mardi 19 janvier 2021

corrigé: l'animal est-il une chose?

 Les millions d’animaux abattus pour leur viande ou pour leur fourrure, se montrent comme des sources de profit et d’utilité et donc comme de simples choses. Or, l’animal est-il une chose ?

Il est vrai qu’en tant que bien meuble, il entre bien dans la catégorie de la chose au sens du droit romain, c’est-à-dire ce sur quoi une personne peut avoir un droit. La chose n’est pas l’objet en tant qu’elle s’oppose à la personne alors que l’objet s’oppose au sujet, c’est-à-dire à l’être conscient capable de se saisir comme conscient de soi et des objets.

Les hommes ont des attitudes contradictoires vis-à-vis des animaux. Il les traitent comme des choses simplement utiles et en même temps les considèrent pratiquement comme des personnes. On peut l’illustrer avec les Amérindiens qui chassaient et tuaient certains animaux sauf lorsqu’ils étaient domestiques. Les animaux domestiques très jeunes comme les ours ou les orignaux étaient élevés au sein (cf. Dominique Lestel, L’animal singulier, 2004, p.18). Qu’on pense au statut du lapin, animal d’élevage et animal de compagnie selon les cas.

Aussi, de même qu’on a fini par refuser qu’il y ait des hommes qui soient des choses, les esclaves, ne peut-on pas considérer qu’il est illégitime de considérer l’animal comme une chose.

 

L’animal comme vivant n’est pas une personne même s’il a certaines initiatives. Il a une âme sensitive selon Aristote, dans son traité De l’âme (II, Chapitre 3). Il est capable de mouvement, parce qu’il désire. Cette âme est ce qui assure l’utilisation de son corps dans son tout et dans ses parties. Doué d’âme, l’animal est une chose tout en étant un être vivant, chose au sens où Protagoras dit que « l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas » (που πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπον εἶναι, τῶν μὲν ὄντων ὡς ἔστι, τῶν δὲ μὴ ὄντων ὡς οὐκ ἔστιν, cité par Platon, Théétète, 152a). les choses, dont parle Protagoras, les χρήματα, sont les biens – y compris l’argent. Qu’il ait une âme n’empêche pas l’animal d’être un bien dont on use comme un esclave ; le bœuf dit Aristote remplace pour les pauvres l’esclave (cf. Aristote, Politique, I, 2). Aristote soutenant que certains hommes sont esclaves par nature car leur capacité intellectuelle est inférieure, à plus forte raison les animaux. Reste que cette notion d’âme est assez floue.

Aussi peut-on comprendre la volonté de Descartes de trouver un modèle plus efficient. Le modèle de la machine ou de l’automate qu’il a pris permet de se passer de la notion floue d’âme pour penser le vivant. L’animal est bien une chose, c’est-à-dire une réalité qui subsiste par elle-même ou dont on use : un étant sous-la-main ou un étant subsistant (cf. Heidegger, Être et temps). Seul le sujet se distingue de la chose, en tant qu’il est conscient de lui-même et qu’il est capable de se penser, « je pense donc je suis » (Discours de la méthode, IV° partie, Principes de la philosophie, I , 7) – et l’homme seul est sujet puisque lui seul est capable de témoigner à autrui qu’il pense par le langage (cf. Descartes, Lettre à Morus du 9 février 1649). Seul l’homme échappe au statut de chose au sens juridique. Il est capable comme être pensant de passer des contrats avec les autres et, en ce sens, comme Kant le soutient dans la Doctrine du droit, il n’est pas une chose qu’on peut s’approprier. L’animal lui, ne le peut pas, il est donc un chose dont on peut disposer, même si les devoirs de l’homme envers lui-même lui interdit la cruauté et le manque de reconnaissance vis-à-vis des animaux (cf. Doctrine de la vertu).

 

Toutefois, l’animal partage avec l’homme une sensibilité qui le distingue de la chose : la pierre ne sent rien, elle n’éprouve rien vis-à-vis des êtres qui l’entourent. La sensibilité ne distingue-t-elle pas l’animal de la chose de sorte qu’il ne peut simplement être considéré comme un bien ?

 

 

Bentham a soutenu que la question essentielle en ce qui concerne les animaux est : « Peuvent-ils souffrir » (Jeremy Bentham (1748-1832), Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789, chapitre XVII, § 4, Note).

