Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ; comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons à l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale.
Bergson, Les deux Sources de la Morale et de la Religion (1932)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
[Ce texte est extrait du Chapitre I L’obligation morale de l’ouvrage de Bergson intitulé Les deux sources de la morale et de la religion paru en 1932.]
Apparemment, se sentir obligé pour les membres de sa famille puis se sentir obligé pour les membres de sa nation puis se sentir obligé envers l’humanité, c’est élargir le cercle de l’obligation de sorte que la morale semble être une à travers les différentes sociétés ou groupes sociaux. Pourtant, on peut aimer sa famille ou sa nation et non les autres familles ou les autres nations alors que lorsqu’on se sent animé envers l’humanité, il n’y a plus de haine possible. Dès lors, lorsque nous agissons pour notre famille, pour notre pays ou pour l’humanité, s’agit-il de la même obligation ou non ? Peut-on admettre qu’il y a plusieurs morales ?
Tel est le problème que résout Bergson dans cet extrait de son ouvrage intitulé Les deux sources de la morale et de la religion, paru en 1932. Le philosophe veut montrer qu’il y a une différence de nature entre la morale sociale et la morale universelle et non une simple différence de degré.
Il montre la spécificité de la morale sociale, puis il la distingue de la morale universelle avant de montrer ce qui permet de les séparer en nature.
Bergson explique que l’amour que l’on éprouve pour ses concitoyens provient de la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres. En écrivant « en grande partie », il signifie qu’il y a d’autres raisons à cet amour, mais qui sont moins décisives. La cohésion sociale est donc l’effet de cette nécessité de la défense. Autrement dit, les hommes ne font pas société d’abord et se défendent ensuite contre d’autres sociétés. Les deux processus sont les deux faces d’une même réalité. Une société humaine se définit donc par le partage entre « eux » et « nous », entre les amis et les ennemis. Et l’ennemi prend la figure de l’étranger.
Notre amour pour les autres s’appuie sur l’opposition aux autres hommes. Par conséquent, cet amour ne peut pas être universel. Il est toujours exclusif et accompagné de haine. J’aime les miens d’autant plus que j’éprouve de la haine pour les autres. Et les miens sont ceux avec qui je vis, non ceux que je rencontre. On est à des années-lumière d’un amour qui serait celui de la rencontre d’un être élu ou d’un amour qui porterait sur tout homme. Cet amour est défini par Bergson comme un instinct primitif. Il faut comprendre ainsi qu’il est inné, à savoir que le lien affectif avec les proches est en chaque homme. Et si c’est un instinct, il est universel, c’est-à-dire que tout homme le possède. S’il est primitif, il faut l’entendre au sens propre, à savoir qu’il est premier. Certes, c’est bien l’instinct qu’on trouve chez les peuples primitifs. On peut expliquer ainsi les nombreux conflits qui les animent, les guerres incessantes qui les travaillent.
Il précise ainsi que cet instinct primitif est présent au moment où il écrit. Autrement dit, la civilisation, en quelque sens qu’on la définisse, ne supprime pas ce qu’il y a de primitif en l’homme. Cet instinct nous lie à la famille et à la nation. En écrivant qu’il est « heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation », il veut dire que ces derniers le masquent et porte un jugement de valeur positif sur ce masque en ce sens que l’instinct primitif implique d’agresser autrui. On comprend donc que la civilisation qu’on peut comprendre comme les bonnes manières, les progrès techniques, etc. voile l’agressivité naturelle vis-à-vis des étrangers.
Ainsi, Bergson a montré ce qu’avait de spécifique l’amour des proches, notamment en quoi, à travers l’histoire, il reposait sur un instinct primitif qui nous oppose aux étrangers et qui lie l’amour des siens à la haine des autres. Comment donc est possible l’amour de l’humanité ?
Il oppose l’amour pour l’humanité à l’amour pour la famille et la nation en tant que le premier est indirect alors que le second est direct et en tant que le premier est acquis alors que le second est inné. Qu’il ne soit pas inné découle de l’amour primitif. En effet, si l’amour pour l’humanité était inné, il n’y aurait pas d’amour qui nous lie aux nôtres par opposition aux autres. L’opposition de ces deux amours implique alors qu’au moins l’un d’entre eux survienne après l’autre et de façon différente. S’ils étaient tous les deux innés, ils s’opposeraient de telle sorte qu’aucun des deux ne serait possible. Comment donc l’amour de l’humanité est possible alors que l’amour pour l’humanité est d’abord celui de la tribu ?
Il explicite ce qui fait la relation indirecte. Dans la religion c’est par Dieu que l’homme arrive à l’humanité. En parlant de religion au singulier, Bergson fait manifestement allusion au christianisme et à la règle d’or qui ordonne d’aimer son prochain, même ses ennemis (cf. Évangile de Luc, 6, 27). Telle est la différence avec le commandement de la Torah qui ordonne d’aimer son prochain en tant que membre du peuple et qui peut s’entendre comme l’expression d’un commandement seulement social (cf. Lévitique, 19, 18). Dans la philosophie on arrive à l’humanité par la Raison que Bergson écrit avec une majuscule pour marquer son unicité. En effet, la philosophie fait de la raison en tant qu’elle appartient à tout homme la source et la fin du respect. [Bergson se réfère implicitement aux Stoïciens ou à Kant.] Respecter la dignité de la personne, c’est donc prendre en compte l’universalité de la raison en tout homme. Et ce respect est un équivalent de l’amour en ce sens qu’il se commande et exige une attitude favorable à l’autre comme dans l’amour. Doit-on penser cet amour de l’humanité comme une extension de l’amour des proches ?
