mardi 31 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : Qu'attendre de la technique ?

Voir des foules de gens pressés qui attendent l’apparition d’un nouvel objet technique, console de jeu ou téléphone, ou entendre dire que dans quelques années un nouveau vaccin permettra d’éradiquer une maladie montrent une attente concernant la technique chez l’homme moderne. Qu’attendre donc de la technique ?
Attendre, c’est se disposer à recevoir quelque chose qui est indépendant de nous. C’est être attentif mais également passif. Or, il paraît contradictoire de placer dans la technique une attente quelconque. En effet, la technique exige l’invention d’outils, la réflexion, bref, le contraire même de l’attente. Les préhistoriques qui faisaient des kilomètres pour trouver du silex pour faire des bifaces n’attendaient pas qu’il leur tombe dessus. Autrement dit, la technique exige bien plutôt qu’on fasse, qu’on invente, bref, qu’on crée à partir de nous-mêmes.
Toutefois, la technique a des résultats, elle produit des effets, elle imprègne la vie de l’homme dont on a pu dire qu’il est un « tool making animal ». Dès lors, elle paraît bien être l’objet d’attentes ou d’une attente qu’il s’agit alors de déterminer.
On peut donc se demander si cela a un sens d’attendre quoi que ce soit de la technique et alors quoi en attendre ou si au contraire le juste rapport à la technique est de ne rien en attendre du tout.
Si la technique est consubstantielle à l’existence humaine, on ne peut rien en attendre, ou alors d’être ce qui donne les moyens de maîtriser la nature, ou seulement d’en attendre qu’elle ne peut décider des fins qu’on doit viser.


La technique désigne un savoir-faire qui use d’outils, eux-mêmes résultats d’un savoir-faire qui permet de produire des objets utiles. Or, aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des hommes, on trouve des outils, de sorte que la technique est la façon propre aux hommes de vivre. C’est que si on trouve des usages d’outils, voire quelques outils chez les autres êtres vivants, l’homme se distingue par la permanence de l’utilisation des outils pour vivre. Ainsi le chimpanzé (Pan troglodites) de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire utilise des pierres taillées pour casser des noix. De même, il fabrique une sorte de baguette pour capturer et déguster des fourmis ou des termites. Mais l’homme quant à lui n’abandonne jamais ses outils. Il ne peut donc s’extraire des outils, des outils à faire des outils, etc. On ne peut donc rien attendre de la technique en ce sens que l’homme ne peut vivre qu’en usant de la technique. Or, n’y a-t-il pas des usages différents des outils qui dépendent des individus ?
Chaque société dépend d’une certaine technique, c’est-à-dire de l’ensemble des objets qui constituent ses conditions d’existence. Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) fait remarquer que l’usage des outils dans les sociétés qu’on nomme primitives ou premières impliquait le seul individu. Il maîtrisait totalement son usage comme s’il était seul. Par contre, certaines inventions ont conduit à une dépendance des hommes les uns des autres. Il déplore alors que l’esclavage et la misère aient suivi ces inventions. Il faut plutôt y voir les effets nécessaires de certaines organisations techniques. Autrement dit, l’usage des techniques dépend de la société et non simplement de l’individu. Dès lors, cela n’a pas de sens d’attendre pour l’individu quoi que ce soit de la technique, elle détermine ses effets. Quant à la société, elle existe dans l’usage de ses techniques qui lui donnent sa forme. N’est-ce pas alors l’humanité qui peut attendre quelque chose de la technique ?
On peut avec Bergson dans l’Évolution créatrice (1907) dire que les techniques seules définissent vraiment les âges humains, les époques et les possibilités d’agir. En effet, l’intelligence humaine soutient Bergson est tournée vers la fabrication d’outils, et d’outils à en faire d’autres. Ainsi parlons-nous de l’âge de la pierre taillée, paléolithique, ou bien de l’âge du bronze. Bergson imagine qu’on parlera ainsi de l’invention de la machine à vapeur. L’inventivité technique, le progrès technique, c’est-à-dire l’amélioration de l’efficacité des objets techniques appartient à l’essence même de l’humanité qu’il propose de nommer plus justement homo faber qu’homo sapiens comme on le fait traditionnellement depuis le naturaliste suédois Carl Linné (1707-1778). Dès lors, le rapport de l’homme à la technique n’est pas de l’ordre de l’attente mais du faire justement. Et s’il y a progrès, il faut le comprendre au sens d’une complication et d’un accroissement indéfini du domaine de la technique. Or qui dit invention véritable dit nouveauté inconcevable de sorte que cela n’a pas de sens d’attendre quoi que ce soit des techniques futures puisqu’on ne sait pas ce qu’elles seront.

Toutefois, si la technique est consubstantielle à l’existence sociale des hommes, des sociétés qui ont un équipement technologique équivalent n’agissent pas de la même manière de même que des individus usent de façon différente de leurs outils. On peut donc penser qu’il est possible d’attendre de la technique des résultats différents. Peut-on considérer alors qu’il est possible d’attendre de la technique qu’elle nous amène ce qui nous est utile ? Quel sens a cette utilité ? Qu’est-ce qu’on attend alors de la technique ?


La technique est certes dans le faire, mais elle est aussi à disposition. En effet, non seulement les outils, voire les machines, mais également les savoir-faire incorporés, peuvent être utilisés lorsqu’on le veut ou tout au moins selon les moments prévus par l’organisation sociale. Dans cette mesure, je peux attendre quelque chose de l’usage d’une technique. En effet, elle est toujours un moyen qui permet de remplir une fin. La technique se donne comme un impératif pour l’homme selon Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785, II° section). Autrement dit, elle est une règle qui s’impose à un sujet qui peut ne pas la respecter. Plus précisément, la technique se situe dans les impératifs hypothétiques, c’est-à-dire ceux qui présupposent d’abord qu’une fin soit voulue. Ainsi remarque Kant du point de vue des impératifs hypothétiques, il n’y a pas de différence entre le médecin qui soigne et l’empoisonneur qui tue. La technique est donc une affaire de moyens. D’elle, on ne peut attendre autre chose que fournir des moyens. Si donc on en attend quelque chose, c’est de mettre à disposition de l’individu mais surtout de la société, voire de l’humanité, des moyens divers pour toutes sortes de fins possibles. Ne peut-on pas en attendre un effet plus global ?
Elle permet aussi lorsqu’elle est adossée à la science de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » comme Descartes en a conçu le projet dans la VI° partie du Discours de la méthode (1637). Autrement dit, on peut attendre de la technique en ce sens qu’elle nous permette d’être de plus en plus efficaces dans notre capacité à maîtriser les forces de la nature et à les faire servir pour les usages que nous pouvons définir. En effet, les sciences empiriques nous permettent de connaître les lois de la nature, c’est-à-dire les relations nécessaires de succession ou de simultanéité entre les phénomènes selon la définition d’Auguste Comte dans la première leçon du Cours de philosophie positive (1830). Dès lors, la réalité d’un ou de plusieurs phénomènes permet de réaliser le ou les phénomènes qui s’en suivent. C’est en ce sens que les progrès de la connaissance du vivant, des mécanismes qui le constituent, permettent non seulement d’améliorer notre santé mais nous amènent à attendre qu’il en aille de même à l’avenir. Est-ce à dire que nous devons attendre de la technique seulement des merveilles ?
Dans la mesure où la technique nous permet la maîtrise de la nature, elle ne peut qu’être bonne en ce sens où elle nous donne les moyens d’arriver à nos fins. Nous pouvons donc nous attendre à de bons effets de la puissance qu’elle nous donne. En effet, ce que la maîtrise de la nature a d’incontestablement positive, c’est qu’elle permet à l’homme de se libérer de forces qui le dominent. Il faut certes en faire usage pour qu’elle produise les effets escomptés. Il faut même en faire un bon usage. La puissance peut servir à de mauvaises fins. Mais ce n’est pas la technique qui en est responsable. Aussi demeure-t-elle à disposition pour produire les effets que nous pouvons souhaiter, qu’il s’agisse d’outils, de machines ou de savoir-faire incorporés.

