lundi 16 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : La conscience peut-elle nous cacher ce que nous sommes ?

Il arrive qu’on se trompe au sujet de ce qu’on est en croyant ce qu’on est conscient d’être. Est-ce à dire que la conscience peut nous cacher ce que nous sommes ?
Par la conscience, nous accédons à ce que nous sommes. Dès lors, c’est elle qui nous permet de savoir ce que nous sommes en toute transparence.
Pourtant, nous ne semblons pas pouvoir nous dédoubler pour savoir ce que nous sommes de sorte que la conscience semble nous cacher à nous-mêmes.
Dès lors, on peut se demander s’il est possible de penser sans contradiction que la conscience peut nous cacher à nous-mêmes.
Nous verrons dans un premier temps en quoi la conscience est toujours transparente et révélatrice de ce que nous sommes. Puis nous verrons dans un second temps en quoi la réflexion est impossible et la conscience ne peut nous découvrir ce que nous sommes. Enfin, nous verrons que la conscience en elle-même ne peut que nous cacher ce que nous sommes.


Je ne peux pas séparer la conscience de mon être. En effet, si comme Descartes, dans le Discours de la méthode [1637] je remets tout en cause pour découvrir la vérité, c’est-à-dire si je considère comme faux tout ce qui est simplement douteux, alors, je ne puis douter de mon existence. En outre, de tout ce que je peux penser être, à savoir un corps qui occupe un certain lieu, etc., seul le fait de penser est indissolublement attaché à moi. Et penser, ce n’est rien d’autre que connaître ou avoir le sentiment de tout ce qui est en moi, de sorte que c’est bien la conscience qui définit mon être (cf. Principes de la philosophie [1644], première partie, article 9). Or, la conscience ne peut pas ne pas être consciente de soi : ce serait une contradiction dans les termes. C’est pourquoi la conscience ne peut me cacher ce que je suis. Le voudrait-elle qu’au contraire, ce que je suis m’apparaîtrait. Tout au plus, je puis me distraire de ce que je suis. Qu’est-ce à dire ?
La réflexion qui définit la conscience, ne doit pas être comprise, comme Alain l’a montré à juste titre dans ses Définitions [posthume, 1953], simplement comme des opinions qui se réfèrent à des opinions. Elle doit être un retour sur la personne elle-même, personne qui décide de se juger. En ce sens, la conscience est liberté au sens du choix. C’est pourquoi on peut dire avec Rousseau, auquel Alain se réfère dans ses Définitionsque « la conscience ne trompe jamais » [Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre IV, « Profession de foi du vicaire savoyard »]. En effet, se juger, c’est déterminer si ce qu’on a fait est bien ou mal. Or, comme l’immoralité consiste justement à ne pas être conscient au sens de réfléchir, chacun sait bien lorsqu’il a agi, s’il a réfléchi ou s’il a été un « inconscient ». Et ainsi il est impossible que la conscience nous cache ce qu’on est puisqu’au contraire, à partir du moment où elle est, elle nous dévoile complètement. Le sujet peut se détourner de se juger, en se rapportant au point de vue des autres ou en se distrayant. Mais ce n’est pas la conscience qui en est responsable.

Néanmoins, la transparence supposée de la conscience repose sur l’idée qu’elle peut conduire à se décider de se méconnaître. Dès lors, la transparence dans ces cas de la conscience n’apparaît pas. N’est-ce pas au fond parce que la réflexion finalement est impossible ? Dès lors, n’y a-t-il pas une illusion que secrète la conscience elle-même sur ce qu’est le sujet ?


On ne peut s’observer directement soi-même, c’est pourquoi la conscience nous cache ce que nous sommes dans l’attitude réflexive. C’est ce qu’Auguste Comte, dans le Cours de philosophie positive [1830-1842], objecte à tous les métaphysiciens qui veulent faire de l’introspection un instrument pour recueillir des faits internes et constituer ainsi une métaphysique qui serait une science au même titre que les autres. En effet, pour cela, il faudrait pouvoir s’observer parfois dans des conditions qui justement, empêchent toute observation interne sereine. Tel est le cas de la passion. L’amoureux est le moins à même d’observer et de réfléchir à sa passion. Et pourtant, il est conscient au plus haut point de son amour. Sa conscience lui cache alors ce qu’il est car, qu’est-ce que l’amour en dehors de la conscience d’aimer dont nous sommes saisis sans vraiment décider de l’être ? Mais surtout, la conscience ne peut se retourner sur elle-même pour décrire les facultés intellectuelles. Il faudrait que le sujet pût se dédoubler en un être qui s’observe et un être qui pense, ce qui est absurde. C’est la raison pour laquelle la conscience est conduite à affirmer qu’elle est ce qui constitue le sujet indépendamment du corps dans l’impossibilité où elle est de savoir ce qui la lie au corps, corps que le sujet doit bien nommer le sien.
On peut certes s’observer indirectement soi-même. Pour cela, il faut observer les œuvres qu’on a produites, les actes, les pensées, etc. C’est dire que nous sommes placés pour savoir qui nous sommes au même niveau que les autres. Avec cette différence qu’il n’est pas possible de ne pas être partial envers soi-même. Je puis ainsi valoriser ce que j’ai fait par rapport à autrui par orgueil ou inversement me dévaloriser par humilité. La conscience qui me permet seulement de savoir que je suis, ne permet pas de savoir qui je suis exactement. Et la représentation qu’elle donne de moi apparaît donc comme un voile qui me cache ce que je suis. Elle montre de moi-même ce que je crois être et comme elle est ce par quoi toute connaissance est possible, elle me donne une image qui fait comme un voile entre moi et moi-même.

