lundi 11 décembre 2023

corrigé du sujet le don et l'échange

 À l’occasion des fêtes de fin d’année, chacun achète des cadeaux. Il s’agit donc de don et d’échange. Si l’échange suppose l’acte de donner qu’on trouve aussi dans le don, il implique un retour qui en est le motif, à savoir recevoir, retour qui semble absent du don à proprement parler.

Toutefois, le don ne vise-t-il pas ou tout au moins n’a-t-il pas toujours un retour même si ce retour n’est pas et ne doit pas être escompté. Personne ne peut accepter d’être le seul à offrir des cadeaux. Le manque de reconnaissance pour un don heurte le sens moral.

Dès lors, le don est-il autre chose qu’une forme particulière d’échange ?

Le don est moral à la différence de l’échange qui est social. Le don est aussi une forme d’échange qui a une valeur sociale et morale. le don est moral et c’est ce qui le rend éminemment social.

 

 

Un don consiste à fournir un bien ou un service à quelqu’un sans attendre quoi que ce soit en retour ? on dit qu’il est désintéressé alors que l’échange implique d’obtenir un autre bien ou un autre service. Réclamer quelque chose comme l’ermite s’adressant à Don Juan le héros éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673) à la scène 2 de l’acte III, ermite demande l’aumône à Don Juan et Sganarelle après leur avoir indiqué leur chemin se montre ainsi intéressé. Il entre dans l’échange. Il propose ensuite de prier pour l’aumône qu’il espère. Don Juan le libertin, c’est-à-dire « qui refuse le dogmatisme des croyances établies ou officielles et en particulier celui de la religion et la contrainte de sa pratique » (CNRTL), lui propose de jurer en échange de l’aumône d’un louis d’or, une forte somme. Le pauvre refuse. Don Juan finit par un don. Le motif qu’il allègue « pour l’amour de l’humanité » montre que le don est purement moral. Il vise le bien des hommes en général et en particulier. L’échange ne vise que le bien des partenaires. Quelle différence entre le don et l’échange ?

Toute société exige des échanges entre ses membres qui ne produisent pas la même chose. C’est ce que Platon dans le livre II de La République soutient à juste titre. La monnaie est inventée pour faciliter les échanges et éviter d’avoir tous les biens demandés sur soi. Ainsi l’échange a une valeur sociale là où le don a une valeur surtout morale. En effet, le don peut favoriser la vie sociale, mais il a l’inconvénient de favoriser l’absence d’investissement. C’est la raison pour laquelle les économistes classiques comme Smith (1723-1790) et Ricardo (1772-1723) étaient opposée aux institutions charitables. Ricardo, comme Malthus (1766-1834) avaient même tendance à considérer que la pauvreté était l’effet de fautes morales. Ainsi l’échange reposant sur la division du travail est socialement bon, là où le don ne l’est pas nécessairement.

Ainsi le don intéresse la moralité de l’individu même s’il doit être purement désintéressé, il est pour le sujet un acte qui lui permet d’accroître sa valeur morale. Aussi n’est-il pas de l’ordre de l’échange. Par exemple aider un étranger qu’on ne reverra jamais plus pour reprendre un exemple de Sénèque (1-65) dans les Bienfaits n’est en aucun cas un échange. L’échange doit être conforme à la réalité de ce qui est échangé sous peine de ne pas être valable. Il doit être juste, mais qu’il soit intéressé ne modifie en rien sa valeur sociale. On pourrait dire qu’il exige d’agir conformément à la morale mais non d’agir moralement pour reprendre une distinction kantienne des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785).

 

Néanmoins, si le don parce qu’il ne vise aucun retour a une dimension morale, il a peut-être bien une dimension sociale dès que le retour s’opère et apparaît alors comme une forme d’échange.

 

 

Le don n’appelle pas de retour au moins immédiat, mais il appelle celui de la reconnaissance dans une société. Aussi renforce-t-il les liens sociaux. Des enfants reconnaissants pour ce qu’ils ont reçu de leurs parents leur seront plus liés. Ainsi Lévi-Strauss (1908-2009) narrait-il cette habitude dans les restaurants de routiers où chacun verse à son voisin la petite carafe de vin, geste sans gain en apparence, puisque chacun aurait pu le faire pour lui, mais don réciproque qui fait le lien social entre inconnus. Les cadeaux de Noël jouent aussi ce rôle de don et contre-dons qu’on trouve dans les sociétés traditionnelles (cf. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949, Mouton, 1067, pp.65-66). Le don se distingue de l’échange commercial qui ne vise que l’intérêt des contractants en tant que tels mais il est tout aussi social car il fait le lien social.