Néanmoins, attendre de la technique qu’elle nous assure la maîtrise de la nature comme si c’était le bien, c’est se lancer dans une course infinie qui a toutes les chances de produire l’effet strictement inverse, c’est-à-dire obtenir la plus grande dépendance vis-à-vis de la technique. Dès lors, pour pouvoir attendre de la technique qu’elle puisse nous donner des moyens en vue de nos fins, ne faut-il pas justement séparer nos fins de la technique ? Ne faut-il pas trouver vis-à-vis de la technique une attitude qui soit telle qu’elle permette justement d’en attendre ce qu’on peut et doit en attendre sans obtenir tout autre chose ?


On peut attendre de la technique des moyens pour des fins quelconques à la condition d’avoir la bonne attitude, c’est-à-dire de ne pas attendre d’elle qu’elle fasse plus et mieux qu’elle ne peut sans quoi on peut attendre d’elle au mieux une énorme déception, au pire notre esclavage. En effet, on peut remarquer avec Freud dans Malaise dans la civilisation (1929) que l’homme, quoiqu’il ait accompli les progrès que Descartes promettait, n’en est pas plus heureux pour autant. Il attendait en effet la satisfaction de ses désirs de l’accroissement de la maîtrise de la nature que donne la technique comme technologie, c’est-à-dire comme application des sciences. Freud en conclut qu’il ne faut pas alors rejeter la technique, c’est-à-dire n’en attendre que le malheur, mais il faut penser qu’elle n’est pas la seule source du bonheur. C’est qu’en effet, si elle donne des moyens de faire, elle ne permet en aucune façon de régler les désirs. Bien au contraire, elle donne une forme à nos désirs. En effet, dans la mesure où la technique permet de faire quelque chose, elle nous conduit à nécessairement attendre ce qu’elle permet. Et s’il est vrai comme le soutenait René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) que nous désirons ce que les autres désirs, l’invention technique multiplie et complique nos vies. On imagine mal Homo erectus s’inquiétant de l’absence de réseau avec son dernier téléphone mobile à la mode. Dès lors, dans la mesure où on en attend le bonheur, la technique ne conduit-elle pas plutôt à l’esclavage ?
C’est que l’attitude de pure attente vis-à-vis de la technique conduit à en être l’esclave, c’est-à-dire finalement le contraire de ce qu’on en attend. En effet, cette attitude consiste à placer dans la technique la solution à tous les problèmes, qu’ils soient moraux, politiques ou sociaux. On attendra de la technique qu’elle résolve le problème de la pauvreté en ne voyant pas que la pauvreté est le résultat de l’inégale répartition des richesses qui n’a rien de technique mais qui est politique. Aider son prochain n’est pas un impératif technique, mais un impératif catégorique pour parler comme Kant, c’est-à-dire une fin qui est morale. Il n’y a pas à attendre que la technique permette à l’avenir – un avenir qui est toujours remis aux calendes grecques – de permettre de résoudre les problèmes de la faim. On peut généraliser cet exemple et considérer qu’il ne faut pas attendre de la technique la solution au problème des moyens dans la mesure où les fins elles-mêmes doivent déterminer quels moyens sont en adéquation. Autrement dit, les impératifs catégoriques pour parler comme Kant sont premiers. Est-ce à dire qu’il ne faut rien attendre de la technique ?
On peut alors dire avec Heidegger dans « Sérénité » repris dans Questions III (1955) que c’est à la condition de ne pas accorder à la technique un rôle essentiel, autrement dit, c’est à la condition de ne pas attendre d’elle qu’elle prenne le pas sur la totalité de nos existences, qu’il est possible de s’en libérer et de n’attendre d’elle que ce qu’elle peut donner : de simples moyens dont nous pouvons user. Il faut dit-il simplifier notre rapport à la technique en lui disant à la fois oui et non. Oui à l’usage des objets techniques. Le progrès technique peut alors se poursuivre. Nous pouvons même y contribuer. Non à l’accaparement à la technique. Il faut s’en détacher. Or, ce qui la caractérise, c’est justement de penser en termes d’utilité. Ce n’est donc pas simplement par la distinction des moyens et des fins, ce n’est pas non plus en considérant que les fins sont plus importantes que les moyens, surtout s’il s’agit de fin en soi comme autrui, c’est en adoptant une tout autre attitude que celle du calcul technique, une attitude qui consiste justement à penser qu’il est possible de se libérer de la technique. Socrate déjà critiquait si on en croit l’Apologie de Socrate de Platon les gens de métier ou artisans qui croient savoir ce qu’il en est des choses les plus importantes alors qu’ils n’ont de connaissances que limitées dans leur métier. À son exemple, n’attendons pas de la technique qu’elle puisse résoudre les questions essentielles.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir s’il y avait un sens à attendre quoi que ce soit de la technique. C’est que l’homme en tant qu’homo faber ne peut en attendre quoi que ce soit dans la mesure où la technique fait le fond de son action sur le monde. Pourtant, on a pu voir que dans la mesure où la technique comme ensemble d’outils pouvait avoir un usage variable, il semble nécessaire d’en attendre simplement d’être un ensemble de moyens neutres qui permet de réaliser nos fins. On peut même considérer que cette neutralité est bonne dans la mesure où on peut en attendre une certaine maîtrise de la nature. Mais c’est précisément cette vue d’une technique neutre qui nous livre à sa domination si nous ne cherchons pas bien plutôt à considérer que nous devons extraire notre pensée lorsqu’elle concerne les fins de la technique, donc du calcul des moyens, que nous pouvons attendre de la technique qu’elle se limite à fournir des moyens.


dimanche 29 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : L'inutile est-il sans valeur ?

À quoi ça sert ? Lorsque la réponse est négative, nous pensons alors que la chose, l’activité, voire la personne n’a aucune valeur. L’inutile est-il sans valeur ?
Il est vrai que ce qui vaut passe pour utile. C’est ce dont on peut se servir, ce qui est moyen pour autre chose. Même ce qui n’est pas directement utile a au moins un prix qui permet de l’échanger contre quelque chose. Personne n’aime se sentir inutile car c’est être privé de toute valeur.
Toutefois, ce qui est simplement utilitaire passe pour vil. Qui aimerait avoir pour ami quelqu’un qui l’estime seulement parce qu’il lui est utile ? Qui aimerait d’une vie entièrement vouée à un calcul d’utilité, sans aucune gratuité ?
Dès lors, on peut se demander s’il est possible et comment de considérer que l’inutile a une valeur.
La valeur paraît se définir par la seule utilité et d’autant plus que l’utilitarisme peut en fonder le sens moral et pourtant une fin en soi, par définition inutile, a une valeur différente en nature de ce qui n’est qu’utile.


