mardi 8 décembre 2020

L'humanité en question: primo Lévi essai philosophique; qu'est-ce qui peut permettre de conserver l'idée d'humanité dans la désolation?

Sujet 

[...] Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes « kazett » (1), neutre singulier. Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la 

« Zivilsuppe » (2) au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort l’avale ; et que tous les autres s’en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout 

cela. A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. 

Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les Prominents (3) grands et petits, et jusqu'aux Haftlinge (4), masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j'étais un homme.

Primo Lévi (1919-1987), Si c’est un homme (1947)

 

Essai philosophique : qu’est-ce qui peut permettre de conserver l’idée d’humanité dans la désolation ?

 

Notes

(1) abréviation de « Konzentrationlager » : camp de concentration

(2) soupe

(3) « Kapo» : détenu, chef d'un kommando ; « politique » : détenu pour des raisons politiques, adversaire d'Hitler ; « criminel » : détenu, prisonnier de droit commun ; « Prominent » : détenu jouissant de privilèges

(4) « haftling » : détenu. 

 

 

Corrigé

Essai :

Les XX° et XXI° siècles ont montré des formes politiques où l’homme se retrouve dans une certaine désolation comme l’écrit l’ancien déporté à Auschwitz et chimiste italien, Primo Lévi (1919-1987) dans son témoignage, Si c’est un homme publié en 1947. On peut entendre par désolation le vide qui frappe quelqu’un dans une situation où rien n’a de sens. Cette désolation fait perdre finalement l’humanité aux hommes, à la fois au sens des caractéristiques communes à tous les hommes et au sens de cette vertu qui fait qu’on s’occupe des besoins des autres sans se préoccuper de son propre intérêt. La désolation fait-elle perdre toute humanité ou sinon qu’est-ce qui peut permettre de conserver l’idée d’humanité dans la désolation ?

Ne faut-il pas renoncer à l’idée d’humanité dans la désolation ? La réflexion morale permet-elle de la conserver ? Ne faut-il pas que des humains montrent la possibilité

 

Dans son témoignage Primo Lévi montre à quel point le monde édifié par les SS fait disparaître l’humanité. Aux yeux des civils, c’est-à-dire des ouvriers travaillant pour les Allemands, les détenus auxquels appartient Primo Lévi sont des parias. En leur faisant racler leur gamelle ou en leur jetant de la nourriture pour qu’ils se battent, ils ne les traitent pas comme des hommes et se conduisent avec eux de façon inhumaine en les traitant comme des animaux, voire pire qu’eux. Cette inhumanité des détenus se montrent dans la représentation que s’en font les civils : « Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. » Cette représentation repose sur une erreur de raisonnement qui consiste à prendre l’effet pour la cause, autrement dit, les civils ne saisissent pas que l’abjection des détenus, c’est-à-dire leur déchéance physique et morale n’est pas leur fait et donc qu’ils n’en sont pas dignes, c’est-à-dire ne la méritent pas. ils n’ont commis aucune faute même si les civils leur en attribuent une mystérieuse.

Cette perte d’humanité, se manifeste dans l’absence de langage qui fait l’animalité des détenus, absence qui résulte de la multiplicité des langues qu’ils utilisent puisqu’ils viennent de toute l’Europe. C’est que le langage est reconnu depuis l’Antiquité, notamment depuis Aristote comme ce qui distingue l’homme de l’animal.

Cependant, la désolation qui résulte du monde concentrationnaire, n’est pas la seule façon d’être seul. Une réflexion morale n’est-elle pas possible ?

 

La désolation frappe toute la société dans le monde totalitaire où règne l’esseulement ou désolation (loneliness) qui est un des facteurs de l’instauration du totalitarisme selon Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme ; les individus esseulés, c’est-à-dire coupés de toute relation sociale sont la proie de l’idéologie totalitaire qui leur donne une explication plausible de leur mal-être, voire des buts d’action.

Mais l’idéologie totalitaire exige une immoralité qui peut être combattue dans la solitude, c’est-à-dire dans cette modalité de l’être seul où le sujet est avec lui-même et où justement, il peut s’interroger sur le monde dans lequel il vit. Il peut alors découvrir d’autres sujets qui ont entrepris cette réflexion morale. C’est ce qui est arrivé aux membres de la Rose blanche (die Weiße Rose) à Munich, comme Hans et Sophie Scholl qui à partir de l’été 1942 décidèrent d’agir contre le nazisme en distribuant des tracts contre le régime, en entraînant leur professeur de philosophie, Kurt Huber (1893-1943). Leur mouvement échoua mais montra aussi une possibilité de résistance.

Reste que la solitude semble impossible dans l’univers concentrationnaire. En outre, comment y agir ?

 

Primo Lévi donne l’exemple de Lorenzo. C’est un civil qui lui donnait à manger. Ce qui le caractérise, c’est la bonté. Il écrit en effet :

« c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. »

Lorenzo est l’exemple qui montre la possibilité d’un monde humain différent du monde de la désolation qu’est l’univers concentrationnaire. Il est un exemple en acte d’humanité. Et parce qu’il agit humainement et traite Primo Lévi comme un humain, il lui a permis de conserver l’idée d’humanité dans la désolation.

 

 

En un mot, la désolation semble être la perte de l’humanité. Si la réflexion morale permet de conserver l’humanité comme vertu, rien ne vaut les exemples d’hommes ou de femmes qui restent humains dans les temps de désolation, car ils donnent aux autres la possibilité de conserver l’humanité comme Lorenzo l’a été pour Primo Lévi. 

mardi 3 novembre 2020

Primo Levi réflexion sur l'humanité



[...] Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous

5 entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et

10 faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes « kazett » (1), neutre singulier. Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la

15 « Zivilsuppe » (2) au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort l’avale ; et que tous les autres s’en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout

20 cela. A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un

25 monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.

Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou 30 eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les Prominents (3) grands et petits, et jusqu'aux Haftlinge (4), masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure 35 et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de

ne pas avoir oublié que moi aussi j'étais un homme.
Primo Lévi (1919-1987),
Si c’est un homme (1947)

Question de réflexion philosophique : qu’est-ce qui peut permettre de conserver l’idée d’humanité dans la désolation ?

(1) abréviation de « Konzentrationlager » : camp de concentration
(2) soupe
(3) « Kapo» : détenu, chef d'un kommando ; « politique» : détenu pour des raisons politiques, adversaire d'Hitler ; « criminel » : détenu, prisonnier de droit commun ; « Prominent » : détenu jouissant de privilèges
(4) « haftling » : détenu. 

vendredi 9 octobre 2020

corrigé: La politique est-elle l'affaire de tous?


Dans la mesure où la politique désigne le domaine des affaires publiques, c’est-à-dire le domaine de ce qui est commun et de ce qui apparaît aux yeux de tous en tant que le public s’oppose au secret, il semble évident qu’elle est l’affaire de tous.

Toutefois, les exclus de tous les régimes politiques, comme les femmes dans l’antiquité, aussi bien dans les cités grecques, fussent-elle démocratiques, que sous la république romaine puis l’empire, sans compter la restriction des décisions aux conseils du roi sous l’ancien régime, roi qui décidait selon son bon plaisir selon la formule habituelle, montrent que la politique n’a jamais concerné tout le monde. On peut ajouter les secrets qu’on trouve dans tous les États pour agir efficacement dans les relations internationales, voire dans la politique intérieure, ce qu’on nommait les arcanes de l’État à l’âge classique.

On peut donc se demander s’il est possible que la politique soit l’affaire de tous et comment ?

La politique touche tout le monde, mais tous ne sont pas compétents pour faire de la politique ; c’est une obligation que la politique soit l’affaire de tous.

 

 

Comme la politique paraît être l’invention des Grecs, on peut remonter à l’apparition de la cité, voire à l’institution de la démocratie à partir de Clisthène en 508 av. J.-C. à Athènes qui se caractérise par la participation de tous les membres du peuple au vote des lois et des décisions qui engagent la cité comme des grands travaux ou encore la guerre. Si la déclaration de guerre est toujours publique, il est clair que la stratégie pour la mener ne peut qu’être secrète. Il n’en reste pas moins vrai que tous les citoyens participaient à la guerre.

Certes, les enfants, les femmes, les esclaves et les étrangers ne participaient pas à la vie politique. Mais, les enfants mâles de citoyen le devenaient. Les esclaves pouvaient aussi le devenir comme Pasion (430-370 av. J.-C.), ancien esclave devenu banquier et très riche, ce qui lui permit de faire des cadeaux à la cité qui finit par lui accorder la citoyenneté. Les étrangers étaient concernés par la politique sans y participer.

En effet, même dans les régimes politiques où une minorité gouverne, monarchie, c’est-à-dire ou un seul a le pouvoir ou oligarchie, c’est-à-dire le pouvoir du petit nombre, généralement des riches, tout le monde est concerné par la politique, c’est-à-dire par les décisions du pouvoir ; c’est en ce sens qu’elle est l’affaire de tous.

 

Néanmoins, si tous sont touchés par la politique, cela ne signifie nullement que tous sont capables de prendre part aux affaires publiques.

Dès lors, la politique n’est-elle pas l’affaire d’un petit nombre, à savoir de ceux qui sont qualifiés pour la mener ?

 

 

Dans La République, Platon donne une image de la politique en démocratie. C’est celle d’un patron de navire, gros mais mal voyant et un peu sourd. Certains matelots, ignorants en navigation, réussissent à obtenir le poste de pilote. Le patron représente le peuple, le matelot, le dirigeant de la démocratie. Il veut montrer que la politique n’est pas l’affaire de tous, en ce sens que tous ne peuvent participer au pouvoir politique. Il faut connaître l’art politique comme le navigateur doit en connaître l’art. Et finalement même en démocratie, le pouvoir est réservé à la petite élite de ceux qui parviennent à persuader le peuple, comme le montre l’image de Platon, ce sont les mauvais matelots. L’histoire le montre. Longtemps la démocratie athénienne a eu un dirigeant, Périclès (495-429 av. J.-C.), à qui Cléon a succédé sous les critiques moqueuses d’Aristophane dans les Cavaliers, pièce (de 424 av. J.-C.) dans laquelle, le vieux Démos, se laisse mener par un de ses esclaves qui représente Cléon, démagogue et corrompu.

Lorsque la politique est l’affaire de tous, elle est une lutte, un combat qui peut dégénérer en guerre civile (grec στάσις / stásis), comme l’histoire de la république romaine le montre. Émerge alors un prince comme Auguste (53-27 av. J.-C.-19 ap. J.-C.), ou bien le pouvoir finit par échoir à un roi comme durant le moyen âge et l’ancien régime, la monarchie héréditaire permettant l’unité de la décision et l’absence de contestation continuelle (cf. Hegel, Principes de la philosophie du droit, addition au § 280). 