Dans certaines sociétés le don est clairement obligatoire. C’est le cas chez les Guayaki ou Aché étudiés par Pierre Clastres (1934-1977) dans sa Chronique des Indiens Guayaki (1972) et le chapitre 5 L’arc et le panier de La société contre l’État (1974). La division sexuelle du travail implique que les femmes et les hommes donnent aux membres de l’autre groupe leur production. Ainsi, les femmes donnent aux hommes le produit de leur cueillette et ceux-ci le produit de leur chasse. Pour les hommes la règle est plus stricte, il leur est interdit de consommer le produit de leur chasse qu’il donne aux autres et dépendent d’eux pour la nourriture carnée. Ainsi le don obligatoire assure un lien social plus fort que l’échange ordinaire. La sociabilité dans les sociétés modernes repose aussi sur des dons obligatoires et non seulement sur les échanges directement intéresses. Qu’on pense aux anniversaires qu’on fête obligatoirement, ne serait-ce qu’en les souhaitant simplement, y compris sur les réseaux sociaux.

Le don obligatoire semble une contradiction dans les termes puisqu’il appelle un retour. Reste que sa valeur tient dans le fait. Celui qui reçoit, à supposer qu’il ait besoin de ce qu’il reçoit est aussi satisfait que dans un échange, il reçoit en plus un ami au sens des Grecs, quelqu’un qui est un autre soi-même et qui éprouve de l’affection pour nous. Le don peut aller jusqu’au sacrifice « Imaginons un groupe de soldats en train de s’entraîner au lancer de grenades ; une grenade glisse des mains de l’un des soldats et atterrit sur le sol auprès d’eux ; l’un d’eux sacrifie sa vie en se jetant sur la grenade pour protéger ses camarades avec son corps ». Selon cet exemple d’acte héroïque donné par J. O. Urmson (1915-2012) dans son article « Saints and heroes ». Acte qu’il nomme surérogatoire car il va au-delà du simple devoir. Et le pur don est de cet ordre. Mais donner par obligation est tout aussi moral qu’un acte fait de façon désintéressé si le don est bon. Il l’est donc non seulement moralement mais socialement. John Stuart Mill (1806-1873) n’avait pas tort de soutenir dans l’utilitarisme (1863) que l’acte moral est bon quelle que soit l’intention de l’agent. Si je sauve un enfant de la noyade, que mon intention soit de pouvoir m’en vanter n’enlève rien au salut de l’enfant de même le don reste ce qu’il est quelle que soit l’intention du donateur du moment qu’il avantage le donataire et favorise leur lien. Ainsi le don a la même valeur sociale que l’échange, voire la même valeur morale dans la mesure où il œuvre pour le bien.

 

Toutefois, si le don et l’échange paraissent avoir une fonction socialisante et une valeur morale, ne doit-on pas penser que le don est supérieur moralement, voire plus important socialement.

 

 

La valeur morale de l’échange réside en ce qu’il implique que les partenaires donnent et reçoivent la même valeur, même si la détermination de la valeur d’échange (travail, travail socialement nécessaire, utilité marginale) est la croix de l’économie. Dans l’échange chacun donne un équivalent à l’autre et le reçoit. La monnaie pouvant servir de symbole à cette équivalence. Cette égalité entre les partenaires implique qu’ils se traitent moralement comme des fins et non seulement comme des moyens comme Kant (1724-1804) le dit dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785). Le don reste supérieur moralement dans la mesure où il exige de rompre avec l’égoïsme pour être vraiment. Le riche athénien qui contribue à la vie de la cité, soit en finançant un navire, soit en finançant une troupe de théâtre (liturgie), donne mais par obligation juridique. Il paie l’impôt qu’il doit à la cité. Et l’impôt est une sorte d’échange pour la cité antique  ou l’État moderne car il permet en retour des services inaccessibles à l’individu seul (défense, services publics divers). Même l’ancien esclave Pasion (v430-v370 av. J.-C.) qui offrit 1000 boucliers à la cité d’Athènes semble avoir eu en vue son ascension sociale. Il fut bientôt fait citoyen.

Le don est supérieur à l’échange  sur le plan moral puisqu’il montre une capacité à mettre de côté son intérêt immédiat pour l’autre, voire pour la relation à l’autre. Le simple cadeau que je fais, je dois me priver de quelque chose pour le f, même si monaire et le motif n’est pas la reconnaissance, mais ma relation à l’autre. Autrement dit l’intérêt suffit. Lorsque j’échange avec l’autre c’est ce qu’il me donne qui est mon souci et en aucun cas lui. Aussi l’échange est-il compatible avec un faible lien social. Le don renforce le lien social, plus encore que le simple échange sur une base morale. 