Une chose peut être et n’avoir aucune valeur. Pour qu’elle en ait une, il faut qu’elle soit distinguée de toutes les autres. Sa valeur, qu’elle soit positive ou négative, elle la possède à partir d’un critère. Or, c’est ce qui se passe lorsqu’on poursuit un but. On peut dire que pour qu’il y ait valeur, il faut quelqu’un qui veut ou désire quelque chose. Tout ce qui sert à la réalisation de ce but ou de cette fin vaut positivement. C’est un moyen et il est utile. Par contre, ce qui ne sert pas pour ce but, n’a pas de valeur. Ce qui empêche la réalisation de ce but, c’est ce qui a une valeur négative, le néfaste ou le nuisible. C’est le but ou la fin poursuivie qui donne une valeur à la chose. Et c’est par rapport à ce but qu’une chose ou une personne n’a pas de valeur. C’est en ce sens que l’inutile, par définition, n’a pas de valeur. Et pourtant, certaines choses qui ne paraissent avoir aucune utilité ont une valeur. Comment est-ce possible ?
Prenons l’exemple d’un diamant. Il ne semble remplir aucun but et pourtant il a bien plus de valeur que l’air dont l’utilité n’est pas à démontrer. Comment vivre sans ? Mais ce qui fait la valeur du diamant, c’est sa valeur d’échange. En effet, quelque chose d’utile peut l’être pour l’un et non pour l’autre, tout au moins à un moment donné. D’où l’échange qui consiste à fournir à quelqu’un ce qu’on possède et qu’il trouve utile contre quelque chose d’autre que nous trouvons utiles. Pour faciliter l’échange, on peut user de l’argent, c’est-à-dire de prendre quelque chose qui vaut et qui peut servir d’intermédiaire pour l’échange. Tel est l’argent qui peut être un métal mais aussi des barres de sel (chez les Baruya de Nouvelle-Guinée) ou des coquillages (les cauris en Asie, Océanie et Afrique). Les pierres précieuses jouent un rôle analogue à l’argent. Ce qui est inutile en ce sens ne l’est que provisoirement et ne l’est pas absolument. La légende du roi Midas qui transformait tout en or rappelle que la richesse ne vaut que si elle peut servir ultérieurement. Elle permet justement de disposer de l’utile. Comment l’entendre pour une personne ? Sa valeur n’est-elle pas indépendante de son utilité ?
Moralement, chacun veut se sentir utile, c’est-à-dire être un moyen au service des autres. En effet, en étant utile, on montre sa valeur aux autres. En ce sens, on loue celui qui rend service aux autres ou qui contribue à la vie sociale. Par exemple, Œdipe dans la pièce de Sophocle, Œdipe-roi (vers 429 av. J.-C.), n’hésite pas à rappeler à quel point il a été utile à Thèbes en débarrassant la cité de la Sphinx qu’il nomme « l’ignoble chanteuse » lorsqu’il raille le prétendu art de Tirésias. À l’inverse, celui qui se sent inutile, perd toute estime de lui-même, car il perd ainsi toute valeur morale. Ainsi, l’inutile apparaît bien sans valeur.

Cependant, ce qui est fin ne peut être moyen pour autre chose indéfiniment. On peut dès lors considérer que la fin vaut plus que les moyens et qu’elle n’est pas utile. Mais n’est-ce pas plutôt la fin ultime qui donne sa valeur à ce qui est utile pour l’atteindre ? Comment alors la considérer ?

On peut donc penser que ce qui donne sa valeur ultime, c’est le principe d’utilité entendue au sens de Bentham (1748-1832) dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1780, chapitre 1 Du principe d’utilité) ou de John Stuart Mill dans L’utilitarisme (1863, chapitre II Ce qu’est l’utilitarisme), à savoir celui du plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’êtres sensibles. Par bonheur, il faut entendre le plus de plaisir possible et le moins de souffrance possible. Dès lors, l’utilité se dit de ce qui est moyen pour obtenir une telle fin ultime. La fin ultime elle-même ne vaut pas. En effet, que nous cherchions le plaisir et fuyons la douleur est un fait, et non une volonté. La fin ultime par contre est ce qui donne de la valeur à toutes choses, que cette valeur soit positive ou négative. En ce sens, ce qui est inutile est une valeur négative dans la mesure où il empêche de réaliser ce qui est utile. Est-ce à dire qu’il faut simplement multiplier les plaisirs pour le plus grand nombre pour obtenir le bonheur ? Tous les plaisirs sont-ils utiles ?
On peut considérer avec Mill dans L’utilitarisme que dans les plaisirs recherchés, il faut distinguer le point de vue quantitatif du point de vue qualitatif. Quantitativement, un plaisir est supérieur à un autre s’il est plus intense. Par exemple, manger donne plus de plaisir que se promener. Qualitativement, certains plaisirs, même moins intenses, sont supérieurs à d’autres. Ainsi le plaisir pris à écouter le Don Giovanni (1787) de Mozart (1756-1791) est qualitativement supérieur au fait de manger. En effet, on les distingue dans la mesure où ils sont choisis par le sujet qui a la plus grande expérience et qui est capable de s’observer. Une personne a-t-elle donc aussi une utilité ?
En effet, chacun est plus ou moins utile et vaut plus ou moins en fonction de sa contribution au bonheur de la collectivité. Ainsi, le sentiment de sa valeur lorsqu’on est utile est-il fondé dans la mesure où il se situe bien dans la perspective d’une coopération avec les autres et d’une contribution au bonheur collectif. C’est pour cela que l’inventeur, le chef d’une entreprise voire le bénévole ont le sentiment de leur valeur qui s’appuie sur le mérite qui est le leur, à savoir sur leur capacité à être utile à la collectivité.

Néanmoins, que ce soit un plaisir qualitatif ou que ce soit une personne, l’utilité a une valeur en tant qu’elle renvoie à une activité qu’on valorise. On peut donc concevoir des fins qui valent pour elles-mêmes, autrement dit, qui, quoiqu’inutiles, ne sont pas sans valeur. Comment est-ce possible ?


Il y a donc des activités qui valent plus que d’autres. Et parmi ses activités, certaines valent par elles-mêmes : c’est ce qu’on nomme des fins en soi. En ce sens, on peut dire avec Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne (The human condition, 1958) que parmi les objets fabriqués par l’homme pour donner une stabilité à son monde, les œuvres d’art sont intrinsèquement inutiles. Il faut comprendre par là qu’elles sont faites pour ne pas être utilisées. Tout ce qu’on fait, c’est de tenter de les conserver ou de les restaurer alors que les autres objets sont utiles en ce sens qu’on en use. Or, justement, leur valeur tient tout entière à leur unicité. C’est pourquoi lorsqu’on leur donne un prix, celui-ci est arbitraire et ne reflète en rien une équivalence avec d’autres objets qui valent comme dans l’échange. Comment entendre qu’une activité vaille alors qu’elle n’est pas utile ?
C’est que ce qui vaut, c’est précisément ce qu’on recherche. Un moyen est recherché pour la fin. Il ne vaut que par rapport à la fin. Par contre, une fin vaut par elle-même. Pour une activité, ce n’est pas l’utilité – même si elle peut en avoir par ailleurs – qui fait qu’elle vaut. C’est son caractère de fin en soi. Aussi, ce qui fait la supériorité de sa valeur, c’est qu’on la cherche pour elle-même. Il en va ainsi d’une activité comme la connaissance philosophique. On peut arguer avec Aristote dans La métaphysique (livre A, chapitre 2) qu’elle vaut pour elle-même d’autant plus que les arts ou techniques nécessaires à la vie étaient déjà inventés lorsque les hommes ont commencé à philosopher. En va-t-il de même des personnes ?
Il est clair qu’on ne s’attend pas à ce que les relations humaines soient réduites à l’utilité. C’est qu’on estime que l’autre n’est pas un simple moyen. Il est aussi une fin en soi. Si donc être utile est bien quelque chose qu’on valorise, c’est parce que l’autre vaut et qu’on veut être un moyen pour lui. Mais nul ne veut qu’être un moyen – ce qu’est à proprement parler l’esclave. De même, on ne veut pas non plus être avec tous les autres parce qu’ils sont utiles. Tel est le cas de l’ami. On ne veut pas d’un ami par ce qu’il est utile mais pour lui-même. On peut citer l’immortel mot de Montaigne (1533-1592) qui, pour expliquer pourquoi Etienne de La Boétie (1530-1563) a été son ami jusqu’à sa mort, ne peut que dire : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Essais, I, 28 De l’amitié).


Pour finir, disons que le problème était de savoir s’il est possible et comment que l’inutile ait une valeur. En effet, il paraît que l’inutile est, par définition, ce qui est sans valeur dans la mesure où c’est une fin qui donne sa valeur à une chose, voire à une personne en tant qu’elle est utile, voire lui donne une valeur négative lorsqu’elle est nuisible. Mais toute action vise une fin de sorte qu’il faut admettre une fin ultime. Si c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre, alors l’utile seul a une valeur. Pourtant, il est possible de concevoir des fins en soi, c’est-à-dire des activités qui valent pour elles-mêmes. Dès lors, elles sont inutiles au sens où elles ne sont pas des moyens. C’est là ce qu’est la personne dont la valeur est donc supérieure à tout ce qui est seulement utile. C’est en ce sens que l’inutile a une valeur.


samedi 28 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : Peut-on croire à ce qu'on sait ne pas être vrai ?

