Sujet
Expliquer le texte suivant :
Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement) par lui-même, mais elle est inhérente à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui échapper. Il peut sans doute par des plaisirs et des distractions s’étourdir ou s’endormir, mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre.
Cette disposition intellectuelle originaire et (puisqu’elle est la représentation du devoir) morale, qu’on appelle conscience a elle-même ceci de particulier, que bien que l’homme n’y ait affaire qu’avec lui-même, il se voit cependant contraint par sa raison d’agir comme sur l’ordre d’une autre personne. Car le débat dont il est ici question est celui d’une cause judiciaire (causa) devant un tribunal. Concevoir celui qui est accusé par sa conscience comme ne faisant qu’une seule et même personne avec le juge est une manière absurde de se représenter le tribunal ; car s’il en était ainsi l’accusateur perdrait toujours. – C’est pourquoi pour ne pas être en contradiction avec elle-même la conscience humaine en tous ses devoirs doit concevoir un autre (comme l’homme en général) qu’elle-même comme juge de ses actions. Cet autre peut être maintenant une personne réelle ou seulement une personne idéale que la raison se donne à elle-même.
Kant, Doctrine de la vertu (1797)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
On représente parfois l’exigence morale comme une réalité extérieure au sujet, un ange par exemple, comme si quelqu’un en lui ou hors de lui, lui intimait des ordres. Et pourtant, le sujet doit bien se juger lui-même sans quoi ce jugement ne serait pas vraiment moral. Or, s’il se juge, il a toutes les chances de ne pas être impartial. Dès lors, on peut se demander si la conscience morale peut se concevoir comme une sorte de tribunal et si oui, s’il s’agit d’un tribunal forgé ou réel.
Tel est le problème que Kant résout dans cet extrait de sa Doctrine de la vertu parue en 1797. Le philosophe veut montrer que c’est légitimement que la conscience, qui nous constitue, a le devoir moral de se juger à partir de la représentation d’un autre qu’elle.
Reste qu’ainsi conçue, rien ne lui interdirait de toujours plaider pour sa cause et donc de n’être qu’un leurre. Dès lors, l’autre qui me juge dans le phénomène de la conscience morale ne doit-il pas être un autre réel qui se montre à moi ?
On verra pourquoi selon Kant l’homme, quelle que soit sa façon d’agir, ne peut pas ne pas être jugé moralement par sa conscience. Puis nous verrons d’où vient qu’elle se dédouble. Et enfin on pourra s’interroger avec lui pour savoir comment concevoir cet autre qui juge nos actions.
L’auteur commence par poser l’universalité de la présence de la conscience en l’homme. Il indique son action en la présentant comme un juge intérieur par différence avec le juge du tribunal qui est une autre personne que les parties. Comme juge la conscience connaît ce qui se passe, elle observe selon Kant. En effet, il n’y a pas de jugement sans connaissances des faits. Or, en matière morale, c’est l’intention qu’il faut connaître. La conscience saisit donc l’intention du sujet car c’est la sienne ou ça a été la sienne.
Mais elle menace également. Celle-ci ne consiste pas à simplement produire la crainte même si elle la produit aussi. Car Kant généralise son propos en disant que le rôle de la conscience est de tenir en respect l’individu. La menace est donc morale. La conscience a pour objet de faire en sorte que l’individu agisse en fonction des lois. Or, de telles lois ne peuvent qu’être morales, c’est-à-dire être obligatoires et avoir le bien pour objet. Kant ne dit pas explicitement que la conscience énonce ce qui est bien ou mal comme Rousseau le fait dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui se trouve dans le livre IV de son Émile. D’où viennent ces lois ? Elles ne viennent pas simplement de l’individu puisque la conscience apparaît aux yeux de Kant comme appartenant essentiellement à chaque homme. Dès lors, il faut en conclure que les lois morales ne sont pas non plus arbitraires. Elles ne peuvent être les coutumes ou les lois sociales. Car sinon on comprendrait qu’il y ait en nous un autre qui nous juge et qui nous semble être nous-mêmes en ce sens, comme le montre Montaigne dans ses Essais (1580), que la coutume étant introduite en nous dès la naissance, elle nous semble naturelle (I, 23 De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue). Mais cet autre ne serait alors que la société. Dans ce cas, il serait possible de s’en passer en se retrouvant soi-même ou en usant de sa raison comme le préconise Montaigne. Or, c’est ce que Kant refuse pour qui la conscience émane de la raison.