La démocratie représentative, dans la mesure où elle fait choisir par le suffrage universel le chef de l’État, permet d’allier une certaine participation du peuple sans qu’il se mêle véritablement de politique avec la constitution d’une classe politique, c’est-à-dire un groupe d’hommes, voire de femme, dont la politique est le métier ou la vocation pour s’exprimer comme Max Weber (1864-1920) dans Le métier et la vocation d’homme politique (Politik als Beruf, 1919).

 

Toutefois, laisser la politique être confisquée par un groupe d’hommes ou de femmes, même choisis par le suffrage universel, revient à écarter nombre de questions de l’espace public, ce qui revient à le réduire, voire à tenter de le faire disparaître. Un tel projet est celui des régimes autoritaires comme la tyrannie ou la dictature, notamment militaire, c’est-à-dire une négation de la politique. Ne faut-il pas au contraire, que la politique devienne vraiment l’affaire de tous ?

 

 

En effet, le propre de la tyrannie ou du despotisme, c’est de non seulement confisquer le pouvoir, mais d’interdire à quiconque de manifester le moindre souci de l’intérêt public. Ainsi sous Pinochet (1915-2006), à partir de 1973, toute manifestation pouvait conduire à la torture et à la mort. Le refus de la liberté d’expression sous l’ancien régime montre une certaine tendance despotique de la monarchie absolue de droit divin. Seuls ceux que le roi autorisait, pouvaient émettre une opinion sur le domaine public.

Or, la politique suppose un espace public où il soit possible d’intervenir par la parole comme Hannah Arendt le soutient dans « Qu’est-ce que la liberté ? » dans La crise de la culture. Cette liberté de parole dont se vantait les Athéniens comme Socrate le dit à Polos dans le Gorgias de Platon (461e), est essentielle pour que le domaine politique soit possible. Ainsi, la liberté d’expression permet-elle que la politique soit l’affaire de tous et il faut l’instituer et la défendre pour que la politique puisse l’être. Le législateur américain a eu raison de l’inscrire comme premier amendement à la constitution.

Il faut ajouter le droit de manifester d’une façon ou d’une autre pour tous, un différend avec le pouvoir en place. Il est même possible d’accepter une certaine désobéissance civile si elle est publique et si elle est le fait d’un groupe qui revendique un droit, ce qui la distingue alors de la délinquance. C’est ainsi que des femmes en Angleterre, les suffragettes, ont pu acquérir leur droit politique ou que les Afro-américains ont pu voir leurs droits civiques reconnus dans les États du Sud des États-Unis et les lois Jim Crow[1] abolies.

 

 

Disons pour conclure que le problème était de savoir si la politique peut être l’affaire de tous et comment. Elle est l’affaire de tous au sens où elle touche tout le monde, même si elle paraît exiger certaines compétences. Aussi faut-il qu’il soit possible que tous puissent s’exprimer et manifester dans l’espace public, à défaut de toujours pouvoir participer pour que la politique soit bien l’affaire de tous qu’elle doit être.



[1] On appelle ainsi toutes les lois qui sont allés à l’encontre des amendements à la constitution américaine, votées après la guerre de sécession (1861-1865) qui accordaient au noirs libérés tous les droits des citoyens.

L'animal: un exemple d'animal domestique dans la Bible

 Le Seigneur envoya vers David le prophète Nathan qui alla le trouver et lui dit : « Dans une même ville, il y avait deux hommes ; l’un était riche, l’autre était pauvre.

Le riche avait des moutons et des bœufs en très grand nombre.

Le pauvre n’avait rien qu’une brebis, une toute petite, qu’il avait achetée. Il la nourrissait, et elle grandissait chez lui au milieu de ses fils ; elle mangeait de son pain, buvait de sa coupe, elle dormait dans ses bras : elle était comme sa fille.

La Bible, Samuel II.

jeudi 24 septembre 2020

une question d'interprétation philosophique: l'expression de soi selon Bergson

 Sujet :

Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l'espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l'espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n’agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), conclusion.

 

Question d’interprétation philosophique : L’expression de soi est-elle toujours libératrice ?

 

Corrigé 

L’expression de soi, c’est la manifestation, l’extériorisation de soi. Elle permet alors de se libérer de ce qu’on a en soi et qui est susceptible de nous empêcher d’être nous-mêmes.

Néanmoins, Bergson, dans la conclusion de son Essai sur les données immédiates de la conscience, oppose la pensée et la parole, la seconde nous enfermerait dans le social là où la première nous permettrait de nous libérer.

Dès lors, en quoi, l’expression de soi est-elle libératrice ?

 

Bergson distingue deux moi, dont l’un est la projection de l’autre. Il en est donc une expression. Ce deuxième moi qu’il qualifie de « fantôme décoloré » est un moi social qui masque le vrai moi. Il est donc une expression du moi aliénante plutôt que libératrice.

C’est en effet une expression qui transforme en espace ce qui n’est que durée. Elle est déformante. La spatialisation sépare ce qui est mêlé dans la durée. Elle ramène à la mesure ce qui lui est réfractaire.

Ne peut-on pas s’exprimer et se libérer par la parole ?

 

La parole se situe dans cette vie extérieure et sociale où nous sommes agis, c’est-à-dire aliénés, autrement dit où nous sommes séparés de nous-mêmes. La parole va séparer et exprimer sous un forme sociale ce qui dans notre moi véritable est uni. 

Elle nous empêche alors de véritablement nous libérer.

N’est-ce pas alors dans l’acte libre que nous pouvons nous libérer ?

