dimanche 29 avril 2018

Corrigé d'une dissertation : Une vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?

Lubin Baugin (1610-1663), dans sa vanitéLa Nature-morte à l’échiquier ou les cinq sens, présente l’illusion qu’il y aurait à chercher la vie heureuse dans la vie de plaisirs puisqu’ils sont tous évanescents. On y voit notamment ainsi du pain, du vin, un instrument de musique, une perle, des cartes, un échiquier, des fleurs, un miroir, autrement dit, tous les éléments des plaisirs que donnent les sens.
Or, pour le sens commun, une vie heureuse paraît évidemment une vie de plaisirs dans la mesure où on voit mal comment elle pourrait être une vie de douleurs.
Cependant, qui veut être heureux ne cherche pas toujours les plaisirs. Ne faut-il pas en éviter certains pour éviter le malheur ?
On peut donc se demander s’il y a des conditions qui permettent d’identifier la vie heureuse à une vie de plaisirs. La vie heureuse implique de choisir les bons plaisirs au nom du plaisir pour que la vie heureuse soit une vie de plaisirs, mais la vie heureuse se dissocie de la vie de plaisirs, même simples, car ils sont éphémères, aussi s’identifie-t-elle à la vie de plaisirs lorsqu’ils sont conquis et non reçus.


L’idée d’une vie heureuse est celle de la totalité de la vie. Il est clair que pour qu’on l’identifie à la vie de plaisirs, il est nécessaire d’abord que les plaisirs obtenus ne soient pas susceptibles de produire plus de maux. Ainsi peut-on avec Epicure dans la Lettre à Ménécéeconsidérer qu’il faut d’abord choisir les désirs à satisfaire. En effet, autant les désirs naturels et nécessaires comme boire, manger, etc., voire les désirs seulement naturels comme ceux du sexe, sont aisés à satisfaire, autant les désirs vains englobent nécessairement une souffrance. En effet, qui passe sa vie en débauche ne peut que finalement souffrir. Les excès créent des douleurs. Ils empêchent de vivre avec les autres puisqu’il faut renoncer à la plus élémentaire moralité. Non seulement Dom Juan n’arrivera jamais à conquérir toutes les femmes puisque son rêve d’être un nouvel Alexandre (cf. Molière, Dom Juan, Acte I, scène 2) ne peut se réaliser, mais son immoralité le met en butte à l’opposition de tous : son père, les frères des femmes bafouées, etc. Et c’est la souffrance qui marque l’absence de bonheur, donc c’est bien le plaisir qui fait le bonheur et la vie heureuse est bien une vie de plaisirs. Mais le plaisir ne peut-il pas être mauvais ?
Nullement, car ce n’est pas le plaisir mais les conséquences de certains plaisirs qui sont mauvais. On peut donc répondre à l’objection que faisait Socrate à Calliclès dans le Gorgias. Calliclès prônait une vie de plaisirs. Socrate lui disait qu’elle est analogue à un panier percé où l’on souffre de toujours chercher à satisfaire sans fin les désirs. Il considérait alors qu’il valait mieux ne pas avoir de désirs pour être heureux. Pourtant, s’il faut rejeter certains plaisirs voire accepter certaines souffrances au nom du plaisir, c’est pour le plaisir. Qui rejette certains plaisirs pour la santé cherche ainsi un plaisir lié à un désir naturel. Mais comment refuser certains plaisirs s’ils procurent ce qu’on recherche ?
C’est que certains plaisirs peuvent être considérés comme faux comme le soutient Descartes dans une Lettre à Elisabeth du 1erseptembre 1645. Si les plaisirs de l’âme sont toujours vrais – comme le plaisir pris à l’activité mathématique – les plaisirs qui proviennent de l’union de l’âme et du corps peuvent être faux. Comment si le plaisir s’éprouve ? C’est qu’on se les représente autrement qu’ils ne sont et on le découvre lorsqu’on les a atteints. C’est l’imagination qui conduit ainsi à cette fausse représentation. Mais là encore, pour atteindre le bonheur, il faut savoir choisir les bons plaisirs. À cette condition, la vie heureuse peut être une vie de plaisirs.

Néanmoins, identifier la vie heureuse à la vie de plaisirs semble impliquer soit l’excès nuisible qu’on doit écarter, soit la restriction : dans les deux cas, cela paraît absurde. Ne faut-il donc pas séparer vie heureuse et plaisir ?


