet, on est obligé de rester dans la connaissance. Par exemple, je ne peux pas sortir de ma vue pour savoir s’il y a bien du soleil. Tout ce que je peux dire c’est que je vois qu’il y a du Soleil. Y en a-t-il abstraction faite de moi ? Je ne peux l’affirmer. Autrement dit, il est impossible de comparer notre pensée avec le réel, ce qui suppose qu’on le connaîtrait. On compare notre pensée avec le réel tel que nous le percevons. Et tout le problème est de savoir si ce que nous percevons est bien le réel.
Dès lors, on comprend que les sceptiques aient pu nier toute possibilité de connaître la vérité. Car, si ni des critères de la vérité, ni la définition de la vérité ne permettent de savoir ce qui est vrai ou faux, alors, il semble nécessaire de rejeter toute possibilité de distinguer le vrai du faux.
Toutefois, il y a des erreurs : nous les reconnaissons. Ne faut-il pas alors non pas faire comme les sceptiques, c’est-à-dire renoncer à toute idée de vérité, mais la définir autrement ?

III. La rectification de l’erreur.
Si on ne peut pas découvrir directement la vérité, on peut comme le montrent les sciences, éliminer des erreurs. Par exemple, on a pu éliminer l’erreur selon laquelle la Terre est immobile au centre de l’univers. Une des preuves utilisée par Galilée est celle des phases de Vénus qui ne s’explique que par le mouvement des planètes autour du Soleil (cf. Document : Une preuve de l’héliocentrisme : les phases de Vénus).
En effet, l’erreur se manifeste lorsqu’il y a un désaccord dans notre pensée, c’est la contradiction. Quelqu’un qui affirme une chose et son contraire en même temps sous le même rapport se trompe. C’est ainsi qu’on décèle l’erreur en mathématiques lorsqu’il y a contradiction par rapport aux principes admis.
De même, il y a erreur lorsque l’expérience bien pensée n’est pas conforme à l’hypothèse qu’on veut tester. Il a suffi de savoir que l’alternance du jour et de la nuit n’était pas de 24 h à Nova Zembla pour montrer que cette hypothèse était fausse sous sa forme générale. De même, la découverte de l’Amérique a remis en cause la géographie héritée de l’Antiquité.
On peut alors définir la vérité, une erreur rectifiée avec Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique (1934). La vérité n’est donc pas absolue, mais elle est relative à un certain état de la connaissance : elle est toujours provisoire ou hypothétique. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut affirmer que tout est vrai. Les erreurs réfutées restent des erreurs. Il y a un mouvement de l’esprit humain, un progrès dont le terme est inconnaissable, mais qui se montre dans la disparition d’hypothèses définitivement enterrées.

Bilan.
On peut donc connaître l’erreur sans connaître la vérité dans un processus de correction de nos pensées : soit par le raisonnement, soit par l’expérience. Ainsi, la vérité pour les hommes est toujours provisoire (abstraction faite de la foi). Par contre, il y a des erreurs définitives.



dimanche 4 novembre 2018

Corrigé d'une dissertation : Est-ce l'ignorance qui nous fait croire ?

On voit souvent des hommes croire dur comme fer à ce qui est totalement faux. Par exemple, certains croient que les hommes ne sont jamais allés sur la Lune. Ils sont donc ignorants. Est-ce à dire que c’est l’ignorance qui nous fait croire ?
Croire, c’est donner son assentiment à ce qu’on ne connaît pas vraiment, bref, à ce dont on n’a pas de preuve. Dès lors, cela revient bien à l’ignorance. Et elle semble bien être ce qui nous fait croire dans la mesure où qui sait n’affirmera pas sans preuve.
Toutefois, il arrive qu’on croie tout en sachant qu’on est ignorant de sorte que la source de la croyance semble être tout autre.
Dès lors, est-ce l’ignorance qui nous fait croire ou bien n’est-elle pas une condition nécessaire mais non suffisante de l’acte de croire ?
On verra dans un premier temps que l’ignorance comme absence totale de savoir fait croire. Puis que l’impossibilité de toujours connaître nous fait croire sans que l’ignorance soit suffisante. On verra enfin comment la vie en société nous fait croire dans la mesure où l’ignorance n’est pas suffisante pour cela.


Croire, c’est affirmer la vérité d’une proposition ou d’un fait sans preuve, voire sans avoir réfléchi à la question. Cette absence de recherche implique que croire s’accompagne d’ignorance. Or, on peut dire que l’ignorance est ce qui nous fait croire. En effet, l’ignorance ne consiste pas simplement à ne pas savoir. Elle consiste aussi à croire savoir ce qu’on ne sait pas. Dans l’Apologie de Socrate, le personnage éponyme du dialogue, montre que ceux qu’il interroge, hommes politiques, poètes, artisans, croient savoir ce qu’ils ne savent pas. Ils sont ignorants parce qu’ils ne connaissent pas leur ignorance. Dès lors, ils affirment sans savoir, c’est-à-dire croient. Comment l’ignorance peut-elle conduire à croire ?
Platon, dans le livre VII de La République, montre dans son allégorie de la caverne des prisonniers qui ne savent pas que des objets passent derrière eux et font des ombres parce qu’ils sont éclairés par un feu. C’est pourquoi ils croient. Autrement dit, si l’ignorance nous fait croire, c’est parce qu’elle présuppose un dispositif ou une condition qui empêche le sujet de se poser des questions, de remettre en cause ce qu’il admet sans discuter. L’ignorance dans laquelle est le sujet provient de sa situation : elle n’est pas due à sa volonté, car sinon, il dépendrait de lui de ne pas croire. La situation elle-même rend compte de la possibilité de l’ignorance et explique qu’elle fasse croire, mais elle n’est pas la source de la croyance.