 

Par l’action, le moi se ressaisit. Il se retrouve lui-même tout entier. Son expression proviendra donc de lui. S’il parle, il mettra sa pensée dans les mots qu’il utilise. Elle sera libératrice. Cette expression sera une action libre.

 

 

En un mot, nous nous demandions en quoi l’expression de soi est-elle libératrice. Il est apparu que l’expression du moi social comme la parole ne font qu’aliéner pour Bergson le véritable moi. C’est seulement lorsque nous arrivons à exprimer notre moi profond et véritablepar un acte qui vient de nous, voire en parlant ainsi, que l’expression est bien l’expression de nous-mêmes et qu’elle est donc toujours libératrice. Elle conduit alors à faire craquer notre moi social pour faire apparaître notre vrai moi.

jeudi 10 septembre 2020

corrigé: Un préjugé peut-il être bon?

 Depuis le siècle des Lumières, il est courant de critiquer les préjugés, de les refuser.

Un préjugé semble toujours mauvais car il implique de juger sans réfléchir.

Toutefois, s’il conduit à bien agir, le préjugé pourrait être bon et il n’y aurait nulle faute à en avoir.

Y a-t-il des condition qui permettent à un préjugé d’être bon ?

Le préjugé serait bon dans l’urgence de l’action, voire dans la vie sociale, mais l’autonomie est préférable et doit conduire à rejeter le préjugé.

 

 

Comme Descartes le remarquait dans le Discours de la méthode, l’action est parfois urgente. Dès lors, le préjugé élimine le doute qui paralyserait l’action comme Burke le soutient dans ses Réflexions sur la révolution de France.

Il est clair que les préjugés sont bons pour les enfants dans la mesure où ils leur donnent un cadre fixe.

Pour les adultes eux-mêmes, les préjugés leur permettent d’agir et de bien agir en s’appuyant sur les préjugés qui font la vertu selon Burke parce qu’ils résument une longue histoire.

 

Cependant, l’urgence n’est qu’un cas particulier. De façon plus générale, la vie sociale ne doit-elle pas reposer sur de préjugés ?

 

 

Déjà l’enfance, c’est-à-dire ce moment de la vie où on ne peut vraiment réfléchir, exige des préjugés. Voltaire a raison de dire dans son article « préjugé » du Dictionnaire philosophique portatif qu’on les utilise partout, puisqu’ils consistent à juger avant de réfléchir, pour éduquer les enfants afin qu’ils puissent disposer de bons principes pour bien agir.

On peut même considérer que les préjugés sont la somme d’expériences héritées comme le soutient Taine dans Les Origines de la France contemporaine. À ce titre, un préjugé ancien peut être historiquement justifié par la raison, il est alors bon. Si le préjugé est alors toujours valable dans la vie sociale, c’est qu’il la rend possible. Sans lui, l’homme n’est qu’un loup inquiet. L’adulte en a tout autant besoin que l’enfant.

 

Néanmoins, éduquer au préjugé, c’est empêcher la réflexion et de trouver mieux que ce qui a été longtemps répété. N’est-ce pas que le préjugé est toujours mauvais ?

 

 

En effet, si l’enfant semble avoir besoin de protection, il doit devenir adulte. On lui apprend à marcher malgré les chutes. Or, on peut penser par analogie comme Kant dans Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?, qu’on peut de même apprendre à penser par soi-même. Inculquer des préjugés, c’est faire en sorte de maintenir dans la minorité l’individu et l’empêcher d’accéder à la majorité. Ceux qui le font, le font par intérêt, parce que dominer les autres leur permet d’en retirer des bénéfices.

Aussi, qui réussit à penser par lui-même ne peut que répandre l’exigence de penser par soi-même, comme exigence pour tout homme ; c’est ce qui fait l’autonomie qui n’exclut nullement d’agir dans l’urgence en choisissant une opinion ou de suivre les lois sociales admises en attendant d’en proposer de meilleures.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il y a des conditions qui permettent à un préjugé d’être bon. L’urgence et la vie sociale semblent rendre bons les préjugés. Pourtant, l’éducation à l’autonomie qui exclut les préjugés permet de répondre à l’urgence et à la vie sociale tout en permettant à l’homme d’accéder à l’autonomie, de sorte qu’un préjugé ne peut pas être bon.

 

 Depuis le siècle des Lumières, il est courant de critiquer les préjugés, de les refuser.

Un préjugé semble toujours mauvais car il implique de juger sans réfléchir.

Toutefois, s’il conduit à bien agir, le préjugé pourrait être bon et il n’y aurait nulle faute à en avoir.

Y a-t-il des condition qui permettent à un préjugé d’être bon ?

Le préjugé serait bon dans l’urgence de l’action, voire dans la vie sociale, mais l’autonomie est préférable et doit conduire à rejeter le préjugé.

 

 

Comme Descartes le remarquait dans le Discours de la méthode, l’action est parfois urgente. Dès lors, le préjugé élimine le doute qui paralyserait l’action comme Burke le soutient dans ses Réflexions sur la révolution de France.

Il est clair que les préjugés sont bons pour les enfants dans la mesure où ils leur donnent un cadre fixe.

Pour les adultes eux-mêmes, les préjugés leur permettent d’agir et de bien agir en s’appuyant sur les préjugés qui font la vertu selon Burke parce qu’ils résument une longue histoire.

 

Cependant, l’urgence n’est qu’un cas particulier. De façon plus générale, la vie sociale ne doit-elle pas reposer sur de préjugés ?