On constate que certaines croyances perdurent alors que ceux qui les propagent ne peuvent pas ne pas savoir pertinemment qu’elles ne sont pas vraies. Or, peut-on croire à ce qu’on sait ne pas être vrai ?
En apparence, cela paraît absurde car, croire, c’est tenir pour vrai ce qu’on ne sait pas de sorte que si on sait que quelque chose n’est pas vraie, on ne peut pas le croire.
Néanmoins, croire repose sur autre chose que la raison de sorte qu’il n’est pas impossible que ce sur quoi repose la croyance fasse écran au savoir et rende possible de croire en ce qu’on sait ne pas être vrai.
On peut donc se demander s’il est possible de penser sans contradiction qu’on peut croire à ce qu’on ne sait pas être vrai.
Le savoir véritable détruit la croyance, mais elle résiste au savoir lorsqu’elle est une croyance commune et plus encore en tant qu’elle a sa source dans l’affectivité.


Croire, c’est tenir pour vrai une proposition ou un fait. Mais au sens étroit ou précis, c’est tenir pour vrai ce qu’on ne sait pas, c’est-à-dire ce pour quoi on n’a pas de preuve. La conscience de l’absence de preuve s’exprime parfois par l’expression « je crois que … » qui exprime l’absence de certitude objective. Savoir que quelque chose n’est pas vrai, c’est donc avoir une preuve que la proposition ou le fait n’est pas vrai. Par exemple, je sais qu’il n’est pas vrai que la Terre est un disque plat car sinon, on ne verrait pas de vaisseau apparaître ou disparaître à l’horizon selon l’argument de Strabon (65 av. J.-C.-23 ap. J.C.) dans sa Géographie. Je ne peux donc croire que la Terre est un disque plat. Je ne peux même rien croire à propos de la Terre puisque j’ai un savoir la concernant. Or, comme il n’y a pas de certitude objective dans la croyance, n’est-il pas possible de conserver sa croyance malgré les preuves du contraire ?
Il ne faut pas confondre croire et conjecturer. En effet, qui émet une hypothèse ou conjecture n’y croit pas : il sait que sa proposition peut être fausse comme vraie ou que le fait n’est pas avéré. Il n’est pas impossible lorsqu’on sait qu’une proposition n’est pas vraie de penser que d’autres preuves encore inconnues pourront remettre en cause ce savoir. Par contre, celui qui croit tient pour vrai ce qu’il croit. Si donc il sait que ce n’est pas vrai, il ne peut y croire en même temps car sinon, ce serait bien une contradiction directe. C’est pourquoi un savoir qui repose sur une preuve détruit une croyance, à la condition que ce savoir contredise explicitement la croyance. Dès lors, elle n’est pas possible. Par exemple, je ne peux pas croire que Pierre est mon ami et savoir qu’il m’a trahi, c’est-à-dire avoir la preuve qu’il a agi contre moi, ce qui est savoir qu’il n’est pas vrai qu’il est mon ami.

Toutefois, si savoir que quelque chose n’est pas vrai, proposition ou fait, détruit formellement la croyance, on peut estimer que la croyance repose sur autre chose que les preuves. Dès lors, ce sur quoi elle repose n’est-il pas susceptible de la conserver malgré le savoir du contraire ?


Croire, ce n’est pas tenir pour vrai sans motif. En effet, lorsqu’on n’a pas de preuves, il faut des motifs pour croire. Il y a dans les croyances un arrière-fond culturel qui en explique la force. C’est que, comme Tocqueville l’a fait remarquer dans De la démocratie en Amérique (première partie, 1835), pour qu’il y ait société, il faut des croyances communes, des croyances dogmatiques auxquelles tout le monde se réfère sans les discuter. Ce sont de telles croyances qui sont indéracinables même si on sait par ailleurs qu’elles ne sont pas vraies. En effet, leur source n’est pas la froide raison qui examine et cherche le vrai pour le distinguer du faux. Elle est dans ce qui nous lie aux autres. Or, comment donc sont possibles ces croyances communes ?
On peut avec Alain, dans Mars ou la guerre jugée, LXIX (1921) considérer que les opinions communes sont celles qui se forment par le dessaisissement de soi au profit de ce que pensent les autres. Ainsi dit-il, les hommes du peuple s’enquièrent de ce que pensent les hommes de l’élite comme les hommes politiques qui, quant à eux, s’enquièrent de ce que le peuple pense. Chacun veut donc soutenir ce que les autres soutiennent. Ainsi la croyance commune se manifeste sous la forme du « on dit que … ». Dès lors, la croyance commune est acceptée parce que commune. Savoir par ailleurs grâce à des preuves que ce dont il est question dans la croyance commune n’est pas vrai ne change pas les motifs qui nous font adhérer à une croyance commune. Ainsi les anciens savaient bien qu’il n’était pas vrai que les planètes tournent de façon circulaire autour du Soleil car les observations ne concordaient pas avec ce modèle. Et pourtant, ils ont presque unanimement soutenu que tel était leur mouvement tant la croyance à l’importance du mouvement circulaire faisait partie des croyances communes.

Cependant, on trouve des croyances qui résistent au fait de savoir que ce n’est pas vrai qui ne sont pas simplement culturelles ou qui ne reposent pas sur les exigences sociales. N’est-ce pas que la croyance se trouve essentiellement dans l’affectivité de l’individu ?


Une croyance n’est pas fondée sur la raison. C’est que la raison en tant qu’elle cherche la vérité exclut la croyance. Elle peut accepter seulement des hypothèses. On peut certes voir dans la vie sociale une des sources de la croyance. Mais il y a des croyances qui ne sont pas simplement celles de tous. Or, dans la mesure où elle ne repose pas sur la raison, la croyance repose sur l’affectivité. C’est en ce sens que Bachelard a opposé l’opinion à la science dans La Formation de l’esprit scientifique (1938). La première selon lui traduit des besoins en termes de connaissance. C’est pourquoi savoir que quelque chose n’est pas vrai ne suffit pas pour qu’une croyance disparaisse. On peut donc croire ce qu’on sait ne pas être vrai. On comprend ainsi pourquoi de nombreuses croyances demeurent alors qu’elles ne reposent sur rien, voire qu’elles sont manifestement fausses. Ainsi en va-t-il de cette croyance que les femmes conduisent mal alors qu’elles commettent moins d’accident. Mais comment l’affectivité organise la croyance ?
C’est que savoir qu’une proposition n’est pas vraie, ce n’est pas simplement savoir qu’elle est fausse, c’est surtout savoir qu’il n’est pas possible qu’elle soit vraie parce qu’elle n’a aucune possibilité de l’être. Ainsi, Bachelard rapporte dans La Formation de l’esprit scientifique la croyance qu’on trouve au XVIII° siècle encore selon laquelle les mines d’or ou d’argent peuvent reconstituer leur minerai par la reproduction si on les laisse se reposer à tel point qu’une mine peut donner plus d’or ou d’argent que son volume de départ. Il est clair qu’une telle croyance trouve dans le besoin de richesse sa source. Et un tel besoin est tellement fort qu’il s’oppose à ce qu’on sait ne pas être vrai, à savoir que le minerai se reproduit comme les lapins (à supposer le préjugé sur les lapins).


En un mot, le problème était de savoir s’il est possible de croire à ce qu’on ne sait pas être vrai. Or, formellement, une croyance est détruite par le savoir de sorte qu’on ne peut pas croire ce qu’on sait ne pas être vrai. Pourtant, les croyances communes qui permettent de vivre en société expliquent partiellement qu’on puisse croire à ce qu’on sait ne pas être vrai car elles ont une autre source. Mais c’est surtout dans l’affectivité que réside la source de la croyance. Aussi peut-on sans contradiction croire ce qu’on sait ne pas être vrai parce que ce qui nous fait croire, ce à quoi on aspire, n’est pas ce qui nous fait savoir, c’est-à-dire la pure raison.


jeudi 26 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : La conviction d'avoir raison fait-elle obstacle au dialogue ?