Bergson précise qu’il ne s’agit pas d’étapes, autrement dit d’un amour qui viserait un groupe de plus en plus large. Ce qui donnerait à le penser, c’est le fait que la famille est plus petite que la nation qui est incluse dans l’humanité. Mais pour Bergson, il y a rupture entre l’amour des premières unités et celle de l’humanité. En effet, l’amour des autres lorsqu’il s’agit de la famille ou des concitoyens impliquent la haine des étrangers considérés comme des ennemis, ce qu’on peut appeler la xénophobie. Dès lors, il y a une solution de continuité entre ces deux formes d’amour. Et il y a donc une différence de nature entre l’un et l’autre. Le passage de l’un à l’autre ne peut donc être celui d’étapes purement quantitatives ou la quantité seule des êtres aimés ferait la différence.
Dès lors, on peut s’interroger sur la possibilité même d’un amour de l’humanité. En effet, si l’homme est naturellement enclin à haïr les étrangers, si l’amour est naturellement limité aux siens, comment est-il possible qu’il dépasse cette haine pour arriver à aimer l’humanité sans restriction ?
C’est par un bond qui dépasse l’objet de l’amour qui rend possible cette deuxième forme. Autrement dit, l’amour de l’humanité ne passe pas par l’amour des membres de la famille et par celle des concitoyens, mais va directement à l’humanité. Et comme l’amour de la famille et de la nation est là, il faut donc comprendre que ce bond consiste à passer au-delà de ce qui est un obstacle, à savoir l’amour partial. Or, pour que ce bond soit possible, encore faut-il que le sujet puisse viser quelque chose d’autre que la société dans laquelle il vit.
Aussi, ce bond se fait-il en direction de Dieu ou de la Raison puisqu’il s’agit soit du langage de la religion soit du langage de la philosophie. C’est Dieu pour le religieux, c’est la Raison pour le philosophe, qui est visé pour passer l’obstacle des sociétés antagonistes. Bergson comprend que ce bond nous fait atteindre l’humanité en la dépassant. En effet, pour qu’il y ait un mouvement qui s’oppose au mouvement naturel, il paraît nécessaire qu’il y ait un but qui se présente au sujet qui lui permette de dépasser sa condition naturelle. C’est donc Dieu pour la religion, c’est donc la Raison pour le philosophe qui est le but visé qui permet à l’individu d’aller au-delà de sa société et même de l’humanité. Et c’est en allant justement au-delà qu’il peut atteindre l’humanité en ce sens où c’est cet au-delà, Dieu ou la Raison, qui lui enjoint d’aimer l’humanité ou de la respecter. En allant à Dieu, on dépasse l’humanité mais par la Raison aussi dans la mesure où elle est susceptible d’appartenir à d’autres êtres que l’homme [thème qu’on trouve souvent chez Kant auquel Bergson doit penser ici].
Bergson en déduit que religion et morale expriment une tout autre obligation que la pression sociale. Autrement dit, il y a deux morales différentes, voire opposées. La morale de la pression sociale a pour fondement un instinct qui nous lie à nos proches. S’il s’agit d’une morale, c’est qu’il doit y avoir obligation, donc un élément de liberté. Autrement dit, l’individu peut s’éloigner de la réalisation des exigences sociales. Il peut combattre en lui l’instinct. Toujours est-il que la pression sociale se distingue de la morale qui a Dieu ou la raison pour source. Elle est éminemment personnelle puisqu’elle implique de venir s’ancrer sur la pression sociale pour répondre à une exigence qui n’est pas seulement sociale. C’est une morale là aussi parce qu’il y a liberté, mais c’est une morale qui trouve en Dieu ou en la Raison un principe qui permet non pas de rompre avec l’instinct qui nous lie aux nôtres, mais de transfigurer en quelque sorte l’amour des siens par l’amour de toute l’humanité.
Disons donc que le problème était de savoir s’il y a une solution de continuité entre la morale sociale et la morale universelle. Bergson, dans cet extrait des Deux sources de la morale et de la religion montre qu’il y a bien une différence de nature. Si la morale sociale est innée et a bien la société grande ou petite pour objet, la morale universelle transcende l’humanité et la vise indirectement en répondant à une injonction qui vient de Dieu pour la religion ou de la Raison pour la philosophie. Aussi les deux morales ont-elles des origines différentes sans s’opposer en ce sens que la seconde vient en quelque sorte transfigurer la première.
Reste que la morale universelle telle que Bergson la conçoit comprend deux voies, celle de la religion et celle de la philosophie de sorte qu’on peut se demander laquelle des deux est la meilleure.
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