 

 

Déjà l’enfance, c’est-à-dire ce moment de la vie où on ne peut vraiment réfléchir, exige des préjugés. Voltaire a raison de dire dans son article « préjugé » du Dictionnaire philosophique portatif qu’on les utilise partout, puisqu’ils consistent à juger avant de réfléchir, pour éduquer les enfants afin qu’ils puissent disposer de bons principes pour bien agir.

On peut même considérer que les préjugés sont la somme d’expériences héritées comme le soutient Taine dans Les Origines de la France contemporaine. À ce titre, un préjugé ancien peut être historiquement justifié par la raison, il est alors bon. Si le préjugé est alors toujours valable dans la vie sociale, c’est qu’il la rend possible. Sans lui, l’homme n’est qu’un loup inquiet. L’adulte en a tout autant besoin que l’enfant.

 

Néanmoins, éduquer au préjugé, c’est empêcher la réflexion et de trouver mieux que ce qui a été longtemps répété. N’est-ce pas que le préjugé est toujours mauvais ?

 

 

En effet, si l’enfant semble avoir besoin de protection, il doit devenir adulte. On lui apprend à marcher malgré les chutes. Or, on peut penser par analogie comme Kant dans Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?, qu’on peut de même apprendre à penser par soi-même. Inculquer des préjugés, c’est faire en sorte de maintenir dans la minorité l’individu et l’empêcher d’accéder à la majorité. Ceux qui le font, le font par intérêt, parce que dominer les autres leur permet d’en retirer des bénéfices.

Aussi, qui réussit à penser par lui-même ne peut que répandre l’exigence de penser par soi-même, comme exigence pour tout homme ; c’est ce qui fait l’autonomie qui n’exclut nullement d’agir dans l’urgence en choisissant une opinion ou de suivre les lois sociales admises en attendant d’en proposer de meilleures.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il y a des conditions qui permettent à un préjugé d’être bon. L’urgence et la vie sociale semblent rendre bons les préjugés. Pourtant, l’éducation à l’autonomie qui exclut les préjugés permet de répondre à l’urgence et à la vie sociale tout en permettant à l’homme d’accéder à l’autonomie, de sorte qu’un préjugé ne peut pas être bon.

 

 

corrigé: la politique peut-elle être un métier?

 On parle souvent de classe politique ou des politiciens, c’est-à-dire des spécialistes du domaine politique. La politique peut-elle être un métier ?

Il est vrai que dans les États modernes, on peut gagner sa vie grâce à la politique dans la mesure où les fonction politiques sont rémunérées. Il n’est pas besoin d’avoir une fortune personnelle ou d’hériter pour agir dans le domaine public. Il y a là un progrès dans le sens de la démocratisation.

D’un autre côté, la politique a pour fin l’intérêt public et non l’intérêt privé, de sorte qu’il semble contradictoire de la considérer comme un métier.

On peut donc se demander s’il est légitime que la politique soit un métier.

La politique paraît être l’activité des citoyens, mais elle peut être celle des détenteurs du pouvoir voire les représentants qui visent l’intérêt public et non le seul intérêt privé, la rémunération compense l’engagement pour la collectivité.

 

 

La politique est originairement l’activité des citoyens qui se sont emparé du pouvoir et l’ont arraché aux aristocrates comme les citoyens athéniens. Le pouvoir n’appartient alors à personne. Il est au milieu comme Jean-Pierre Vernant l’analyse dans les Origines de la pensée grecque. Aussi ce qui importe dans la cité, c’est la parole qui permet de persuader. Aussi, faire de la politique, c’est s’exprimer devant l’ecclésia (ἐκκλησία), l’assemblée du peuple et l’entraîner dans une direction. Par exemple, Thémistocle (524-459 av. J.-C.) avait persuadé les Athénien d’utiliser les revenus des mines du Laurion pour construire une flotte qui permit aux Athéniens de vaincre les Perses à Salamine en 480, victoire mises en scène par Eschyle (525-456 av. J.-C.).

Si l   a politique ne peut être un métier, c’est parce qu’un métier, c’est un travail ou une tâche spécialisée qu’on réalise pour son intérêt personnel. Ainsi l’architecture peut être un métier tout comme la sculpture, ainsi que ce fut le cas de Phidias (490-430 av. J.-C.) qui dirigea les travaux du Parthénon (447-432av.J.-C). Périclès (495-429 av. J.-C.) qui ordonnait ces travaux était un stratège, régulièrement élu, qui se consacrait à la vie publique car, riche, il en avait les moyens.

Quant aux citoyens, on peut concevoir comme à Athènes une indemnité pour les plus pauvres afin qu’ils puissent participer aux affaires publiques ou les faire voter le jeudi comme au Royaume Uni pour avoir une plus grande participation depuis 1935. Ainsi, c’est en permettant la participation des citoyens et non en rémunérant une classe politique que les affaires publiques peuvent bien se porter. Sans cette participation, la politique se transforme en pur exercice du pouvoir, autrement dit elle disparaît.

 

Toutefois, le peuple ne peut pas toujours exercer directement le pouvoir. Dès lors, il lui faut des représentants. Ceux-ci n’exercent-ils pas alors un métier ?

 

 

Si par métier, on entend une spécialisation, alors quiconque s’engage en politique, même dans une démocratie directe, se spécialise. Ainsi, dans les monarchies d’Ancien régime des ministres comme Colbert (1619-1683), ont consacré leur existence aux intérêts de l’État tout en s’enrichissant grâce à ce service. Les rois eux-mêmes faisaient instruire leurs successeurs pour qu’ils apprennent leur métier de roi.