Chacun a assisté à ses dialogues de sourds où les interlocuteurs se jettent au visage leurs idées, chacun étant convaincu d’avoir raison. La conviction d’avoir raison fait-elle obstacle au dialogue ?
On pourrait penser que la conviction d’avoir raison, c’est-à-dire l’idée selon laquelle nous pensons être dans le vrai, fait obstacle au dialogue, c’est-à-dire l’empêche, dans la mesure où il n’y a pas vraiment d’échange d’idées comme le terme de dialogue semble l’impliquer.
Cependant, l’absence totale de thèses, semble rendre impossible la volonté d’échanger quoi que ce soit par des mots, en quoi paraît consister le dialogue au sens large, de sorte que la conviction d’avoir raison ne paraît pas devoir faire obstacle au dialogue.
On peut donc se demander s’il est possible de penser que la conviction d’avoir raison ne fait pas obstacle au dialogue.
La simple croyance n’est-elle pas un obstacle au dialogue ? Est-ce la cas de la connaissance ? Ou bien est-ce le cas de la connaissance hypothétique ?


La conviction d’avoir raison peut être une simple croyance, c’est-à-dire tenir pour vraie une proposition qui peut être vraie ou fausse. Elle peut alors soit provenir des sentiments du sujet, soit des mœurs et des croyances communes, bref, de sa culture. Par exemple, l’amoureux convaincu d’être trompé comme Swann dans Du côté de chez Swann (1913) de Proust (1871-1922) est persuadé qu’Odette le trompe, quoi qu’elle fasse. Ou encore, il peut avoir la conviction qu’un homme doit pouvoir épouser plusieurs femmes. La croyance n’est pas alors réfléchie. Il est clair qu’elle n’interdit pas de discuter comme le montrent nombre de débats, mais permet-elle de dialoguer ? C’est qu’on doit entendre par dialogue non pas tout échange de propos, mais un échange qui passe par des questions et des réponses en vue d’arriver à se faire une idée à propos d’une question qui se pose. Le dialogue implique d’abord la différence de points de vue. Ainsi il s’instaurera si chacun des participants soutient une thèse différente. Mais si leur but est simplement d’affirmer leur thèse, il n’y a pas de dialogue. L’intérêt du pseudo dialogue est plutôt de persuader les auditeurs comme on le voit dans les débats politiques.
Aussi, la conviction d’avoir raison paraît bien un obstacle au dialogue puisqu’elle conduit à refuser de modifier son point de vue. Dans le Gorgias, Platon montre ainsi en Calliclès, un personnage fictif, un tel refus du dialogue au nom d’une conviction. Représentant un jeune athénien imbu de rhétorique et adversaire de la philosophie, il tente de persuader Socrate de la supériorité de la première sur la seconde. Il échoue. Réfutée à plusieurs reprises, il abandonne le dialogue, se contentant de répondre « oui » aux questions de Socrate sans y adhérer et laissant ce dernier dans une sorte de monologue. Sa conviction d’avoir raison le rend sourd à toute tentative de réfutation. Elle le conduit surtout à abandonner le dialogue.
C’est que pour vraiment dialoguer, il faut être prêt à changer de thèse, de sorte qu’on ne peut avoir la conviction d’avoir raison. En effet, dans ce dernier cas, on ne dialogue pas authentiquement. On prêche, on exhorte. C’est ce que fait Pascal dans les Pensées, brouillon de son “Apologie de la religion chrétienne” qu’il n’a jamais finie. Il visait à montrer la vérité de la religion chrétienne à ceux qui n’y croyaient pas – les libertins au sens du XVII°, c’est-à-dire ceux qui se libèrent des dogmes religieux. À l’inverse, Platon dans nombre de ses dialogues, finit par une conclusion ouverte qui montre qu’il faut chercher la vérité. Lorsque chacun a la conviction d’avoir raison, on bavarde tout au plus, c’est-à-dire qu’on rassemble pèle mêle tout ce qui paraît aller dans le sens de sa thèse. C’est la raison pour laquelle certaines conversations font figure de monologues ou tout au moins de dialogues de sourds.

Toutefois, la conviction d’avoir raison n’est pas seulement la simple croyance. Elle peut avoir pour source un examen sérieux, la recherche de preuve, bref, être réfléchie. Dans ce cas, loin d’être un obstacle au dialogue, ne le présuppose-t-elle pas bien plutôt ? Ou bien la recherche de preuves ne doit-elle pas être la condition même du dialogue et donc exclure la conviction d’avoir raison ?


La conviction d’avoir raison peut s’appuyer non pas sur la simple croyance, mais sur les preuves que l’on a sur le sujet. Or, les preuves elles-mêmes ou ne sont pas prouvées ou le sont par d’autres preuves qui elles-mêmes ne peuvent pas être prouvées, sans quoi on tomberait dans une régression infinie. On peut donc avec les sceptiques contester l’idée même de preuve. Cela montre alors que l’homme qui a la conviction d’avoir raison parce qu’il pense avoir des preuves est finalement dans la même position que celui qui croit simplement. C’est que dans le fond, l’usage de la raison lui-même repose sur la croyance ou pour le dire avec Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pensées, Lafuma, 423, Brunschvicg 277). La différence, c’est que celui dont la conviction s’appuie sur des preuves avancera en faveur de sa thèse ce qu’il tient pour des preuves sans remettre en cause les principes auxquels ils adhèrent. Ceux-là demeurent comme la condition de toute discussion. Il ne peut donc fondamentalement changer d’avis.
C’est pourquoi la conviction d’avoir raisons au sens d’avoir des preuves de ce qu’on tient pour vrai, fait bien obstacle au dialogue. En effet, avoir des preuves constitue la conviction d’avoir raison au sens où les preuves constituent les raisons de tenir pour vraie une proposition. La thèse que l’on soutient paraît alors inébranlable, surtout si elle repose sur des présupposés qui sont comme des croyances. Et on peut penser avec Wittgenstein qu’il est impossible même au savant de ne pas avoir de croyance. Plus précisément, comme il le dit au § 253 d’un ouvrage posthume De la certitude : « Au fondement de la croyance bien fondée est une croyance non fondée. » Ainsi Galilée (1564-1642) avait la conviction d’avoir raison lorsqu’il pensait que la Terre tourne autour du Soleil de façon circulaire. Car pour lui, comme pour de nombreux anciens, le mouvement circulaire était le mouvement par excellence. Aussi n’a-t-il pas eu de vrai dialogue avec Kepler (1571-1630) qui lui avait communiqué ses résultats. Car son héliocentrisme contredit la première loi de ce dernier selon laquelle les planètes tournent de façon elliptique autour du Soleil qui n’est pas au centre mais sur un des foyers de l’ellipse (qui en a deux). Convaincu que le mouvement planétaire ne pouvait qu’être circulaire, il ne pouvait entendre un autre point de vue.
En effet, le dialogue implique non seulement de donner des raisons en quoi il se distingue du simple bavardage, mais il exige que chacun soit prêt à changer de point de vue si les raisons de l’autre sont meilleures. Or, pour entendre les raisons de l’autre, il n’est pas possible d’être convaincu d’avoir raison au sens où on considère que les preuves que l’on possède sont valables dans la mesure où on laisse dans l’obscurité pour soi ou pour les autres, ce sur quoi elles sont fondées. On le voit dans les disputes qui opposent Sganarelle et Dom Juan, le personnage éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673) sur la question de la religion comme dans la scène 1 de l’acte III où Sganarelle donne dans le désordre ses raisons à Dom Juan après qu’il lui a dit ne croire que « deux et deux sont quatre (…) et que quatre et quatre sont huit » – formule de l’athéisme.

Toutefois, dans la mesure où on recherche des preuves, on ne peut pas ne pas remettre en cause les croyances ou idées toutes faites. Dès lors, la conviction qui en résulte ne peut-elle pas être remise en cause à travers le dialogue ?