Ce qui donne l’illusion que la vie heureuse réside dans le plaisir, c’est qu’il est éprouvé rétrospectivement. C’est l’absence de plaisir, soit la douleur qui est la réalité positive comme Schopenhauer le soutient à juste titre dans Le monde comme volonté et comme représentation(1818, 1844). C’est la privation qu’on éprouve. Et c’est sur cette base qu’on se rappelle avoir été heureux. On ne peut donc identifier la vie heureuse avec la vie de plaisirs car cette dernière se montre bien plutôt comme une vie vide. Qui aurait une vie où les plaisirs se succéderaient aux plaisirs serait au comble de l’ennui s’il est vrai que ce sentiment de vacuité provient surtout de la satisfaction comme Jankélévitch (1903-1985) l’a noté dans L’aventure, l’ennui, le sérieux(1963).
On se tromperait également en pensant qu’une vie de plaisirs serait une vie où de grandes douleurs nous permettraient d’éprouver de grands plaisirs. D’abord, pris littéralement, ce serait absurde. Qui voudrait être torturé, violé, voir ses proches anéantis pour mieux ressentir le plaisir ? Mais même l’option de Calliclès dans le Gorgiasde Platon, qui reprend l’image de Socrate, selon laquelle il y a deux vies, l’une où on remplit de bons tonneaux qui conservent les bonnes denrées et l’autre où on remplit des tonneaux percés, à savoir que « la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » ne peut que laisser place à l’insatisfaction due au fait que le plaisir n’étant que dans le passage, il disparaît à peine éprouvé.
Aussi, du fait que le plaisir n’est pas durable, il ne peut constituer une vie heureuse. En effet, dans l’idée qu’on se fait du bonheur comme l’indique Durkheim dans De la division du travail social(1893), il y a l’idée d’une certaine constance. Le plaisir quant à lui apparaît de façon momentanée. Le bonheur lui est continu. En outre, le plaisir est toujours local. Il concerne telle partie du corps. Et c’est pour cela qu’il peut être négatif pour le tout. Par contre, le bonheur concerne la vie tout entière non seulement dans sa durée, mais dans son présent. Dès lors, il n’est pas possible de faire que la vie heureuse soit une vie de plaisirs.

Cependant, n’en vient-on pas ainsi à nier la possibilité de la vie heureuse. Car, que pourrait être ce bonheur si on le sépare du plaisir ? Ne va-t-il pas être l’absence de sensation ou quelque mystérieux sentiment différent du plaisir que nul n’a jamais vraiment éprouvé ? Ne faut-il pas que le sujet se dispose de telle sorte que le plaisir entre comme élément dans le bonheur ?


S’il est absurde de penser qu’une vie heureuse puisse ne pas être une vie de plaisirs, il est non moins clair que le plaisir pris in abstracto ne constitue pas le bonheur. C’est pourquoi il doit être lié à une condition, à savoir que le sujet soit actif. Déjà le Calliclès de Platon, dans le Gorgias, remarquait à juste titre que refuser le plaisir ou bien plutôt, considérer que la vie heureuse commençait lorsque les désirs étaient satisfaits, c’est finalement non pas une vie mais l’existence d’une pierre. Il rejetait ainsi l’image du bonheur proposé par Socrate. Son tort est de l’avoir lié à l’immoralité en soutenant que pour être heureux, il faut satisfaire tous ses désirs. Il faut bien plutôt satisfaire la vie en nous, c’est-à-dire l’activité.
En effet, comme Alain l’a bien noté dans ses Propos sur le bonheur(1925), il y a deux sortes de plaisirs. Il y a le plaisir reçu et le plaisir conquis. Le premier comme son nom l’indique implique une passivité du sujet. Le second résulte ou accompagne l’action décidée par le sujet. Le premier note-t-il déçoit toujours car, c’est par une sorte d’illusion qu’on croit qu’il faut le chercher. Cette déception tient au fait que dans l’action choisie, même lorsqu’elle implique de la peine, le sujet est libre et non contraint. Et c’est ce choix qui fait que l’action s’accompagne d’un plaisir. On peut l’illustrer avec Alain par l’exemple du sportif qui vise le trophée. En agissant, en s’entraînant, il prend du plaisir : ce que ne peut comprendre celui qui n’agit jamais. Comment alors entendre que la vie heureuse puisse être une vie de plaisirs ?
Si la vie heureuse est bien une vie de plaisirs, ce n’est nullement au sens d’une vie où les plaisirs seraient reçus. Une telle vie comprend des peines mais qui ne sont pas subies. Aussi, ces peines ne s’opposent pas aux plaisirs : elles les accompagnent. Non pas comme se succédant les unes aux autres comme Socrate le remarque dans le Phédon, mais comme s’accompagnant dans l’effort que fait un sujet qui veut agir et qui réalise cette volonté. C’est pour cela que la vie heureuse ainsi entendue se vit dans le présent de l’action qui enveloppe le futur immédiat. Elle n’est nullement rétrospective comme l’entendait Schopenhauer. En outre, le plaisir qui accompagne l’action n’est pas localisée mais concerne la personne tout entière, âme et corps, de sorte qu’on peut l’identifier avec le bonheur contrairement à ce que soutenait Durkheim.