Il n’en reste pas moins que le terme de métier est plutôt ici une analogie vague. L’organisation de l’État repose sur des lois qui déterminent qui a le droit d’exercer le pouvoir. Sinon, la prise du pouvoir, même illégal, n’a rien à voir avec un métier, elle présuppose un consentement au moins tacite des gouvernés. Hobbes soutenait qu’État existait sur la base d’un contrat tacite entre les sujets qui renoncent à leur droit de gouverner au profit ‘un homme ou d’une assemblée (cf. Léviathan, chapitre XVII). Un État fondé sur la conquête ou sur la peur des sujets est tout aussi légitime. Les politiques qui conservent le pouvoir peuvent alors se rémunérer. Le consentement des gouvernés peut reposer sur des lois traditionnelles qu’on a l’habitude de respecter, comme pour la monarchie de l’ancien régime qui bénéficiait en outre de l’appui de la religion si importante dans la vie des hommes de cette époque.

 

Néanmoins, l’apparition dans les États modernes d’un personnel formé et rémunéré pour le service de l’État et le développement des partis politiques, ont rendu possible le métier d’homme politique. Est-ce légitime ?

 

 

Un métier suppose soit qu’un employeur nous propose un contrat, soit, comme dans une profession libérale, qu’un client nous démarche. Or, la politique ne peut être un métier en ce sens, que s’il y a un employeur, et cela peut être l’État ou un client, l’ensemble des électeurs ou le peuple. Ne risque-t-on pas alors de confonde l’intérêt privé et l’intérêt public ?

Lorsqu’il conçoit sa belle cité (Καλλίπολις, kallipolis ; cf. La République, VII, 527c), Platon prévoit que la classe des producteurs nourrira celle des dirigeants ou philosophes qui ne doivent rien posséder en propre. Il s’agit là d’une sorte de salaire, même si Platon réserve ce terme aux manœuvres qu’il appelle mercenaire. Il est vrai que les dirigeants de la belle cité ne changent pas d’employeurs comme peuvent le faire de simples salariés. On peut avec François Châtelet (1925-1985), dans Une histoire de la raison (1992, posthume) y voir l’invention du fonctionnaire. Il est clair que les hauts fonctionnaires qui ont l’intérêt public pour objet sont mus par la rétribution matérielle et l’honneur social (cf. Max Weber, le métier et la vocation d’homme politique, Politik als Beruf,1919, traduction française Le savant et le politique, p.105). de façon générale, toutes les formes de domination politique impliquent que ceux qui soutiennent le chef, tyran roi, démagogue, chef de guerre, soient rétribués. En ce sens la politique est un métier. Et si la politique est conformément à la thèse de Machiavel dans Le Prince ( posthume, 1532) l’acquisition et la conservation du pouvoir, alors, qu’elle soit un métier ne pose pas de problème, dans la mesure où il n’y a pas alors de contradiction entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Qu’en est-il alors dans les démocraties représentatives ?

La légitimité est acquise par l’élection. Quant aux candidats, ils sont souvent sélectionnés par les partis politiques. Sont alors possibles des carrières politiques où les rémunérations dépendent de la capacité à persuader les membres du parti, puis les électeurs. Aussi l’apprentissage de l’éloquence, comme pour les hommes politiques de l’Antiquité, ainsi que des connaissances qui permettent de servir l’État, le droit notamment, mais également l’économie qui s’est introduite dans la modernité comme préoccupation principale de la politique. Il n’est pas étonnant que les hommes politiques se recrutent souvent chez les fonctionnaires ou chez les avocats. N’y a-t-il pas un risque que la politique, c’est-à-dire le souci du bien public alors disparaisse ? Nullement dans la mesure où les citoyens peuvent destituer ceux qui gouvernent en les remplaçant par d’autres, on peut alors selon Popper parler de démocratie. Le peuple est comme un employeur qui change de salariés.

 

 

Le problème était de savoir s’il est légitime que la politique soit un métier. Si la politique telle que les Grecs l’ont inventé interdit la professionnalisation, sa transformation en conquête et exercice du pouvoir a permis que la politique soit un métier. Il est légitime lorsqu’il est possible pour le peuple de révoquer ceux qu’il a choisis.

mercredi 9 septembre 2020

corrigé: le langage animal

 Si l’on fait parler les animaux dans la fable depuis Ésope jusqu’à La Fontaine, en passant par le Tarzan d’Edgar Rice Burroughs qui parle aux animaux de la jungle, toujours est-il que l’idée d’un langage animal ne va pas de soi.

En effet, qu’il y ait des formes de communication chez les animaux ne signifient pas qu’un véritable langage soit présent.

L’idée de langage animal est-elle autre chose qu’un abus de langage ?

Le langage animal est-il un thème pour rabaisser l’homme, ou bien le langage es-il le propre de sa dimension politique, voire de sa capacité à penser.

 

 

Qu’il y ait un langage animal est un thème de l’Apologie de Raymond Sebond de Montaigne qui constitue le chapitre 12 des Essais. Montaigne veut montrer que l’homme a une prétention vide à la grandeur qui le conduit à vouloir se séparer des animaux ses compagnons. Qu’il ne les comprenne pas ne prouve pas qu’ils n’ont pas de langage. Au contraire, ils manifestent entre eux et avec l’homme des intentions de significations, ils s’expriment, ce qui donne à penser qu’ils possèdent un langage que nous ne comprenons pas toujours.