En effet, selon l’auteur, la conscience nous est essentielle. Il le note à travers une comparaison qu’on peut expliciter en disant que la conscience est à l’âme ce que l’ombre est au corps. De même donc que notre ombre nous suit toujours, ainsi notre conscience. Kant indique toutefois comment il est possible par moment de ne pas l’entendre. C’est ce qui pourrait donner à penser qu’elle n’est pas essentielle. Il faut soit vivre dans les plaisirs, soit dans les distractions. Les uns et les autres permettent de s’étourdir ou de s’endormir. Ce qui correspond à une autre sorte de perte de conscience. En effet, celui qui vit dans les plaisirs est certes conscient. Mais sa conscience est tournée vers les plaisirs et non vers soi. De même celui qui est endormi au sens propre ou figuré. On peut dire avec Descartes dans la Lettre à Gibieuf du 19 janvier 1642 qu’il est conscient à chaque instant mais qu’il ne se souvient pas de l’avoir été. Bref, pour ne plus entendre sa conscience alors qu’elle nous constitue, il faut se tourner vers autre chose que soi, ce que signifie proprement se distraire. Or, comme la conscience est nous-mêmes, elle n’est donc pas une donnée, mais une exigence. Et comme elle est une exigence qui nous constitue, l’homme ne peut constamment être inconscient, c’est-à-dire sourd à la voix de sa conscience. Aussi lorsqu’il prend conscience de lui, entend-il la voix de sa conscience. Et cette voix est terrible puisqu’elle est celle de l’exigence morale qui somme l’individu d’agir pour le bien et non pour lui. Kant présente un dernier cas : c’est celui d’un homme qui ne se soucie plus de la voix de la conscience parce qu’il est arrivé à « la plus extrême abjection ». Il faut comprendre qu’il a depuis longtemps choisi la voie du mal et que toutes ses actions sont contraires à la morale. Il est donc clair qu’il n’écoute pas sa conscience. Est-ce à dire qu’il s’est détruit moralement ? Nullement. Même dans ce cas dit Kant, un tel homme doit entendre sa conscience. Pourquoi ? Sinon, il n’en aurait plus et elle ne serait plus constitutive de l’essence de l’homme.
Or, Kant présente la conscience comme si elle était extérieure à l’individu tout en affirmant qu’elle lui est essentielle. Si donc c’est sa conscience, comment pourrait-il l’entendre puisqu’elle est justement ce qui rend possible d’entendre ? Autrement dit, comment rendre compte de ce dédoublement ? Ne montre-t-il pas justement que la conscience n’appartient pas originellement à l’individu ?
Kant reprécise les caractères de ce qui est nommé habituellement conscience. C’est à la fois une disposition intellectuelle puisque la conscience me livre un savoir sur moi-même. Or, ce savoir n’est pas un simple sentiment. Sinon, il disparaîtrait après chaque acte de conscience. Quant au terme intellectuel, il indique que le sujet conceptualise et ne se contente pas de percevoir, autrement dit que je me représente l’universel et non seulement le particulier ou le singulier. Il peut donc porter un jugement. C’est un savoir sur soi, c’est-à-dire sur la personne en tant qu’elle reste identique à elle-même. Car, il faut pour que je puisse me juger que je me pense comme le même que celui que j’étais précédemment. Et pour que je puisse être le même que précédemment, il faut que je sois conscient de moi. C’est la raison pour laquelle Kant écrira dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798) que c’est par le « je » que l’homme se pense comme une seule et même personne. C’est une disposition originaire en ce sens qu’elle est première et constitutive de l’essence de l’homme. Kant ne dit pas qu’elle est innée comme Rousseau l’indiquera car, il est possible que la culture soit nécessaire pour que la conscience se manifeste. Par culture, on entend alors l’éducation au sens de ce qui permet de mettre en œuvre ce qu’on possède déjà. À l’inverse, ce qui est inné, même s’il se manifeste tardivement, n’a pas besoin de culture comme éducation. Dire donc que la conscience est une disposition originaire, c’est dire qu’elle est à l’état de germe en tout homme ou encore qu’il n’y a pas d’homme sans conscience.
Et comme elle est la représentation du devoir, elle est morale. En effet, devoir signifie une obligation à laquelle le sujet a à se conformer librement parce que ce qu’elle prescrit est bien – que le devoir précède la définition du bien ou le suive importe peu ici. C’est une obligation car le sujet n’y obéit pas spontanément parce qu’elle s’oppose en lui à ses désirs. C’est ce qui explique qu’il y ait des hommes qui ne se soucient pas de leur conscience. Aussi Kant indique en un sens qu’il n’y a pas deux consciences, une psychologique par laquelle on sait son existence à la façon du cogito cartésien. Une conscience qu’on imagine comme une sorte de lumière et qu’on distingue de la conscience morale qu’on imagine comme une voix. Il n’y a qu’une seule conscience. Et il faudrait dire alors avec Alain dans les Définitions (posthume, 1953) que « La conscience est toujours implicitement morale ».
Il en vient alors à noter le paradoxe de la conscience. En effet, avec elle, l’homme a affaire avec lui-même. C’est sa conscience qui se juge puisqu’elle est bien l’instance de décision en matière de morale. En effet, c’est en conscience que je choisis par exemple de mal agir. C’est donc bien moi en tant que conscience qui est susceptible d’être accusé. Or, pour se juger, il faut dit Kant que la conscience agisse comme si c’était une autre personne. L’argument qu’il avance repose sur le modèle du tribunal. On y juge une cause au sens étymologique puisque Kant donne le terme latin causa qu’il paraphrase en cause judiciaire. Il justifie alors le dédoublement parce que si le jugeant et le jugé sont identiques, l’accusateur sera toujours débouté. Un tribunal exige donc qu’on ne soit pas juge dans sa propre cause. Autrement dit, si ma conscience ne se dédouble pas, elle devra donc se juger comme identique à elle-même. Cela reviendrait donc à se trouver des excuses lorsqu’on a mal agi, c’est-à-dire à justifier tous ses actes. On pourrait dire que Kant dévoile implicitement le phénomène de la mauvaise foi ou du mensonge à soi qui consiste à ne pas se dédoubler et à faire jouer le rôle de l’accusateur par l’accusé que je suis.