La conviction d’avoir raison peut s’appuyer sur des preuves révocables. Telle est l’attitude du savant comme Claude Bernard (1813-1878) dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) l’a soutenu. Le savant accepte des théories étant données certaines expériences sur lesquelles il s’appuie. Il doute des mêmes théories en sachant justement qu’elles peuvent être remises en cause par d’autres expériences. De même, le mathématicien peut accepter que les axiomes ne se distinguent pas des postulats, c’est-à-dire qu’il les considère comme de simples propositions admises dont on ne sait si elles sont vraies ou fausses. Aussi les démonstrations qu’elles rendent possibles ne sont vraies que relativement aux points de départ admis. Il est donc possible de les modifier. En ce sens, qui cherche des preuves ou à démontrer se retrouve donc dans un doute relatif qui ouvre à la possibilité du dialogue.
Le dialogue s’ouvre alors sur sa véritable fonction, à savoir la quête du savoir. Non pas au sens des sceptiques qui ont des arguments tout prêts pour réfuter toute possibilité de connaissance tout en n’ayant en principe aucune conviction. Il s’agit donc non pas d’une conviction pensée comme irréfutable, mais d’une conviction qui a besoin du dialogue, y compris avec les sceptiques, pour se nourrir. Si elle ne fait pas obstacle au dialogue, c’est précisément à cause de son caractère révocable.
Une telle conviction prête à s’échanger pour une conviction meilleure sur le chemin de la vérité, loin de faire obstacle au dialogue le rend, au contraire, possible. C’est qu’en effet, pour que le dialogue soit possible, il faut non seulement que la vérité apparaisse comme un objet légitime de recherche, mais qu’on puisse considérer que certaines thèses s’en approchent. On peut tout au moins considérer un tel progrès comme possible en ce sens qu’on voit dans les vérités provisoires, des erreurs rectifiées pour parler comme le Bachelard de la Formation de l’esprit scientifique (« pas de vérité sans erreur rectifiée » chapitre XII Objectivité scientifique et psychanalyse). Autrement dit, la conviction d’avoir raison sans qu’elle soit définitive est ce qui amène à chercher le dialogue, c’est-à-dire la confrontation pour savoir si ce qu’on pense mérite d’être pensé. C’est ainsi que Socrate, après que l’oracle de Delphes l’a déclaré l’homme le plus sage, se retrouve devant une énigme. Comment lui qui ne pense pas être sage pourrait-il l’être ? Comment pourrait-il ne pas l’être puisque le Dieu ne peut mentir ? Il se demande alors quel est le sens de la parole du Dieu. C’est en dialoguant avec ceux qui passent pour sages que Socrate découvre progressivement la valeur de sa docte ignorance selon le récit qu’en fait Platon dans l’Apologie de Socrate. Il avait bien la conviction d’avoir raison sur ce que l’oracle lui disait ou sur ce qu’il pensait de lui, mais il était prêt à le remettre en cause.


Disons donc enfin que le problème était de savoir s’il est possible que la conviction d’avoir raison ne fasse pas obstacle au dialogue dans la mesure où elle paraît impliquer l’impossibilité de changer de points de vue. Aussi a-t-on vu que, tant qu’elle est croyance ou encore certitude d’avoir des preuves qui reposent sur des fondements indiscutables, la conviction d’avoir raison ne conduit au mieux qu’au dialogue de sourds. C’est uniquement à la condition que la conviction d’avoir raison implique qu’elle soit révocable dans la mesure où elle se pense comme une étape en vue d’atteindre la vérité que non seulement elle ne fait pas obstacle au dialogue, mais même qu’elle le rend possible en tant qu’instrument pour atteindre le savoir.


mercredi 25 décembre 2019

Corrigé d'une explication de texte de Durkheim sur la morale et la société

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts. On voit combien il est inexact de la définir, comme on a fait souvent, par la liberté ; elle consiste bien plutôt dans un état de dépendance. Loin qu’elle serve à émanciper l’individu, à le dégager du milieu qui l’enveloppe, elle a, au contraire, pour fonction essentielle d’en faire la partie intégrante d’un tout et, par conséquent, de lui enlever quelque chose de la liberté de ses mouvements. On rencontre parfois, il est vrai, des âmes qui ne sont pas sans noblesse et qui, pourtant, trouvent intolérable l’idée de cette dépendance. Mais c’est qu’elles n’aperçoivent pas les sources d’où découle leur propre moralité, parce que ces sources sont trop profondes. La conscience est un mauvais juge de ce qui se passe au fond de l’être, parce qu’elle n’y pénètre pas. La société n’est donc pas, comme on l’a cru souvent, un évènement étranger à la morale ou qui n’a sur elle que des répercussions secondaires ; c’en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n’est pas une simple juxtaposition d’individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe et varie comme cette solidarité. Faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale s’évanouit du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre. 
Durkheim, De la Division du travail social (1893)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé.
[Il s’agit d’un extrait de la conclusion de l’ouvrage de Durkheim, De la division du travail social.]
On considère souvent que la morale présuppose la liberté comme condition d’une action qui n’est pas faite simplement pour son intérêt mais qui peut, au contraire, privilégier l’intérêt d’autrui. En effet, sans liberté pense-t-on, l’action n’a aucune valeur d’un point de vue moral : elle serait presque comme un instinct. Or, la morale n’est pas possible seule. Elle épouse donc les exigences sociales. Dès lors, est-elle indépendante de la société ou bien trouve-t-elle en cette dernière sa condition ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de l’ouvrage de Durkheim De la division du travail social publié en 1893. Le sociologue veut montrer que c’est la société seule qui rend possible la morale.
Il définit la morale puis montre que la volonté d’indépendance vis-à-vis du social dans l’acte moral est illusoire avant de prouver que la société est la condition nécessaire pour qu’il y ait moralité.


Durkheim définit de façon large la moralité par trois caractères. En effet, ce qui est moral selon lui, c’est d’abord ce qui produit de la solidarité. Il faut comprendre par là que c’est ce qui lie les hommes les uns aux autres de telle sorte qu’ils agissent ensemble et les uns pour les autres, voire pour le tout. C’est ensuite ce qui contraint l’homme à tenir compte des autres hommes. En utilisant le verbe « forcer », Durkheim met l’accent sur le fait que ce qui est moral exerce une pression sur l’individu, c’est-à-dire qu’il n’agit pas spontanément pour les autres. Ce n’est pas de lui que vient l’initiative en quelque sorte. On peut l’entendre aussi bien de punitions que de remontrances qui visent à faire changer la conduite de l’individu dans le sens de la vie sociale. C’est enfin ce qui le conduit à ne pas seulement suivre ses désirs, c’est-à-dire ce qui le rattache à lui-même. Autrement dit, la morale vise, au dépend de l’égoïsme, à développer, voire à créer l’altruisme pour reprendre le terme introduit par Auguste Comte dans le Système de politique positive (1851-1854). Durkheim définit alors des degrés de moralité : elle est d’autant plus importante que les liens entre les individus sont d’autant plus nombreux et qu’ils sont plus forts. Plus il y a de liens en effet et plus il y a de solidarité entre les individus. Mais des liens nombreux peuvent être faibles si une grande marge d’égoïsme est possible entre les individus. Des liens plus forts sont ceux qui, à la limite, font que l’individu agit uniquement pour les autres. Les deux combinés renforcent donc la vie sociale et l’insertion de l’individu dans le tout que constitue alors la société. Quelle place a alors la liberté ?
Durkheim justement en déduit une critique de la thèse qui fait de la liberté la condition de la morale. En effet, cette thèse qu’il rapporte consiste à considérer que la moralité dépend d’un acte libre du sujet, acte contingent, qui lui permet de choisir le bien et de repousser la tentation du mal. Dans cette thèse, la morale n’a rien à voir avec la société. Toute la valeur morale de l’individu tient à sa capacité à ne pas agir sous la contrainte mais uniquement par obligation, c’est-à-dire à choisir librement le bien. Durkheim oppose à cette conception qu’elle entraîne bien plutôt une dépendance. Qu’est-ce à dire ?
Durkheim nie que la moralité produise deux effets. Premièrement, il nie qu’elle émancipe l’individu. Entendue sans complément de nom, l’émancipation désigne le fait de rendre libre à tous les points de vue. Deuxièmement, il nie que la moralité dégage l’individu du milieu, comprenons de la société, auquel il appartient. Il lui oppose un tout autre rôle de la moralité. Elle vise à amener l’individu à dépendre des autres et à le faire agir en faveur d’un tout, c’est-à-dire à se considérer comme un membre de ce tout. Elle enlève bien plutôt de la liberté dans ses mouvements. C’est qu’en effet les obligations morales prescrivent certaines actions et en interdisent d’autres, ce qui implique bien une restriction des mouvements possibles.