Disons donc en dernière analyse que le problème était de savoir s’il y a des conditions qui font que la vie heureuse est une vie de plaisirs. S’il est vrai que le choix réfléchi des plaisirs au nom du plaisir paraît rendre possible l’identité de la vie heureuse et de la vie de plaisirs, elle semble plutôt s’en dissocier dans la mesure où le bonheur ne peut être éphémère comme le plaisir. Et pourtant, à la condition d’agir, bref, de vivre pleinement, la vie heureuse est bien une vie de plaisirs lorsqu’elle le produit plutôt que lorsqu’elle l’attend.



mercredi 25 avril 2018

Corrigé d'une dissertation : Peut-on tirer des leçons de l'expérience ?

On se représente souvent l’homme d’expérience comme un homme d’un certain âge qui a beaucoup vécu. On valorise alors ce que l’expérience lui a appris. On dit qu’il faut tirer les leçons de l’expérience. On veut dire par là que lorsque l’expérience nous a montré une certaine réalité, nous devons en tenir compte lorsqu’une situation similaire se présente.
Pourtant, il arrive que l’expérience soit trompeuse. Elle n’est pas sans surprise. Et qui s’en tient à son expérience passée risque de ne pas voir la nouveauté.
Dès lors, y a-t-il des conditions qui permettent de tirer des leçons de l’expérience et si oui lesquelles ?

Il est clair que faire une expérience ne suffit nullement pour en tirer une leçon, c’est-à-dire un précepte à appliquer en cas de situation similaire. Car, il faut non seulement être sûr que la situation est la même, mais il faut aussi que la liaison entre les faits que nous avons constatée ne soit pas fortuite. Aussi une expérience est-elle selon Hegel, dans Propédeutique philosophique, la répétition des mêmes perceptions et le fait de retenir ce qu’il y a d’identique en elles. Elle permet donc de dégager ce qu’il y a d’universel dans les choses. Même si on ne comprend pas la nécessité de la liaison, on sait quand même comment agir.
Il faut donc avoir de l’expérience pour en tirer des leçons, c’est-à-dire qu’il faut avoir multiplié les expériences pour en dégager de vraies régularités. Toute exception montre que la leçon qu’on croyait avoir tiré est purement et simplement fausse. Il faut donc que l’expérience s’appuie sur une induction stricte et non sur la généralisation abusive qu’on trouve souvent dans les croyances qu’un ou deux exemples suffisent à valider.
Toutefois, le poulet qui a toujours été nourri par le fermier aurait tort, s’il pouvait réfléchir, de penser qu’il le sera toujours. Il peut avoir le cou tranché selon l’anecdote de Russell dans ses Problèmes de philosophie (1912, chapitre VI Sur l’induction). Bref, l’induction n’est jamais sûre. Ne faut-il pas alors penser qu’il n’est pas possible de tirer des leçons de l’expérience ? Ou bien ne s’agit-il pas d’un phénomène naturel ?