Reste que s’il sait qu’il se dédouble, l’homme pourra toujours faire tenir au juge le rôle qu’il veut. Et si la conscience est inflexible, elle jugera. Dès lors, comment penser cet autre ?
Kant en déduit que pour éviter de se contredire, la conscience, lorsqu’elle a à se juger, a comme devoir de concevoir un autre différent d’elle qui juge ces actions. S’il s’agit d’un devoir, il est alors clair que la conscience peut le transgresser. Et si elle le transgresse, dès lors, il n’y a pas d’instance pour juger. Autrement dit, un homme pourrait ne pas avoir de conscience morale. Or, selon Kant, tout homme a nécessairement une conscience morale. Comment donc peut-il soutenir à la fois que tout homme a une conscience morale et qu’elle n’est possible que par devoir ? N’est-ce pas la preuve que la conscience n’appartient pas originairement à l’individu mais qu’elle est au mieux institué originairement par un autre ? Quant à cet autre, est-ce un autre homme ou bien la société ?
Cet autre, Kant note qu’il peut être l’homme en général. En ce sens, l’autre représente l’universalité de l’homme. C’est donc dire que c’est sur cette base qu’il est susceptible de juger l’individu singulier. Il faut donc comprendre que lorsque je me conforme aux exigences universelles, j’agis bien. Au contraire, lorsque je me conforme à mon seul intérêt singulier au détriment de l’universel, j’agis mal. Dès lors, la conscience qui juge, je ne me la représente pas comme ma conscience singulière, mais comme la conscience de l’homme en général. Ainsi est-elle à la fois la mienne et autre. La mienne en tant que je suis un homme. Autre en tant que je suis un homme singulier parmi tous les hommes. Certes, sans éducation, l’homme ne pourrait peut-être jamais connaître le phénomène de la conscience morale. Mais comme la société ne prescrit que ce qui l’intéresse et qui va à l’encontre parfois de l’universalité de l’homme, il est clair que l’autre n’est pas la société. Par conséquent l’autre est tout homme. Dès lors, l’homme en général, est-il la seule personne possible ? Nullement puisque pour qu’il soit possible, encore faut-il qu’un autre que moi m’apparaisse comme m’intimant des ordres.
Aussi Kant précise-t-il à la fin de cet extrait que l’autre peut être une personne réelle. C’est donc dans la relation à l’autre et dans les exigences qu’il pose qu’est susceptible d’advenir la conscience morale. On comprend alors qu’elle puisse être un devoir et me constituer. Elle me constitue en ce sens que je ne suis homme que s’il y a un autre qui me permet de réfléchir, c’est-à-dire d’être conscient de soi. C’est un devoir en ce sens qu’il faut que je me représente l’autre comme me jugeant. Car je puis toujours en faire un simple masque de moi-même. Autrement dit, on se représente juger par quelqu’un qui existe. Il est clair que si je me représente ainsi l’autre me jugeant, je puis assez facilement lui faire dire ce que je veux. Je dois donc m’obliger à l’entendre. Par contre, si l’autre est bien présent en quelque façon en moi, dès lors, il me jugera. Or, cette nécessaire présence de l’autre en moi, Kant ne la note pas. Il en va de même de la personne idéale. Soit il s’agit de Dieu ou d’un ange. Soit il s’agit d’une personne qui ne peut être réellement présente comme un défunt ou un homme qu’on n’a pas connu. Dans les deux cas, la simple représentation ne rend pas possible la véritable réflexion. Il faut donc que l’autre soit présent en moi comme autre. Là encore, Kant ne précise pas vraiment ce point.
Disons donc pour finir que le problème était de savoir comment est possible la conscience morale. En effet, elle implique que tout homme a le devoir de se représenter un autre que lui qui le juge. À cette condition, toute conscience de soi est morale. Elle est la capacité à prononcer un jugement quant au respect de ce qu’il y a d’universel dans l’exigence morale, soit ce qu’on peut nommer le bien moral qui s’oppose parfois à notre intérêt, soit le bien particulier. Or, Kant démontre que pour que le jugement soit légitime, la conscience a pour devoir moral de se représenter un autre la jugeant. On a vu qu’il avait en ceci raison. Toutefois, il est nécessaire que cet autre ne soit pas seulement représenté, sans quoi la conscience resterait de mauvaise foi. Il faut donc que l’expérience de l’autre soit première pour que la conscience de soi soit possible.
Que doit donc être autrui pour que je puisse accéder à la conscience morale ? Doit-il être un autre homme ou vraiment tout autre ?
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