C’est la prétention de l’homme, son orgueil, qui le conduit à ne pas accepter l’idée que l’animal est capable de langage. Ainsi, certains éthologues ont réussi à apprendre le langage des signes des sourds et muets américains à des grands singes, la gorille Koko (1971-2018) éduquée par l’éthologue Penny Paterson et le chimpanzé Washoe (1965-2007) par les époux Gardner. Ils semblaient rejoindre le devenir humain du singe de Rapport pour une académie de Kafka. Mais les résultats ont été contestés, soit en soutenant que les performances des singes étaient celles de très jeunes enfants, soit qu’elles résultaient du conditionnement. Ces dénégations montrent que Montaigne avait vu juste en prétendant que les hommes ont tendance à rabaisser leur compagnons sur terre. Comme le soutenait plus récemment Michel Serres, dans Récits d’humanisme (2006), nous ignorons ce qui se passe dans la tête des animaux, s’ils ont ou non des pensées et donc s’ils lient les dites pensées à des signes.

 

Néanmoins, on peut constater que la communication animale, lorsqu’on la comprend, ne porte pas sur le même contenu que le langage humain. Peut-on alors fonder sur cette différence le refus de l’idée d’un langage animal ?

 

 

En effet, lorsqu’Aristote, dans le livre I de la Politique, veut montrer que la cité (πόλις,polis) est une réalité naturelle, il en vient à définir l’homme comme un « animal politique » (politikon ô anthropos zoon, πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον). Il avance comme argument que l’homme est doué de logos, raison, parole ou langage alors que les animaux n’ont que la voix (phonè, φωνὴ). Cette dernière permet aux animaux sociaux de communiquer des sensation selon Aristote alors que le logos permet de communiquer sur l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, autrement dit sur les notions morale et politiques (cf. Politique, I, 2). En outre, la raison que seul l’homme possède, lui permet de comprendre des notions et de raisonner, ce dont l’animal ne semble pas capable, c’est pourquoi Aristote, dans son Traité de l’âme, réservait à l’homme, l’intellect, suivi en cela par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique.

La découverte par l’éthologie de certains systèmes de communication comme celui de abeilles confirme l’analyse d’Aristote. En effet, les abeilles font une sorte de danse en rond ou en huit qui s’effectue en fonction du soleil pour communiquer le lieu et la quantité à butiner. Lorsqu’une abeille a transmis son message, les autres se dirigent vers le lieu. On trouve également chez certains singes des cris différents en fonction du type de prédateurs qui menacent. Il est clair que ses informations ne sont pas un discours où sont exposées des considérations sur la justice d’une politique.

La communication animale, c’est-à-dire la transmission de messages qui produisent des effets sur le comportements n’ont rien à voir avec le langage humain qui montre une capacité à s’enquérir de la vérité qui est propre à l’homme selon Platon dans le Phèdre (249b). Aussi, parler d’un langage animal est abusif et n’a de sens que pour qui veut rabaisser l’homme. Le langage animal est donc un abus de langage.

 

Toutefois, les différences de contenu entre communication animale et langage humain ne fondent qu’un différence de degré et ne constituent pas une solution de continuité. Le langage n’est-il pas révélateur d’une capacité spécifiquement humaine.

 

 

C’est Descartes qui a produit sur l’absence de langage animal, c’est-à-dire sur la spécificité humaine du langage, l’analyse la plus poussée. Comme il l’indique dans la cinquième partie du Discours de la méthode, les bêtes n’ont pas de langage, c’est-à-dire de mots ou de signes qui témoignent qu’elles pensent. Autrement dit, lorsqu’un homme use du langage, il fait comprendre à son interlocuteur qu’il pense ce qu’il exprime et non simplement qu’il communique.

En outre, comme Descartes l’indique dans une lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, il y a langage dans la mesure où les mots ou les signes soient utilisés à propos du sujet qui se présente. Un homme qui en salue un autre ne le fait pas comme la pie qui a appris à saluer sa maîtresse qui espère du mot qu’elle prononce une récompense. C’est la situation qui amène le sujet humain à prononcer le mot bonjour dans le moment qui lui paraît opportun.

Enfin, le langage appartient à un être capable d’inventer pour se faire comprendre. Ainsi à l’époque de Descartes, le langage des sourds et muets n’existant pas , ils inventaient des signes pour se faire comprendre. Ce dont les bêtes sont incapables. Cette inventivité appartient au langage ordinaire humain selon le linguiste Noam Chomsky (né en 1928). Être capable de langage signifie qu’on peut faire comprendre ce qu’on pense et non qu’on transmet les passions qu’on éprouve. L’animal qui manifeste sa colère en grognant comme le chien ou en hérissant les poils comme le chat exprime une passion qu’il éprouve. Un homme qui dit sa colère exprime qu’il pense être en colère.

 

 

Disons donc que le problème était de savoir si l’idée d’un langage animal n’était pas un abus de langage visant à dévaloriser l’homme. Tel est clairement le cas chez Montaigne et chez tous ceux qui cherchent cette compétence chez les animaux, méconnaissant outre l’usage politique du langage mis en lumière par Aristote, sa capacité à exprimer la pensée reconnue par Descartes.

Cet abus de langage ne cache-et-il pas une profonde et farouche misanthropie ?

vendredi 4 septembre 2020

Gorgias, biographie

Vie

Gorgias est né vers 483 av. J.-C. à Léontium en Sicile. Il avait un frère Hérodicos, médecin. On pense qu’il a été l’élève d’Empédocle (V° av. J.-C.) qui passe pour l’inventeur de la rhétorique.