Il est sûr que nous nous appuyons sur l’expérience et qu’elle est la source de nos prévisions. Comme Hume le montre dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748), ce n’est pas par la raison mais par l’habitude que nous sommes amenés à faire des prévisions. Lorsqu’une série de faits s’est répétée, l’apparition de l’un nous amène à prévoir le suivant. De même, lorsque des séries de faits se répètent souvent, nous avons tendance à considérer qu’elles vont se répéter. C’est ce qui fait que nous ne pouvons pas nous empêcher de généraliser. Or, il est clair que pour la raison, il y a une infinité de faits prévisibles. Mais, l’habitude ne suffit pas pour garantir que le futur sera conforme à l’expérience passée. C’est pour cela qu’il n’est pas possible du point de vue de la raison de tirer de leçon de l’expérience même si nous sommes enclins à le faire.
En effet, la raison nous interdit de conclure du particulier le général, voire du particulier au particulier selon la définition de l’induction de Russell dans Les problèmes de la philosophie (chapitre VI Sur l’induction). L’induction, qui consiste en ce mouvement, ne peut nous assurer que les choses ne se passeront pas autrement. C’est pourquoi si on admet que l’histoire est l’expérience des hommes, tirer les leçons de l’histoire est absolument impossible. Rien n’assure qu’une série de faits se répètera. L’homme d’expérience au contraire est celui qui a l’esprit assez ouvert pour ne pas se contenter de la simple routine.
Néanmoins, l’expérience nous montre quelque chose de sorte que n’en tirer aucune leçon paraît absurde. Ne nous donne-t-elle pas au moins des leçons négatives ?

On effet, lorsqu’on fait un test, c’est pour tenter de prouver quelque chose. Si le test réussit, il est clair que l’on a découvert quelque chose. Dès lors, il est possible de retenir cette découverte. Dans le même mouvement on découvre également ce qui ne peut pas être. Par exemple, un technicien qui fait une expérience qui échoue en tire une leçon négative sur ce qu’il ne faut pas faire comme un savant qui fait une expérience qui échoue apprend ce qui n’est pas possible.
C’est que l’expérience négative d’un point de vue logique est toujours juste. En effet, si on pense qu’une certaine répétition de faits aura lieu et que l’expérience me montre que quelques cas ne sont pas similaires, mon hypothèse est réfutée. Si on n’est jamais sûr que ce qui a réussi, le fera à nouveau ; ce qui a échoué montre ce qui ne marche pas. Dès lors, la leçon qu’on en tire, c’est ce qu’il ne faut pas faire. À cette condition l’expérience permet non pas de savoir ce qu’il faut faire mais ce qu’il ne faut pas faire. La leçon toute négative qui est la sienne laisse le champ libre à l’invention.

Pour finir, il était question de savoir s’il y avait des conditions qui permettaient de tirer des leçons de l’expérience et lesquelles. En tant qu’habitude, l’expérience semble donner une leçon qui, en réalité, est potentiellement trompeuse. Aussi ne peut-on tirer que des leçons négatives de l’expérience.

Textes pour le sujet : La vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ?

Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie[1]de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
ÉpicureLettre à Ménécée (début III° av. J.-C.)


Seules (…) la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi, n’apprécions nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. – Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder.
SchopenhauerLe Monde comme volonté et comme représentation (1818)


Il y a deux sortes de plaisirs : les uns qui appartiennent à l’esprit seul, et les autres qui appartiennent à l’homme, c’est-à-dire à l’esprit en tant qu’il est uni au corps ; et ces derniers, se présentant confusément à l’imagination, paraissent souvent beaucoup plus grands qu’ils ne sont, principalement avant qu’on ne les possède, ce qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs de la vie. Car, selon la règle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c’est ainsi que nous mesurons celui dont les causes nous sont clairement connues. Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus désirables qu’elles ne sont ; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les acquérir, et perdu cependant l’occasion de posséder d’autres biens plus véritables, la jouissance nous en fait connaître les défauts, et de là viennent les dédains, les regrets et les repentirs. C’est pourquoi le vrai office de la raison est d’examiner la juste valeur de tous les biens dont l’acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d’employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont, en effet, les plus désirables.
DescartesLettre à Elisabeth du 1erseptembre 1645.


SOCRATE — Regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux[2]. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
CALLICLES — Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau !
PlatonGorgias (début IV° av. J.-C.)