Néanmoins, si la réflexion se montre impossible de sorte que la conscience nous cache ce que nous sommes, toujours est-il que la conscience n’est pas seulement réflexion. Dès lors, la conscience ne nous définit-elle pas de sorte que nous savons ce que nous sommes puisque c’est nous-mêmes qui faisons ce que nous sommes ?


La conscience est intentionnalité, donc tournée vers le dehors : le moi n’est pas son objet immédiat. C’est à cette condition qu’on peut comprendre comment il est possible consciemment de ne pas réfléchir. En effet, comme Husserl l’a soutenu dans les Méditations cartésiennes [deuxième méditation, §15, Vrin, p. 28], « toute conscience est conscience est conscience de quelque chose ». Cela signifie que la conscience vise toujours un objet. Dans la perception, c’est l’objet perçu que j’aperçois progressivement. Dans l’imagination, c’est l’objet, mais absent. Dans la volonté, c’est l’objet que je veux faire être, etc. Ainsi, lorsque je suis conscient de courir après le bus, il est clair que je ne suis pas inconscient de moi mais ma conscience est dirigée vers le bus et mon objectif qui est de ne pas le rater. Je ne suis en aucun cas occupé de moi. En ce sens, ce n’est pas moi qui suis conscient mais au contraire, la conscience qui peut se tourner vers moi. C’est donc dire que le moi est extérieur à la conscience et est un objet comme un autre. On peut donc en ce sens reprendre le mot de Rimbaud : « Je est un autre » [Lettres du “voyant”, lettre à Georges Izambard du 13 mais 1871 et lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871]. Dès lors, la conscience directe ou irréfléchie, orientée sur autre chose que le moi, ne peut que le masquer. Qu’en est-il alors de la réflexion ? Ne peut-elle pas finalement réussir à saisir le moi dans la mesure où il lui est extérieur ?
Dans la réflexion, la conscience se tourne finalement vers une autre conscience de sorte qu’elle ne peut jamais être pure ou certaine. Dès lors, elle ne peut se tourner vers le moi comme s’il demeurait toujours le même. C’est cette extériorité du moi qui implique que la conscience nous cache ce que nous sommes. En effet, elle est toujours entre le moi qu’elle vise et le moi qui était jusque-là. Car, ce que la conscience réfléchie essaye de saisir est déjà passé. Le moi n’est pas un objet simplement, ni le sujet de la conscience. Il est le résultat des actes de conscience, résultat toujours changeant et impossible à fixer en une substance fixe. Lorsqu’il est condamné à la prison à perpétuité pour sa troisième récidive, Jean Genet (1910-1986) paraissait être un simple délinquant. Le développement de sa vocation d’écrivain changera son être. Autrement dit, ce n’est pas seulement comme le disait Sophocle dans Œdipe-roi, qu’il faut se garder « d’appeler jamais, avant qu’il ait franchi le terme de sa carrière sans un chagrin » : c’est à la fin qu’on peut dire ce qu’il était. C’est en ce sens que la conscience de chacun est bien ce qui lui cache ce qu’il est tout en le faisant être ce qu’il est.


Disons donc pour conclure que le problème était de savoir s’il est possible de penser sans contradiction que la conscience peut nous cacher à nous-mêmes. Il est vrai que la conscience paraît toujours transparente et révélatrice de ce que nous sommes dans la mesure où elle apparaît comme ce que nous sommes. Toutefois, comme la réflexion est impossible parce qu’elle impliquerait un dédoublement du sujet, la conscience ne peut nous découvrir ce que nous sommes : elle nous le cache lorsqu’elle prétend être tout notre être en niant ainsi le corps. Reste que la conscience est d’abord intentionnalité de sorte que le moi apparaît comme un objet qui lui est extérieur. Comme elle le constitue par ses actes, elle le masque lorsqu’elle se retourne vers lui, puisqu’elle le prend comme fixe alors qu’il est mobilité.





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