On peut prendre l’exemple de l’animal domestique dont la souffrance ne fait aucun doute pour le maître qui le châtie ou qui le soigne. Certes, le cartésien Malebranche, selon Trublet dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Monsieur de Fontenelle, 1761, aurait donné un coup de pied à la chienne de Fontenelle chez qui il se trouvait parce qu’elle l’importunait. Après le cri de douleur de la chienne et le cri de compassion de son hôte, il lui soutint que ça ne sent pas : ce qui n’a jamais convaincu personne.

Rousseau pense à juste titre que l’animal éprouve comme l’homme la pitié, c’est-à-dire s’identifie avec l’être souffrant comme le montrent les bêtes qui arrivent chez le boucher selon son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Or, la pitié est ce sur quoi se fonde la moralité à l’origine, c’est-à-dire en l’absence d’une raison développée. Dès lors, les animaux ont le droit de ne pas être maltraités, c’est-à-dire de ne pas être traité comme de simples choses. Nous avons donc selon Rousseau des devoirs envers elles.

À notre époque c’est le philosophe utilitariste australien, Peter Singer qui dans La libération animale a insisté sur l’idée que la capacité à souffrir comme celle d’éprouver du plaisir des animaux, exige une égalité dans le traitement moral. S’il n’est pas une personne, l’animal n’est pas une chose. Il a des intérêts semblables à ceux des humains et n’est donc pas une chose, ni ne doit être traité comme telle.

 

Toutefois, l’être sensible n’est pas incompatible avec la machine comme le montre la pensée de Rousseau ou encore Descartes qui dans une lettre à Henry More du 9 février 1649 attribue le sentiment aux animaux qu’il pense sur le modèle de l’automate. Dès lors, si sur le plan juridique l’animal n’est pas une chose au sens d’un simple bien, reste à se demander si, sur le plan ontologique on ne peut pas distinguer l’animal de la chose en tant qu’il a un monde alors que la chose appartient au monde.

 

 

L’animal est un mécanicien et non une machine comme Jacob Von Uexküll(1864-1944) le montre dans Mondes animaux et monde humain (1934). Son exemple célèbre est celui de la tique. Du haut de ses un millimètre, elle attend sa proie, chien ou homme. La femelle, une fois fécondée grimpe sur une tige. Aveugle, c’est l’acide butyrique que dégagent les mammifères qui l’attire. Si elle tombe sur un animal à sang chaud, elle a atteint son premier but. Elle cherche alors grâce à son sens tactile un endroit dépourvu de poil où elle s’enfonce jusqu’à la tête pour se gorger de sang. Comme le dit Deleuze dans son Abécédaire, le monde de la tique ne comprend que trois éléments.

L’animal est un être mû par ses pulsions comme le soutient Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysiques : Monde, finitude, solitude – cours de 1929-1930. Aussi les éléments qui forment son monde ne lui apparaissent jamais en tant que tels, ce pourquoi à la différence de l’homme, l’animal est pauvre en monde, mais il n’en est pas privé comme la chose, la pierre par exemple, dont l’être dépend des forces qui la constituent. C’est pourquoi l’animal n’est pas une chose.

Sans être un dasein comme l’homme, c’est-à-dire, un être pour qui être est un souci, ni même un sujet comme Descartes le pense de l’homme, qui définit l’ego cogito par la conscience, il est un étant qui manifeste une certaine ouverture sur ce qu’il n’est pas. il n’est donc pas une chose qui simplement subsiste.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il est légitime de concevoir l’animal comme une chose , voire de le traiter comme tel. Lorsqu’on le conçoit comme une âme inférieure ou sous le modèle de la machine, l’animal paraît être une chose dont on peut disposer à sa guise, chose différente de la personne, qui n’a pas en elle-même le principe de son action ; comme la personne qu’est l’homme. Toutefois, c’est méconnaître la sensibilité qui est commune à l’homme et à l’animal, capable même de pitié, c’est-à-dire de sentiment moral, ce par quoi, lui accorder l’être de la personne. Mais comme le modèle mécanique du vivant et de l’animal n’est pas incompatible avec la sensibilité et donc la réduction à la chose, c’est à la condition de penser l’animal comme un être qui a un monde qu’on peut le distinguer de la chose sur le plan ontologique et donc de concevoir un rapport moral à lui, et non la simple relation à la chose qui peut être une propriété.

S’il n’est pas une chose, peut-on penser une justice pour l’animal ?