Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Interrogez un homme tout à fait sans préjugés : voici à peu près en quels termes il s’exprimera au sujet de cette conscience immédiate que l’on prend si souvent pour garante d’un prétendu libre arbitre : « Je peux faire ce que je veux. Si je veux aller à gauche, je vais à gauche ; si je veux aller à droite, je vais à droite. Cela dépend uniquement de mon bon vouloir : je suis donc libre. » Un tel témoignage est certainement juste et véridique ; seulement il présuppose la liberté de la volonté, et admet implicitement que la décision est déjà prise : la liberté de la décision elle-même ne peut donc nullement être établie par cette affirmation. Car il n’y est fait aucune mention de la dépendance ou de l’indépendance de la volition (1) au moment où elle se produit, mais seulement des conséquences de cet acte, une fois qu’il est accompli, ou, pour parler plus exactement, de la nécessité de sa réalisation en tant que mouvement corporel. C’est le sentiment intime qui est à la racine de ce témoignage qui seul fait considérer à l’homme naïf, c’est-à-dire sans éducation philosophique (ce qui n’empêche pas qu’un tel homme puisse être un grand savant dans d’autres branches), que le libre arbitre est un fait d’une certitude immédiate : en conséquence, il le proclame comme une vérité indubitable, et ne peut même pas se figurer que les philosophes soient sérieux quand ils le mettent doute. (…) Aussi est-il malaisé de faire concevoir à l’homme qui ne connaît point la philosophie la vraie portée de notre problème, et de l’amener à comprendre clairement que la question ne roule pas sur les conséquences, mais sur les raisonset les causesde ses volitions. Certes, il est hors de doute que ses actes dépendent uniquement de ses volitions ; mais ce que l’on cherche maintenant à savoir, c’est de quoi dépendent ces volitions elles-mêmes, ou si peut-être elles seraient tout à fait indépendantes.
Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre (1838)
(1) acte de volonté, manifestation de la volonté.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
Les hommes sont-ils libres au sens où ils ont la capacité de choisir ? Telle est du moins l’idée qu’ils se font souvent. Et ce qui le prouve, c’est que leur conscience atteste qu’ils sont à la source de certaines actions. Or, n’est-ce pas mal posé le problème de la liberté entendue comme libre arbitre ?
Tel est l’enjeu dans cet extrait de l’Essai sur le libre arbitre de Schopenhauer qui date de 1838.
Le philosophe allemand veut montrer que la question du libre arbitre ne porte pas sur les conséquences de nos actes et mais sur leurs raisons ou leurs causes, autrement dit, qu’on pose mal le problème du libre arbitre.
On verra d’abord le point de vue de l’homme sans aucune teinture de philosophie sur le libre arbitre. On verra ensuite pourquoi la garantie du sentiment intérieur n’est pas suffisante pour prouver l’existence du libre arbitre. On verra enfin comment doit être posé le problème du libre arbitre.
Schopenhauer commence par inviter son lecteur à questionner un homme qu’il qualifie de « tout à fait sans préjugés ». Il faut comprendre qu’il n’a pas de croyances acquises sans réflexion, voire qu’il n’en a aucune. Avant d’énoncer les propos qu’il lui fait tenir, il indique qu’ils concernent le thème du libre arbitre et renvoient à la thèse selon laquelle notre conscience immédiate fonderait l’idée de libre arbitre. On comprend que Schopenhauer prend ses distances avec ce type d’analyse puisqu’il parle d’un « prétendu libre arbitre ». Comprenons que la conscience que nous avons de nos actes et de nos pensées, c’est-à-dire la connaissance ou le sentiment de ce que nous pensons ou faisons, nous montrerait que nous sommes doués de libre arbitre, autrement dit, que nous choisirions sans être déterminé par quelque cause ou raison extérieure ou intérieure. Chacun aurait donc pour parler comme Descartes dans la Lettre au père Mesland du 9 février 1645 « la faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire de poursuivre ou de fuir, d’affirmer ou de nier », et même de le faire contre des raisons évidentes. Et c’est cette idée de libre arbitre qui n’est pas évidente pour Schopenhauer.