Quant à la reconnaissance, elle renforce le lien social, ce qui fait sa valeur morale. Elle consiste à rendre le don reçu. On peut l’exiger même si le don n’a pas ce motif. autrement dit, on ne donne pas pour recevoir de la reconnaissance mais son absence paraît une faute morale. En effet, c’est un devoir d’être reconnaissant pour des bienfaits reçus, c’est-à-dire des dons. On voit donc que le don ouvre à un échange qu’on peut appeler moral et qui renforce le lien social bien plus que l’échange ordinaire.

 

 

Disons pour finir que le problème était de savoir si le don en tant qu’il n’exige pas un acte en retour comme l’échange s’en distingue radicalement ou bien s’il peut être considéré comme une forme d’échange. Il est vrai que le don est moral alors que l’échange est social. Cependant le don ouvre à un retour qui en fait un élément de la sociabilité. Et même, c’est sa dimension morale qui fait que le don, parce qu’il exige la reconnaissance, a une valeur sociale plus importante que l’échange. Le don est un échange moral.

L’extension de l’économie de marché ne conduit-elle pas en réduisant la sphère du don à détruire la sociabilité ?

lundi 4 décembre 2023

corrigé du sujet: La violence naturelle

 Un tsunami qui dévaste tout sur son passage ou un lycaon qui dévorent les viscères de sa proie encore vivante, une foule lynchant un noir prétendument coupable du viol d’une blanche, de tels faits ne sont-ils pas des manifestations de la violence naturelle.

Elle consisterait en un déchaînement d’une force naturelle au sens où elle n’est pas le produit de la culture mais est un automatisme qui naît de lui-même sans intervention de l’homme (cf. Hannah Arendt [1906-1975], La condition de l’homme moderne, 1958, chapitre IV) que ce soit hors de lui ou en lui.

On parlera de violence en tant que la force détruit un étant, soit ce qui est, qui serait sans cela.

Cependant, la violence n’est-elle pas toujours culturelle, soit comme vision d’une culture sur la nature ou en tant qu’elle est la mise en forme de l’agressivité humaine.

On peut penser l’existence d’une violence naturelle, et contester son anthropomorphisme pour en dévoiler l’origine humaine.

 

 

La nature peut être pensée comme ayant une violence qui est dislocation. En effet, lorsqu’un animal carnivore en dévore un autre, il le disloque, c’est-à-dire lui ôte son unité. De même une catastrophe naturelle détruit un certain équilibre qui constitue la nature d’un milieu dans lequel des vivants peuvent réaliser leur vie, et cette impuissance est une violence pour eux. Y a-t-il des êtres violents naturellement ?

L’animal prédateur est violent par nature. En effet, il détruit les autres vivants et même le darwinien orthodoxe pour qui ce sont les plus aptes qui survivent ne peut rester insensible au spectacle d’une jeune antilope que des hyènes dépècent même s’il conçoit que ses lointains ancêtres les homo habilis ont pu ensuite racler les restes de viande avec leurs outils, les galets aménagés. L’homme est-il habité par la violence naturelle ?

3. L’homme est violent à l’état de nature selon Hobbes (Léviathan, chapitre 13, 1651), c’est-à-dire que dans la situation fictive ou réelle où il n’y a pas de pouvoir politique. La raison en est trois passions qui le meuvent, la peur, l’appétit de jouissance et le besoin de reconnaissance. La peur ne m’éloigne pas des autres car la raison comme calcul des conséquences, conduit à ce que la peur me fait me défier des autres et donc je vais les attaquer et ainsi des autres. D’où le bellum omnium contra omnes. L’appétit de jouissance fait que désirant les mêmes choses que l’autre, il est mon ennemi. Hobbes précède René Girard. Le besoin de reconnaissance – et Hobbes anticipe Hegel – impliquant le refus de ma vie animale est la source de la volonté de tuer. On peut dire qu’il s’agit des causes de guerre ou violences entre États comme celle entre les individus.

 

Néanmoins, la violence, entendue comme dislocation d’un étant par un autre, si elle semble avoir des causes naturelles et une réalité naturelle, repose sur une intention et en ce sens, elle est plutôt humaine de sorte que l’idée de violence naturelle semble plutôt être anthropomorphique.

 

 

La violence naturelle comme violence de la nature est anthropomorphique. En effet, les expressions dont on use comme « la vengeance de la nature, etc. le montrent et impliquent de la considérer comme une déesse, ce que Descartes dans son Traité posthume du Monde contestait à juste titre. La nature, c’est seulement la matière en tant qu’elle est régie par des lois qui expriment des régularités. Le mouvement des plaques tectoniques expliquent les tremblements de Terre sans qu’il soit besoin d’attribuer une intention vengeresse à une entité nommée Nature qui se comporterait comme une divinité du polythéisme.