Toutefois, faire de la dépendance un caractère de la moralité, n’est-ce pas la confondre avec les obligations sociales ou juridiques ? Que la société me force à agir d’une certaine façon, n’est-ce pas absolument contraire à la morale ?


En effet, Durkheim se fait en quelque sorte une objection, celle d’âmes nobles qui rejettent la dépendance que la société implique. Par « âmes qui ne sont pas sans noblesse », il faut entendre des sujets dont les actions montrent une certaine moralité. La noblesse se dit dans le champ de la morale d’une action qui montre une certaine hauteur de vue, une capacité à dépasser ses intérêts particuliers. Or, ces âmes nobles rejettent l’idée de cette dépendance. Comment l’entendre ? Faut-il comprendre qu’elles agissent contre cette dépendance ? Elles ne seraient pas alors morales et manqueraient donc de noblesse. Il faut donc comprendre que c’est en esprit que ces nobles âmes rejettent la dépendance vis-à-vis de la société, autrement dit, elles estiment que leurs actions n’ont rien à voir avec leur dépendance vis-à-vis de la société. C’est donc les motifs de leurs actions qu’elles placent hors de la société. Comment rejeter les motifs d’une action qui se présentent à un individu ?
Il réfute l’objection en lui opposant que le point de vue de ces nobles âmes provient de leur incapacité de voir d’où provient leur moralité. Autrement dit, elles pensent agir indépendamment de la société dont elles dépendent et de sa moralité. Ce qui revient à dire qu’elles s’attribuent à elles-mêmes leurs actions, qu’elles trouvent les motifs en elles et donc finalement, qu’elles se considèrent libres dans leurs actions. En disant qu’elles ne voient pas les sources profondes de leur moralité, Durkheim veut indiquer que ces nobles âmes ne saisissent pas ce qui les fait agir. Autrement dit, leurs motifs ne sont pas librement choisis. Ils ont bien la racine de leurs actions dans la société et dans la moralité qu’elle inculque aux individus. D’où provient donc cette erreur ?
Le sociologue l’impute à une insuffisance de la conscience. En effet, lorsqu’un individu cherche pour quoi il a agi, il se réfère à ce dont il est conscient. Il fait donc confiance à sa conscience pour connaître ce qui, en lui, le fait agir. Il faut comprendre ici par conscience cette faculté qui nous permet de nous représenter la réalité extérieure ou la réalité intérieure, faculté qui nous permet d’en examiner la représentation. Si Durkheim dénie à la conscience la possibilité de rendre compte des motifs de l’action morale, c’est qu’il estime qu’elle ne permet pas de connaître ce qu’il y a au fond de l’être. Autrement dit, les nobles âmes croient que leurs actions ont des motifs différents des motifs réels qui leur échappent. C’est donc le rejet de la conscience comme source de connaissance qui conduit Durkheim à réfuter le point de vue des nobles âmes qui, finalement, penchent pour la liberté.

Si donc la morale ne provient pas de la liberté et de la conscience de la liberté, quelle peut en être la source véritable ?


Durkheim refuse une thèse qu’il rapporte selon laquelle la société et la morale seraient des réalités étrangères dans la mesure où la morale serait séparée de la société et n’aurait guère de conséquences sur elle. Cette thèse est solidaire de l’idée que la morale aurait pour source la liberté. En ce sens, comme la société consiste en la dépendance, elle serait étrangère à la morale. Il en déduit que, de son point de vue, la société seule rend possible la morale en tant que « condition nécessaire » ou condition sine qua non. Comprenons qu’il faut que la société soit là pour qu’il y ait morale. Il faut qu’elle développe chez l’individu les conduites qui l’amènent à être comme le membre de la société et non comme un individu attaché à lui-même. Que doit être alors la société ?
Il refuse de concevoir la société comme constituée d’individus juxtaposés qui possèderaient une morale qu’ils apporteraient dans la vie sociale. Il faudrait alors comprendre que la société se constitue à partir des individus qui, grâce à la morale que chacun apporterait, conviendrait d’agir de sorte que ce serait la morale qui rendrait possible la société. On peut nommer cette conception de la société la conception atomistique de la société. Il conçoit donc autrement la société. Implicitement, il conçoit la société comme un tout qui existe par lui-même. On peut nommer cette conception, la conception holiste de la société [le mot holisme a été inventé postérieurement par Jan Smuts (1870-1950), un philosophe et un homme politique d’Afrique du sud, en 1926]. C’est en ce sens qu’il soutient au contraire que c’est en tant que membre de la société que l’homme peut se considérer comme un être moral. Comment départager les deux conceptions ?
Pour montrer que c’est bien la société la condition nécessaire de la morale et non l’inverse, Durkheim précise que ce qui fait la moralité, c’est la solidarité avec un groupe. Ainsi faut-il comprendre qu’il y a autant de morales qu’il y a de groupes au double sens où les règles morales peuvent varier en fonction des groupes et aussi en ce sens que les règles sont valables pour les membres du groupe. À la limite, pour qu’une morale universelle soit possible, il faudrait une société universelle ou tout au moins que la société conduise l’individu comme membre de l’humanité. En outre, Durkheim rappelle sa thèse de la variation de la morale du groupe en fonction de la solidarité. Il peut donc déduire de l’absence de vie sociale à l’absence de toute morale faute d’objet à quoi s’appliquer. Interpellant son lecteur dans son raisonnement qu’il énonce à la deuxième personne, il l’invite à penser le rapport entre société et moralité comme il le soutient, c’est-à-dire telle que la suppression de la première implique la suppression de la seconde.


En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait du livre de Durkheim, De la division du travail social paru en 1893 est celui de savoir si la morale est indépendante de la société ou bien si c’est la société qui la rend possible. En effet, Durkheim veut montrer que la morale n’a pas besoin de la liberté et qu’elle échappe à la conscience individuelle. Aussi comme elle rend l’homme solidaire, elle découle de la société, condition pour que la moralité qui nous amène à dépasser notre égoïsme soit possible.


mardi 24 décembre 2019

Corrigé d'une explication de texte de Bergson sur la morale sociale et la morale universelle

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ; comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons à l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale.
Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion (1932)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé.
[Ce texte est extrait du Chapitre I L’obligation morale de l’ouvrage de Bergson intitulé Les deux sources de la morale et de la religion paru en 1932.]

Apparemment, se sentir obligé pour les membres de sa famille puis se sentir obligé pour les membres de sa nation puis se sentir obligé envers l’humanité, c’est élargir le cercle de l’obligation de sorte que la morale semble être une à travers les différentes sociétés ou groupes sociaux. Pourtant, on peut aimer sa famille ou sa nation et non les autres familles ou les autres nations alors que lorsqu’on se sent animé envers l’humanité, il n’y a plus de haine possible. Dès lors, lorsque nous agissons pour notre famille, pour notre pays ou pour l’humanité, s’agit-il de la même obligation ou non ? Peut-on admettre qu’il y a plusieurs morales ?
Tel est le problème que résout Bergson dans cet extrait de son ouvrage intitulé Les deux sources de la morale et de la religion, paru en 1932. Le philosophe veut montrer qu’il y a une différence de nature entre la morale sociale et la morale universelle et non une simple différence de degré.
Il montre la spécificité de la morale sociale, puis il la distingue de la morale universelle avant de montrer ce qui permet de les séparer en nature.


