Sujet
[...] Pour les civils, nous sommes des parias. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux. Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes « kazett » (1), neutre singulier. Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la
« Zivilsuppe » (2) au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort l’avale ; et que tous les autres s’en repartent, dépités et claudicants. Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout
cela. A supposer qu’il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les Prominents (3) grands et petits, et jusqu'aux Haftlinge (4), masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j'étais un homme.
Primo Lévi (1919-1987), Si c’est un homme (1947)
Essai philosophique : qu’est-ce qui peut permettre de conserver l’idée d’humanité dans la désolation ?
Notes
(1) abréviation de « Konzentrationlager » : camp de concentration
(2) soupe
(3) « Kapo» : détenu, chef d'un kommando ; « politique » : détenu pour des raisons politiques, adversaire d'Hitler ; « criminel » : détenu, prisonnier de droit commun ; « Prominent » : détenu jouissant de privilèges
(4) « haftling » : détenu.
Corrigé
Essai :
Les XX° et XXI° siècles ont montré des formes politiques où l’homme se retrouve dans une certaine désolation comme l’écrit l’ancien déporté à Auschwitz et chimiste italien, Primo Lévi (1919-1987) dans son témoignage, Si c’est un homme publié en 1947. On peut entendre par désolation le vide qui frappe quelqu’un dans une situation où rien n’a de sens. Cette désolation fait perdre finalement l’humanité aux hommes, à la fois au sens des caractéristiques communes à tous les hommes et au sens de cette vertu qui fait qu’on s’occupe des besoins des autres sans se préoccuper de son propre intérêt. La désolation fait-elle perdre toute humanité ou sinon qu’est-ce qui peut permettre de conserver l’idée d’humanité dans la désolation ?
Ne faut-il pas renoncer à l’idée d’humanité dans la désolation ? La réflexion morale permet-elle de la conserver ? Ne faut-il pas que des humains montrent la possibilité
Dans son témoignage Primo Lévi montre à quel point le monde édifié par les SS fait disparaître l’humanité. Aux yeux des civils, c’est-à-dire des ouvriers travaillant pour les Allemands, les détenus auxquels appartient Primo Lévi sont des parias. En leur faisant racler leur gamelle ou en leur jetant de la nourriture pour qu’ils se battent, ils ne les traitent pas comme des hommes et se conduisent avec eux de façon inhumaine en les traitant comme des animaux, voire pire qu’eux. Cette inhumanité des détenus se montrent dans la représentation que s’en font les civils : « Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection. » Cette représentation repose sur une erreur de raisonnement qui consiste à prendre l’effet pour la cause, autrement dit, les civils ne saisissent pas que l’abjection des détenus, c’est-à-dire leur déchéance physique et morale n’est pas leur fait et donc qu’ils n’en sont pas dignes, c’est-à-dire ne la méritent pas. ils n’ont commis aucune faute même si les civils leur en attribuent une mystérieuse.
Cette perte d’humanité, se manifeste dans l’absence de langage qui fait l’animalité des détenus, absence qui résulte de la multiplicité des langues qu’ils utilisent puisqu’ils viennent de toute l’Europe. C’est que le langage est reconnu depuis l’Antiquité, notamment depuis Aristote comme ce qui distingue l’homme de l’animal.
Cependant, la désolation qui résulte du monde concentrationnaire, n’est pas la seule façon d’être seul. Une réflexion morale n’est-elle pas possible ?
La désolation frappe toute la société dans le monde totalitaire où règne l’esseulement ou désolation (loneliness) qui est un des facteurs de l’instauration du totalitarisme selon Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme ; les individus esseulés, c’est-à-dire coupés de toute relation sociale sont la proie de l’idéologie totalitaire qui leur donne une explication plausible de leur mal-être, voire des buts d’action.
Mais l’idéologie totalitaire exige une immoralité qui peut être combattue dans la solitude, c’est-à-dire dans cette modalité de l’être seul où le sujet est avec lui-même et où justement, il peut s’interroger sur le monde dans lequel il vit. Il peut alors découvrir d’autres sujets qui ont entrepris cette réflexion morale. C’est ce qui est arrivé aux membres de la Rose blanche (die Weiße Rose) à Munich, comme Hans et Sophie Scholl qui à partir de l’été 1942 décidèrent d’agir contre le nazisme en distribuant des tracts contre le régime, en entraînant leur professeur de philosophie, Kurt Huber (1893-1943). Leur mouvement échoua mais montra aussi une possibilité de résistance.
Reste que la solitude semble impossible dans l’univers concentrationnaire. En outre, comment y agir ?
Primo Lévi donne l’exemple de Lorenzo. C’est un civil qui lui donnait à manger. Ce qui le caractérise, c’est la bonté. Il écrit en effet :
« c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant. »
Lorenzo est l’exemple qui montre la possibilité d’un monde humain différent du monde de la désolation qu’est l’univers concentrationnaire. Il est un exemple en acte d’humanité. Et parce qu’il agit humainement et traite Primo Lévi comme un humain, il lui a permis de conserver l’idée d’humanité dans la désolation.
En un mot, la désolation semble être la perte de l’humanité. Si la réflexion morale permet de conserver l’humanité comme vertu, rien ne vaut les exemples d’hommes ou de femmes qui restent humains dans les temps de désolation, car ils donnent aux autres la possibilité de conserver l’humanité comme Lorenzo l’a été pour Primo Lévi.
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