De même, l’animal n’est pas violent, il suit ses instincts. Les buffles qui tuent des lions sont tout aussi peu violents que ceux qui les mangent. Les seconds sont carnivores et chasseurs, en partie par apprentissage tandis que les premiers se défendent avec leurs moyens. La violence est plutôt humaine et se sert d’instruments comme Hannah Arendt le soutient dans « Sur la violence » (repris dans un volume d’essais dont le titre en français est Du mensonge à la violence, 1972). Elle implique l’intention de soumettre à sa volonté. Ainsi c’est par anthropomorphisme que les griffes ou les dents nous paraissent des armes.

L’amour-propre, source de la violence, est un produit social selon Rousseau de sorte que la violence n’est pas naturelle en l’homme. Contre Hobbes, il distingue dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) l’amour de soi qui nous porte à nous conserver et l’amour propre qui nous porte à faire plus de cas de nous que de tout autre. Ce sentiment naît en société de sorte que la violence n’est pas naturelle mais est éminemment culturelle. La violence repose sur l’intention de faire passer son intérêt avant celui des autres qu’on peut aller jusqu’à détruire pour se satisfaire. Margaret Mead (1901-1978) a ainsi comparé les doux Arapesh élevés pour l’être aux féroces Mundugumor qui sont violents, hommes comme femmes dans Mœurs et sexualité en Océanie (1935).

 

 

Toutefois, que la violence soit culturelle plutôt que naturelle n’interdit pas de penser qu’elle a sa source en l’homme, et que c’est en cela qu’elle est naturelle, elle découlerait de la nature humaine.

 

 

La violence de la nature provient de la violence de l’homme ou de sa culture. La violence de la nature trouve sa source en l’homme. Un tsunami ou un tremblement de terre n’est violent que parce que les hommes se placent dans une situation pour les subir. Soit comme au Japon, ils oublient pour le profit les phénomènes naturels, tsunami est un mot japonais, et la centrale nucléaire de Fukushima a été construite sur un site où les anciens japonais avaient marqués les passages de tsunami précédant. Est-ce à dire que la violence de la nature n’existe que pour l’homme qui la rend possible.

L’animal n’est pas qu’instincts, c’est-à-dire de comportements innés, automatiques et spécifiques, il y a de l’intention aussi en lui. Aussi a-t-on remarqué avec Lorenz que les combats pour la domination chez les animaux sociaux autres que l’homme sont souvent ritualisés de sorte que les animaux ne se font pas mal. Ainsi chez les loups, le vainqueur est celui qui fait tomber l’autre. Il lui pose ensuite les dents sur la carotide mais ne le tue pas. le loup n’a pas la cruauté de la fable ou que lui attribue implicitement Plaute dans sa formule de La comédie de ânes, « homo homini lupus ». Chez les chimpanzés, il en va autrement car ils sont capables d’agression concertée, et mangent parfois d’autres singes, voire se livrent à des guerres (cf. Jacques Ruffié [1921-2004], Le sexe et la mort,1986). Il faut donc leur prêter une attitude intentionnelle et une certaine violence. Peut-être est-elle plus générale dans le monde animal. D’où provient alors la violence ?

Le désir humain en tant qu’il est mimétique implique une violence naturelle et le désir existe aussi dans le monde animal. En effet, comme René Girard le montre dans La violence et le sacré, l’homme sait quel objet il doit désirer par le désir de l’autre pour cet objet. Il a ainsi un rival et ceci dans toutes les cultures. Il en découle la violence pour s’emparer du bien convoité. Elle n’est rien d’autre que la tentative d’obtenir par la force un bien en usant de la force contre le désir ou la volonté de l’autre. Et la société dévie vers une victime émissaire sa violence pour être, de sorte que cette violence est toujours présente. Ainsi dans la tragédie de Sophocle (495-406 av. J.-C.) Ajax (vers 445 av. J.-C.), le héros aurait aimé avoir les armes d’Achille qu’Ulysse a eues. Il va donc se venger en attaquant les Grecs pour les massacrer. Mais il ne massacrera que le bétail qu’ils avaient capturé et les gardes égaré par Athéna. La tragédie montre donc que l’animal est un substitut de la victime émissaire humaine.

 

En un mot, le problème était de savoir si la violence naturelle est possible ou si elle n’est qu’un point de vue anthropomorphique. Elle est apparue possible comme dislocation des étants par la nature ou chez les animaux, voire chez l’homme. Cependant, c’est la culture qui fait la possibilité de la violence comme comportement humain et représentation de la nature, culture qui trouve dans le désir humain sa source. Ainsi la violence naturelle est rendue possible par le désir humain, y compris la violence de la nature qui résulte des actions humaines.

On peut alors se demander si l’absence de violence est possible.