Bergson explique que l’amour que l’on éprouve pour ses concitoyens provient de la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. En écrivant « en grande partie », il signifie qu’il y a d’autres raisons à cet amour, mais qui sont moins décisives. La cohésion sociale est donc l’effet de cette nécessité de la défense. Autrement dit, les hommes ne font pas société d’abord et se défendent ensuite contre d’autres sociétés. Les deux processus sont les deux faces d’une même réalité. Une société humaine se définit donc par le partage entre « eux » et « nous », entre les amis et les ennemis. Et l’ennemi prend la figure de l’étranger.
Notre amour pour les autres s’appuie sur l’opposition aux autres hommes. Par conséquent, cet amour ne peut pas être universel. Il est toujours exclusif et accompagné de haine. J’aime les miens d’autant plus que j’éprouve de la haine pour les autres. Et les miens sont ceux avec qui je vis, non ceux que je rencontre. On est à des années-lumière d’un amour qui serait celui de la rencontre d’un être élu ou d’un amour qui porterait sur tout homme. Cet amour est défini par Bergson comme un instinct primitif. Il faut comprendre ainsi qu’il est inné, à savoir que le lien affectif avec les proches est en chaque homme. Et si c’est un instinct, il est universel, c’est-à-dire que tout homme le possède. S’il est primitif, il faut l’entendre au sens propre, à savoir qu’il est premier. Certes, c’est bien l’instinct qu’on trouve chez les peuples primitifs. On peut expliquer ainsi les nombreux conflits qui les animent, les guerres incessantes qui les travaillent.
Il précise ainsi que cet instinct primitif est présent au moment où il écrit. Autrement dit, la civilisation, en quelque sens qu’on la définisse, ne supprime pas ce qu’il y a de primitif en l’homme. Cet instinct nous lie à la famille et à la nation. En écrivant qu’il est « heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation », il veut dire que ces derniers le masquent et porte un jugement de valeur positif sur ce masque en ce sens que l’instinct primitif implique d’agresser autrui. On comprend donc que la civilisation qu’on peut comprendre comme les bonnes manières, les progrès techniques, etc. voile l’agressivité naturelle vis-à-vis des étrangers.

Ainsi, Bergson a montré ce qu’avait de spécifique l’amour des proches, notamment en quoi, à travers l’histoire, il reposait sur un instinct primitif qui nous oppose aux étrangers et qui lie l’amour des siens à la haine des autres. Comment donc est possible l’amour de l’humanité ?


Il oppose l’amour pour l’humanité à l’amour pour la famille et la nation en tant que le premier est indirect alors que le second est direct et en tant que le premier est acquis alors que le second est inné. Qu’il ne soit pas inné découle de l’amour primitif. En effet, si l’amour pour l’humanité était inné, il n’y aurait pas d’amour qui nous lie aux nôtres par opposition aux autres. L’opposition de ces deux amours implique alors qu’au moins l’un d’entre eux survienne après l’autre et de façon différente. S’ils étaient tous les deux innés, ils s’opposeraient de telle sorte qu’aucun des deux ne serait possible. Comment donc l’amour de l’humanité est possible alors que l’amour pour l’humanité est d’abord celui de la tribu ?
Il explicite ce qui fait la relation indirecte. Dans la religion c’est par Dieu que l’homme arrive à l’humanité. En parlant de religion au singulier, Bergson fait manifestement allusion au christianisme et à la règle d’or qui ordonne d’aimer son prochain, même ses ennemis (cf. Évangile de Luc, 6, 27). Telle est la différence avec le commandement de la Torah qui ordonne d’aimer son prochain en tant que membre du peuple et qui peut s’entendre comme l’expression d’un commandement seulement social (cf. Lévitique, 19, 18). Dans la philosophie on arrive à l’humanité par la Raison que Bergson écrit avec une majuscule pour marquer son unicité. En effet, la philosophie fait de la raison en tant qu’elle appartient à tout homme la source et la fin du respect. [Bergson se réfère implicitement aux Stoïciens ou à Kant.] Respecter la dignité de la personne, c’est donc prendre en compte l’universalité de la raison en tout homme. Et ce respect est un équivalent de l’amour en ce sens qu’il se commande et exige une attitude favorable à l’autre comme dans l’amour. Doit-on penser cet amour de l’humanité comme une extension de l’amour des proches ?
Bergson précise qu’il ne s’agit pas d’étapes, autrement dit d’un amour qui viserait un groupe de plus en plus large. Ce qui donnerait à le penser, c’est le fait que la famille est plus petite que la nation qui est incluse dans l’humanité. Mais pour Bergson, il y a rupture entre l’amour des premières unités et celle de l’humanité. En effet, l’amour des autres lorsqu’il s’agit de la famille ou des concitoyens impliquent la haine des étrangers considérés comme des ennemis, ce qu’on peut appeler la xénophobie. Dès lors, il y a une solution de continuité entre ces deux formes d’amour. Et il y a donc une différence de nature entre l’un et l’autre. Le passage de l’un à l’autre ne peut donc être celui d’étapes purement quantitatives ou la quantité seule des êtres aimés ferait la différence.

Dès lors, on peut s’interroger sur la possibilité même d’un amour de l’humanité. En effet, si l’homme est naturellement enclin à haïr les étrangers, si l’amour est naturellement limité aux siens, comment est-il possible qu’il dépasse cette haine pour arriver à aimer l’humanité sans restriction ?


C’est par un bond qui dépasse l’objet de l’amour qui rend possible cette deuxième forme. Autrement dit, l’amour de l’humanité ne passe pas par l’amour des membres de la famille et par celle des concitoyens, mais va directement à l’humanité. Et comme l’amour de la famille et de la nation est là, il faut donc comprendre que ce bond consiste à passer au-delà de ce qui est un obstacle, à savoir l’amour partial. Or, pour que ce bond soit possible, encore faut-il que le sujet puisse viser quelque chose d’autre que la société dans laquelle il vit.
Aussi, ce bond se fait-il en direction de Dieu ou de la Raison puisqu’il s’agit soit du langage de la religion soit du langage de la philosophie. C’est Dieu pour le religieux, c’est la Raison pour le philosophe, qui est visé pour passer l’obstacle des sociétés antagonistes. Bergson comprend que ce bond nous fait atteindre l’humanité en la dépassant. En effet, pour qu’il y ait un mouvement qui s’oppose au mouvement naturel, il paraît nécessaire qu’il y ait un but qui se présente au sujet qui lui permette de dépasser sa condition naturelle. C’est donc Dieu pour la religion, c’est donc la Raison pour le philosophe qui est le but visé qui permet à l’individu d’aller au-delà de sa société et même de l’humanité. Et c’est en allant justement au-delà qu’il peut atteindre l’humanité en ce sens où c’est cet au-delà, Dieu ou la Raison, qui lui enjoint d’aimer l’humanité ou de la respecter. En allant à Dieu, on dépasse l’humanité mais par la Raison aussi dans la mesure où elle est susceptible d’appartenir à d’autres êtres que l’homme [thème qu’on trouve souvent chez Kant auquel Bergson doit penser ici].
Bergson en déduit que religion et morale expriment une tout autre obligation que la pression sociale. Autrement dit, il y a deux morales différentes, voire opposées. La morale de la pression sociale a pour fondement un instinct qui nous lie à nos proches. S’il s’agit d’une morale, c’est qu’il doit y avoir obligation, donc un élément de liberté. Autrement dit, l’individu peut s’éloigner de la réalisation des exigences sociales. Il peut combattre en lui l’instinct. Toujours est-il que la pression sociale se distingue de la morale qui a Dieu ou la raison pour source. Elle est éminemment personnelle puisqu’elle implique de venir s’ancrer sur la pression sociale pour répondre à une exigence qui n’est pas seulement sociale. C’est une morale là aussi parce qu’il y a liberté, mais c’est une morale qui trouve en Dieu ou en la Raison un principe qui permet non pas de rompre avec l’instinct qui nous lie aux nôtres, mais de transfigurer en quelque sorte l’amour des siens par l’amour de toute l’humanité.


Disons donc que le problème était de savoir s’il y a une solution de continuité entre la morale sociale et la morale universelle. Bergson, dans cet extrait des Deux sources de la morale et de la religion montre qu’il y a bien une différence de nature. Si la morale sociale est innée et a bien la société grande ou petite pour objet, la morale universelle transcende l’humanité et la vise indirectement en répondant à une injonction qui vient de Dieu pour la religion ou de la Raison pour la philosophie. Aussi les deux morales ont-elles des origines différentes sans s’opposer en ce sens que la seconde vient en quelque sorte transfigurer la première.
Reste que la morale universelle telle que Bergson la conçoit comprend deux voies, celle de la religion et celle de la philosophie de sorte qu’on peut se demander laquelle des deux est la meilleure.