Il paraît bien que le bonheur est autre chose qu’une somme de plaisirs. C’est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques. Ainsi, les activités continues, comme celles de la respiration et de la circulation, ne procurent pas de jouissances positives ; pourtant, c’est d’elles surtout que dépendent notre bonne humeur et notre entrain. Tout plaisir est une sorte de crise ; il naît, dure un moment et meurt ; la vie, au contraire, est continue. Ce qui en fait le charme fondamental doit être continu comme elle. Le plaisir est local ; c’est une affection limitée à un point de l’organisme ou de la conscience : la vie ne réside ni ici ni là, mais elle est partout. Notre attachement pour elle doit donc tenir à quelque cause également générale. En un mot, ce qu’exprime le bonheur, c’est, non l’état momentané de telle fonction particulière, mais la santé de la vie physique et morale dans son ensemble. Comme le plaisir accompagne l’exercice normal des fonctions intermittentes, il est bien un élément du bonheur, et d’autant plus important que ces fonctions ont plus de place dans la vie. (…) Le plus souvent, au contraire, c’est le plaisir qui dépend du bonheur : suivant que nous sommes heureux ou malheureux, tout nous rit ou nous attriste. On a eu bien raison de dire que nous portons notre bonheur avec nous-mêmes.
DurkheimDe la Division du travail social (1893)

L'homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer. Cela se voit dans le jeu de cartes ; il est clair, d’après les visages, que chacun contemple alors sa propre puissance de délibérer et de décider ; il y a des Césars de la manille[3], et des passages du Rubicon[4]à chaque instant. Même dans les jeux de hasard, le joueur a tout pouvoir de risquer ou de ne pas risquer ; tantôt il ose, quel que soit le risque ; tantôt il s’abstient, quelle que soit l’espérance ; il se gouverne lui-même ; il règne. Le désir et la crainte, importuns conseillers dans les affaires ordinaires, sont ici hors du conseil, par l’impossibilité où l’on se trouve de prévoir. Aussi le jeu est-il la passion des âmes fières. Ceux qui se résignent à gagner en obéissant ne conçoivent même pas le plaisir de jouer au baccara ; mais, s’ils essaient, ils connaîtront au moins pendant un court moment l’ivresse du pouvoir.
Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne, et déplaisent autant que l’on y obéit. Le pilote du tramway a moins de bonheur que le chauffeur de l’omnibus automobile. La chasse libre et solitaire donne des plaisirs vifs, parce que le chasseur fait son plan, le suit ou bien le change, sans avoir à rendre des comptes ni à donner ses raisons. Le plaisir de tuer devant des rabatteurs est bien maigre à côté ; mais encore est-il qu’un habile tireur jouit de ce pouvoir qu’il exerce contre l’émotion et la surprise. Ainsi ceux qui disent que l’homme cherche le plaisir et fuit la peine décrivent mal. L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis ; mais par-dessus tout il aime agir et conquérir ; il n’aime point pâtir ni subir ; aussi choisit-il la peine avec l’action plutôt que le plaisir sans action. Diogène[5]le paradoxal aimait à dire que c’est la peine qui est bonne ; il entendait la peine choisie et voulue ; car, pour la peine subie, personne ne l’aime.
L’alpiniste développe sa propre puissance et se la prouve à lui-même ; il la sent et la pense en même temps ; cette joie supérieure éclaire le paysage neigeux. Mais celui qu’un train électrique a porté jusqu’à une cime célèbre n’y peut pas trouver le même soleil. C’est pourquoi il est vrai que les perspectives du plaisir nous trompent ; mais elles nous trompent de deux manières ; car le plaisir reçu ne paie jamais ce qu’il promettait, alors que le plaisir d’agir, au contraire, paie toujours plus qu’il ne promettait. L’athlète s’exerce en vue de conquérir la récompense ; mais aussitôt, par le progrès et par la difficulté vaincue, il conquiert une autre récompense, qui est en lui et dépend de lui. Et c’est ce que le paresseux ne peut pas du tout imaginer ; car il ne voit que la peine et l’autre récompense ; il pèse l’une et l’autre et ne se décide point ; mais l’athlète est déjà debout et au travail, soulevé par l’exercice de la veille, et jouissant aussitôt de sa propre volonté et puissance. En sorte qu’il n’y a d’agréable que le travail ; mais le paresseux ne sait pas cela et ne peut pas le savoir ; ou bien, s’il le sait par ouï-dire ou par souvenir, il ne peut pas le croire ; c’est pourquoi le calcul des plaisirs trompe toujours, et l’ennui vient. Quand l’animal pensant s’ennuie, la colère n’est pas loin. Toutefois l’ennui d’être serf me paraît moins aigre que l’ennui d’être maître ; car, si monotone que soit l’action, il reste toujours à gouverner et à inventer un peu ; au lieu que celui qui reçoit les plaisirs tout faits est naturellement le plus méchant. Ainsi le riche gouverne par l’humeur et par la tristesse ; la faiblesse du travailleur vient de ce qu’il est plus content qu’il ne voudrait. Il fait le méchant.
AlainPropos sur le bonheur (1928), XLIV Diogène, 30 novembre 1922