Néanmoins, s’il est vrai que l’ignorance nous fait croire, elle ne paraît pas suffisante pour faire croire lorsque le sujet n’ignore pas son ignorance. Dès lors, comme est-il possible de croire en étant ignorant sans que l’ignorance fasse la croyance ?


Lorsqu’on manque de preuve, il faut parfois agir. On ne peut se contenter de rester dans le doute, c’est-à-dire dans l’hésitation quant à ce qu’on doit considérer comme vrai ou faux. Lorsqu’il s’agit simplement de connaître, on peut rester dans le doute. Dans la pratique non. C’est là qu’on croit. On le fait en prenant un parti, en choisissant telle ou telle option, en faisant pencher la balance en faveur d’une idée toute faite. On dit qu’il y a croyance dans la mesure où le sujet adhère à l’idée qui le guide. Et croire en ce sens, c’est souvent adhérer aux idées de son temps et de son lieu, bref, de son pays ou de sa culture. Croire, c’est alors préjuger. Et l’ignorance ne suffit pas à expliquer qu’on préjuge. Les exigences de la vie, les sentiments, la paresse, font qu’on croit. Mais l’impossibilité de tout prouver ne joue-t-elle pas un rôle fondamental dans l’acte de croire ?
Il y a des domaines où on ne peut pas savoir en prouvant : il faut donc croire. C’est le cas en histoire. Il faut s’appuyer sur des témoignages dans la mesure où on ne peut revivre les événements. On peut donc estimer que croire dans ce cas, c’est-à-dire faire confiance à quelqu’un n’est pas le fruit de l’ignorance mais d’une nécessité. Il en va de même pour l’expérience. En effet, certaines ne peuvent être répétées. Ce sont celles qui donnent lieu à des informations : telle catastrophe, tel événement, etc. Là encore, il faut croire au sens de faire confiance dans les témoins. On doit certes comme l’indique Kant dans sa Logiquetenir compte de qui est le témoin, c’est-à-dire s’il est digne de foi ou non, mais on ne peut démontrer ou prouver la vérité de l’expérience. On ne peut prouver la fiabilité d’un témoin. Elle repose sur la confiance en la véracité du témoin. De même, la foi religieuse repose justement comme toute foi sur la confiance et exclut la preuve sans que l’ignorance puisse être alléguée. Celui qui a la foi n’a par définition aucune preuve et n’en demande pas non plus. Lorsqu’il se montre à l’apôtre Thomas qui ne croyait pas en sa résurrection pour la lui prouver, le Christ, selon l’Évangile de Jean, dit qu’il est préférable de croire sans savoir.

Cependant, on peut agir tout en doutant comme le montrent les soldats à la guerre qui n’ont aucune certitude. Et lorsqu’on fait confiance, c’est sur la base soit d’une garantie du témoin dont on connaît la probité, soit c’est par abandon. Ce n’est donc pas l’impossibilité de connaître mais l’ignorance qui fait croire. Mais elle n’est pas suffisante. Dès lors, n’est-ce pas les exigences de la vie sociale qui s’ajoute à l’ignorance pour qu’on croie ?


Pour qu’il y ait vie en société, il faut nécessairement qu’il y ait des croyances communes. En effet, comme le montre Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, il faut des croyances communes pour agir en commun, ce que requiert la vie sociale. Or, si chacun cherche par lui-même la vérité, il y a peu de chances que plusieurs arrivent au même résultat. Les croyances doivent être dogmatiques, c’est-à-dire qu’il faut que chacun y adhère de confiance. On voit donc que si l’ignorance contribue à la croyance en tant que condition nécessaire, elle n’est pas suffisante. Il faut qu’il y ait cette exigence sociale qui fait croire en l’absence de savoir et qui exige la croyance pour que la vie sociale soit possible. Qu’est-ce que croire doit donc à la société ?
Ce sont les préjugés, les croyances qui enracinent l’individu dans une société dont il hérite. Hyppolite Taine, dans Les Origines de la France contemporaine, a mis en lumière le rôle positif du préjugé qu’il comprend comme une longue expérience accumulée dans un peuple. Dès lors, il est un guide, notamment pour l’action. Croire au sens de préjuger, c’est donc s’appuyer sur une tradition. Si donc l’ignorance est nécessaire, car préjuger présuppose d’ignorer, elle n’est pas suffisante. Car c’est la vie sociale qui nourrit l’acte de croire. C’est elle qui fait la confiance – ou la défiance – qui est à la racine de la croyance. Croire en l’absurde, ce n’est pas se montrer ignorant, c’est adhérer à une forme de vie sociale, c’est au moins adhérer à un groupe social.


En un mot, le problème était de savoir si l’ignorance est une condition nécessaire et suffisante de l’acte de croire ou bien si elle n’est qu’une condition nécessaire. Si elle paraît telle, c’est parce que croire s’oppose à savoir et surtout parce que l’ignorance se montre comme ignorance d’elle-même. Toutefois, croire paraît possible tout en se sachant ignorant. C’est dans l’action ou dans l’impossibilité de prouver que s’ouvre la possibilité de l’ignorance. Mais ce qui montre véritablement que l’ignorance n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisance de l’acte de croire, c’est qu’il repose sur les exigences de la vie sociale qui impose la confiance pour que la vie commune soit possible.