 

En 427 Gorgias séjourne à Athènes. Il est venu comme ambassadeur de sa cité. Il triomphe et obtient grâce à la qualité de son discours devant l’assemblée athénienne une aide militaire d’Athènes pour défendre sa cité contre Syracuse. Une tradition veut qu’il ait donné des cours à Périclès. Or, ce dernier est mort en 429 et on ne voit pas comment il aurait pu sans danger se rendre en Sicile. Qu’il ait eu comme élèves, Critias (460-403 av. J.-C), le cousin de Platon, futur membre des Trente tyrans, l’homme politique Alcibiade (450-404 av. J.-C.) et Thucydide (465-400 av. J.-C.), le futur historien est plus probable.

Il séjourne un temps en Thessalie où sa gloire s’accroit. Il y aurait donné une constitution à la cité de Larissa. Il a des disciples comme Isocrate qui fondera à Athènes une école de rhétorique, rivale de l’Académie de Platon. De façon générale, Gorgias vendait très cher son enseignement.

Il eut Polos d’Agrigente comme disciple.

Son successeur fut Alcidamas d’Élée.

 

Il serait mort en 376 av. J.-C.

 

Œuvres conservées.

Apologie de Palamède.

Éloge d’Hélène.

Sur le non-être ou la nature (connu partiellement grâce à Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens)

mardi 1 septembre 2020

Lévi-Strauss sur Rousseau - l'animal (textes)

Car, s’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société, se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité – démonstration qui fait l’objet du Discours - ce ne peut être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires sinon précisément en elle ; qui soit, tout à la fois, naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine; et qui, à la condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d’un plan sur l’autre plan. Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque, du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant quelconque, du moment qu’il est vivant. L’homme commence donc par s’éprouver identique à tous ses semblables, et il n’oubliera jamais cette expérience primitive, même quand l’expansion démographique (qui joue, dans la pensée anthropologique de Rousseau, le rôle d’événement contingent, qui aurait pu ne pas se produire, mais dont nous devons admettre qu’il s’est produit puisque la société est), l’aura contraint à diversifier ses genres de vie pour s’adapter aux milieux différents où son nombre accru l’obligeait à se répandre, et à savoir se distinguer lui-même, mais pour autant seulement qu’un pénible apprentissage l’instruisait à distinguer les autres : les animaux selon l’espèce, l’humanité de l’animalité, mon moi des autres moi. L’appréhension globale des hommes et des animaux comme êtres sensibles, en quoi consiste l’identification, précède la conscience des oppositions : d’abord, entre des propriétés communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non-humain.

C'est bien la fin du Cogito que Rousseau proclame ainsi, en avançant cette solution audacieuse. Car jusqu’alors, il s'agissait surtout de mettre l’homme hors de question, c’est-à-dire de s’assurer, avec l’humanisme, une «transcendance de repli». Rousseau peut demeurer théiste, puisque c’était la moindre exigence de son éducation et de son temps : il ruine définitivement la tentative en remettant l’homme en question.

(…)

On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l'homme occidental ne peut-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion. Seul Rousseau a su s'insurger contre cet égoïsme: lui qui, dans la note au Discours que j'ai citée, préférait admettre que les grands singes d'Afrique et d'Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fussent des hommes d'une race inconnue, plutôt que courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. Et la première faute eût été moins grave en effet, puisque le respect d'autrui ne connaît qu'un fondement naturel, à l'abri de la réflexion et de ses sophismes parce qu'antérieur à elle, que Rousseau aperçoit, chez l'homme, dans «une répugnance innée à voir souffrir son semblable» (Discours) ; mais dont la découverte oblige à voir un semblable en tout être exposé à la souffrance, et de ce fait nanti d'un titre imprescriptible à la commisération. Car l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for intérieur cette aptitude à la pitié qui, dans l'état de nature, tient lieu «de lois, de mœurs, et de vertu», et sans l'exercice de laquelle nous commençons à comprendre que, dans l'état de société, il ne peut y avoir ni loi, ni mœurs, et ni vertu. Loin de s'offrir à l'homme comme un refuge nostalgique, l'identification à toutes les formes de la vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l'humanité d'aujourd'hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives; le seul qui, dans un monde dont l'encombrement rend plus difficiles, mais combien plus nécessaires, les égards réciproques, puisse permettre aux hommes de vivre ensemble et de construire un avenir harmonieux. Peut-être cet enseignement était-il déjà contenu dans les grandes religions de l’Extrême-Orient ; mais face à une tradition occidentale qui a cru, depuis l'antiquité, qu'on pouvait jouer sur les deux tableaux, et tricher avec l'évidence que l'homme est un être vivant et souffrant, pareil à tous les autres êtres avant de se distinguer d'eux par des critères subordonnés, qui donc, sauf Rousseau, nous l'aura dispensé? «J'ai une violente aversion», écrit-il dans la quatrième lettre à M. de Malesherbes, «pour les états qui dominent les autres. Je hais les Grands, je hais leur état. » Cette déclaration ne s'applique-t-elle pas d'abord à l'homme, qui a prétendu dominer les autres êtres et jouir d'un état séparé, laissant ainsi le champ libre aux moins dignes des hommes, pour se prévaloir du même avantage à l'encontre d'autres hommes, et détourner à leur profit un raisonnement aussi exorbitant sous cette forme particulière qu'il l'était déjà sous sa forme générale ? Dans une société policée, il ne saurait y avoir d'excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de l'homme, qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur, et à traiter des hommes comme des objets: que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission, ou simplement de l'expédient.

Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme », 1962 repris dans Anthropologie structurale II, 1973