[1]Ataraxie : tranquillité de l’âme.
[2]Le traducteur a utilisé le terme tonneau, mais l’objet n’existait pas chez les Grecs anciens. Ce sont les Gaulois qui ont inventé le tonneau.
[3]Jeu de cartes qui oppose deux joueurs à deux autres. En France, il se joue avec 32 cartes. C’est le dix qui est la carte la plus forte.
[4]Rubicon : petit fleuve du nord de l’Italie. En le franchissant en 49 av. J.-C., Jules César (100-44 av. J.-C.) déclencha la guerre civile qui le conduit au pouvoir absolu à Rome.
[5]Diogène (413-327 av. J.-C.), philosophe de l’école cynique, célèbre pour sa vie ascétique, ses provocations et sa liberté vis-à-vis de la culture et de la politique.

samedi 14 avril 2018

KANT, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? Traduction Piobetta (1913-1944)

Première publication dans la RevueMensuelle Berlinoise(Berlinischen Monatsschrift) en décembre 1784.

Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsableMinorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude !Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère (naturaliter maiorennes), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc où ils les ont enfermées. Ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité, qui est presque devenue pour lui nature. Il s’y est si bien complu ; et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug, les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu’il a été incité à l’insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes de toute lumière : tant il est préjudiciable d’inculquer des préjugés parce qu’en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens de lisière à la grande masse privée de pensée.
Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage publicde sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas » !L’officier dit : « Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez » (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : « Raisonnezautant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, maisobéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? ‑ Je réponds : l’usage publicde notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privépeut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savantdevant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civilou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut pas lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère. Il dira : « Notre Eglise enseigne telle ou telle chose. Voilà les arguments dont elle se sert ». Il tirera en cette occasion pour sa paroisse tous les avantages pratiques de propositions auxquelles il ne souscrirait pas en toute conviction, mais qu’il s’est pourtant engagé à exposer parce qu’il n’est pas entièrement impossible qu’il s’y trouve une vérité cachée, et qu’en tout cas, du moins, rien ne s’y trouve qui contredise la religion intérieure. Car, s’il croyait trouver rien de tel, il ne saurait en conscience conserver ses fonctions ; il devrait s’en démettre. Par conséquent l’usage de sa raison que fait un éducateur en exercice devant son assistance est seulement un usage privé, parce qu’il s’agit simplement d’une réunion de famille, si grande que celle-ci puisse être, et, par rapport à elle, en tant que prêtre, il n’est pas libre et ne doit non plus l’être, parce qu’il remplit une fonction étrangère. Par contre, en tant que savant, qui parle par des écrits au public proprement dit, c’est-à-dire au monde, ‑ tel donc un membre du clergé dans l’usage publicde sa raison ‑ il jouit d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son propre nom. Car prétendre que les tuteurs du peuple (dans les affaires spirituelles) doivent être eux-mêmes à leur tour mineurs, c’est là une ineptie, qui aboutit à la perpétuation éternelle des inepties.
Mais une telle société ecclésiastique, en quelque sorte un synode d’Églises, ou une classe de Révérends (comme elle s’intitule elle-même chez les Hollandais), ne devrait-elle pas être fondée en droit à faire prêter serment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procédé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et, par leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette tutelle ? Je dis que c’est totalement impossible. Un tel contrat qui déciderait d’écarter pour toujours toute lumière nouvelle du genre humain, est radicalement nul et non avenu ; quand bien même serait-il entériné par l’autorité suprême, par des Parlements, et par les traités de paix les plus solennels. Un siècle ne peut pas se confédérer et jurer de mettre le suivant dans une situation qui lui rendra impossible d’étendre ses connaissances (particulièrement celles qui sont d’un si haut intérêt), de se débarrasser des erreurs, et en général de progresser dans les lumières. Ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination originelle consiste justement en ce progrès ; et les successeurs sont donc pleinement fondés à rejeter pareils décrets, en arguant de l’incompétence et de la légèreté qui y présidèrent. La pierre de touche de tout ce qui peut être décidé pour un peuple sous forme de loi tient dans la question suivante : « Un peuple accepterait-il de se donner lui-même pareille loi ? » Eventuellement il pourrait arriver que cette loi fût en quelque manière possible pour une durée déterminée et courte, dans l’attente d’une loi meilleure, en vue d’introduire un certain ordre. Mais c’est à la condition de laisser en même temps à chacun des citoyens, et particulièrement au prêtre, en sa qualité de savant, la liberté de formuler des remarques sur les vices inhérents à l’institution actuelle, et de les formuler d’une façon publique, c’est-à-dire par des écrits, tout en laissant subsister l’ordre établi. Et cela jusqu’au jour où l’examen de la nature de ces choses aurait été conduit assez loin et assez confirmé pour que, soutenu par l’accord des voix (sinon de toutes), un projet puisse être porté devant le trône : projet destiné à protéger les communautés qui se seraient unies, selon leurs propres conceptions, pour modifier l’institution religieuse, mais qui ne contraindrait pas ceux qui voudraient demeurer fidèles à l’ancienne. Mais, s’unir par une constitution durable qui ne devrait être mise en doute par personne, ne fût-ce que pour la durée d’une vie d’homme, et par là frapper de stérilité pour le progrès de l’humanité un certain laps de temps, et même le rendre nuisible pour la postérité, voilà ce qui est absolument interdit. Un homme peut bien, en ce qui le concerne, ajourner l’acquisition d’un savoir qu’il devrait posséder. Mais y renoncer, que ce soit pour sa propre personne, et bien plus encore pour la postérité, cela s’appelle violer les droits sacrés de l’humanité et les fouler aux pieds. Or, ce qu’un peuple lui-même n’a pas le droit de décider quant à son sort, un monarque a encore bien moins le droit de le faire pour le peuple, car son autorité législative procède justement de ce fait qu’il rassemble la volonté générale du peuple dans la sienne propre. Pourvu seulement qu’il veille à ce que toute amélioration réelle ou supposée se concilie avec l’ordre civil, il peut pour le reste laisser ses sujets faire de leur propre chef ce qu’ils trouvent nécessaire d’accomplir pour le salut de leur âme ; ce n’est pas son affaire, mais il a celle de bien veiller à ce que certains n’empêchent point par la force les autres de travailler à réaliser et à hâter ce salut de toutes leurs forces en leur pouvoir. Il porte même préjudice à sa majesté même s’il s’immisce en cette affaire en donnant une consécration officielle aux écrits dans lesquels ses sujets s’efforcent de tirer leurs vues au clair, soit qu’il le fasse sous sa propre et très haute autorité, ce en quoi il s’expose au grief « Caesar non est supra grammaticos » [César n’est pas au-dessus des grammairiens], soit, et encore plus, s’il abaisse sa suprême puissance assez bas pour protéger dans son État le despotisme clérical et quelques tyrans contre le reste de ses sujets.
Si donc maintenant on nous demande : « Vivons-nous actuellement dans un siècle éclairé (aufgeklärten) ? », voici la réponse : « Non, mais bien dans un siècle en marche vers les lumières(Aufklärung). » Il s’en faut encore de beaucoup, au point où en sont les choses, que les humains, considérés dans leur ensemble, soient déjà en état, ou puissent seulement y être mis, d’utiliser avec maîtrise et profit leur propre entendement, sans le secours d’autrui, dans les choses de la religion. Toutefois, qu’ils aient maintenant le champ libre pour s’y exercer librement, et que les obstacles deviennent insensiblement moins nombreux, qui s’opposaient à l’avènement d’une ère générale des lumières (Aufklärung) et à une sortie de cet état de minorité dont les hommes sont eux-mêmes responsables, c’est ce dont nous avons des indices certains. De ce point de vue, ce siècle est le siècle des lumières, ou siècle de Frédéric[1].
Un prince qui ne trouve pas indigne de lui de dire qu’il tient pour un devoirde ne rien prescrire dans les affaires de religion aux hommes, mais de leur laisser en cela pleine liberté, qui par conséquent décline pour son compte l’épithète hautaine de tolérance, est lui-même éclairé : et il mérite d’être honoré par ses contemporains et la postérité reconnaissante, eu égard à ce que le premier il sortit le genre humain de la minorité, du moins dans un sens gouvernemental, et qu’il laissa chacun libre de se servir en tout ce qui est affaire de conscience, de sa propre raison. Sous lui, des prêtres vénérables ont le droit, sans préjudice des devoirs professionnels, de proférer leurs jugements et leurs vues qui s’écartent du symbole officiel, en qualité d’érudits, et ils ont le droit de les soumettre librement et publiquement à l’examen du monde, à plus forte raison toute autre personne qui n’est limitée par aucun devoir professionnel. Cet esprit de liberté s’étend encore à l’extérieur, même là où il se heurte à des obstacles extérieurs de la part d’un gouvernement qui méconnaît son propre rôle. Cela sert au moins d’exemple à ce dernier pour comprendre qu’il n’y a pas à concevoir la moindre inquiétude pour la durée publique et l’unité de la chose commune dans une atmosphère de liberté. Les hommes se mettent d’eux-mêmes en peine peu à peu de sortir de la grossièreté, si seulement on ne s’évertue pas à les y maintenir.
J’ai porté le point essentiel dans l’avènement des lumières sur celles par lesquelles les hommes sortent d’une minorité dont ils sont eux-mêmes responsables, ‑ surtout sur les questions de religion ; parce que, en ce qui concerne les arts et les sciences, nos maîtres n’ont aucun intérêt à jouer le rôle de tuteurs sur leurs sujets ; par dessus le marché, cette minorité dont j’ai traité est la plus préjudiciable et en même temps la plus déshonorante de toutes. Mais la façon de penser d’un chef d’Etat qui favorise les lumières, va encore plus loin, et reconnaît que, même du point de vue de la législation, il n’y a pas danger à permettre à ses sujets de faire un usage publicde leur propre raison et de produire publiquement à la face du monde leurs idées touchant une élaboration meilleure de cette législation même au travers d’une franche critique de celle qui a déjà été promulguée ; nous en avons un exemple illustre, par lequel aucun monarque n’a surpassé celui que nous honorons.
Mais aussi, seul celui qui, éclairé lui-même, ne redoute pas l’ombre, tout en ayant sous la main une armée nombreuse et bien disciplinée pour garantir la tranquillité publique, peut dire ce qu’un État libre ne peut oser : « Raisonnez tant que vous voudrez et sur les sujets qu’il vous plaira, mais obéissez ! » Ainsi les affaires humaines prennent ici un cours étrange et inattendu : de toutes façons, si on considère celui-ci dans son ensemble, presque tout y est paradoxal. Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose néanmoins des limites infranchissables ; un degré moindre lui fournit l’occasion de s’étendre de tout son pouvoir. Une fois donc que la nature sous cette rude écorce a libéré un germe, sur lequel elle veille avec toute sa tendresse, c’est-à-dire cette inclination et cette disposition à la libre pensée, cette tendance alors agit graduellement à rebours sur les sentiments du peuple (ce par quoi le peuple augmente peu à peu son aptitude à se comporter en liberté) et pour finir elle agit même en ce sens sur les fondements du gouvernement, lequel trouve profitable pour lui-même de traiter l’homme, qui est alors plus qu’une machine, selon la dignité qu’il mérite*.
Königsberg en Prusse le 30 septembre 1784.
Emmanuel Kant

* Dans les Nouvelles Hebdomadaires de Bueschningdu 13 septembre, je lis aujourd’hui 30 du même mois l’annonce de la Revue Mensuelle Berlinoise, où se trouve la réponse de M. Mendelssohn[2]à la même question ? Je ne l’ai pas encore eue entre les mains ; sans cela elle aurait arrêté ma présente réponse, qui ne peut plus être considérée maintenant que comme un essai pour voir jusqu’où le hasard peut réaliser l’accord des pensées.



[1]Frédéric II de Prusse ou Frédéric le Grand (1712-1786), un temps l’ami de Voltaire (1694-1778) qu’il accueillit deux fois, philosophe écrivant en français car la langue allemande pour lui était barbare, régna de 1740 à sa mort en 1786. Il passait pour un modèle de despote éclairé ou pour un roi-philosophe.
[2]Moses Mendelssohn (1729-1786) est un philosophe juif de langue allemande. Il est le père des Lumières juives (l’Haskalah).