Il fait donc parler l’homme ordinaire pour lui faire défendre l’existence du libre arbitre. La première affirmation qu’il lui attribue est qu’il pense pouvoir faire ce qu’il veut. Il lui fait donner comme preuve deux exemples de mouvements de directions opposées, à droite et à gauche, qui dépendent à chaque fois de sa volonté. Il lui fait soutenir que comme son mouvement dépend de sa volonté, il en infère qu’il est libre. Par faire ce qu’on veut, il ne faut pas entendre être toujours capable de réaliser sa volonté. Car il est clair qu’en ce sens, nul ne serait libre comme le soutenait à juste titre Hobbes dans Le citoyen (1642). Mais, il faut entendre le fait d’avoir une volonté libre, c’est-à-dire qui ne dépend d’aucune cause extérieure ou intérieure.
Or, Schopenhauer, tout en concédant que le témoignage est juste et véridique, autrement dit que tout homme qui expose sa conscience d’agir volontairement dira ce qu’il pense se passer en lui, remet en cause le dit témoignage car il ne prouve rien selon lui. En effet, l’auteur explique que le témoignage présuppose la liberté de la décision, c’est-à-dire le fait que la décision n’est pas un effet déterminé par une cause externe ou interne. Par conséquent, si pour prouver la liberté de la volonté, on use d’un témoignage qui l’admet déjà, l’explication est donc circulaire. C’est ce qu’on nomme un diallèle (ou cercle vicieux ou inférence réciproque). Et dès lors, ce n’est pas le témoignage de la conscience immédiate qui peut prouver la liberté de la volonté.
Toutefois, si nous avons la conscience immédiate d’agir par nous-mêmes sans être déterminé par une cause extérieure ou intérieure comme dans l’exemple du déplacement que Schopenhauer prend pour illustrer le point de vue de l’homme ordinaire, comment peut-on remettre en cause le libre arbitre ?
Schopenhauer donne l’explication pour laquelle la conscience immédiate ne touche pas au problème principal du libre arbitre qui est celui de savoir si la volition s’est décidée de façon dépendante ou indépendante. Dans le premier cas, la volition serait donc déterminée par quelque chose d’autre qu’elle-même. Dans le second cas, la volition serait indéterminée. Dans le premier cas, il n’y aurait pas de libre arbitre et il serait une erreur ou une illusion, c’est-à-dire une représentation qui persiste même si on montre qu’elle est fausse ou improbable. Dans le second cas, le libre arbitre existerait puisque la volition ne serait pas déterminée : elle serait en quelque sorte autonome. Reste que pour l’instant, Schopenhauer n’indique pas de quoi dépendrait la volonté.
Cette conscience immédiate qui accompagne la volonté s’en tient à la question des conséquences de l’acte, c’est-à-dire de ce qui s’ensuit de la volition. Schopenhauer précise que la conscience immédiate s’en tient au fait que l’acte découle nécessairement de la volition comme mouvement corporel. Autrement dit, il y a une relation de nécessité, c’est-à-dire qui ne peut être autrement entre la volition et l’acte. La conscience peut donc considérer que la volonté réalise ce qu’elle peut et se sent donc libre. Il n’en va pas de même lorsqu’un mouvement a lieu indépendamment de la volonté, voire contre elle, que ce soit dans le mouvement réflexe, par exemple cligner des yeux, ou que ce soit dans les mouvements qui dépendent d’autre chose que de la volonté, comme dans les gestes de celui qui a trop bu d’alcool. Dès lors, le propos de Schopenhauer se limite aux actes volontaires et s’il signifie que tous nos actes sont volontaires, il ne prend pas en compte la claire conscience de l’inverse.
Aussi, explique-t-il par le sentiment intime cette croyance au libre arbitre. Cela implique qu’il semble concevoir la conscience comme un sentiment et non comme une connaissance. Or, le sentiment peut être erroné quant au fait. Schopenhauer remet donc en cause la thèse qui fait de la conscience une source de connaissance. Il considère que ce sentiment conduit l’homme naïf, qu’il définit comme manquant de culture philosophique tout en reconnaissant qu’il peut être savant par ailleurs, à considérer que le libre arbitre est une certitude immédiate, c’est-à-dire une certitude qui ne découle pas d’un raisonnement ou d’une démonstration, mais qui se donne elle-même pour vraie. Schopenhauer en déduit que l’homme naïf pensera le libre arbitre comme une vérité indubitable. Autrement dit, la vérité du « je pense donc je suis » (cogito ergo sum) selon Descartes dans le Discours de la méthode (1637, IV° partie, AT, VI, 32) serait celle du libre arbitre. Schopenhauer ne critique pas ici directement Descartes qui soutenait l’évidence du libre arbitre notamment dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645. Mais il fait dériver de la conscience de tout homme la croyance au libre arbitre. Aussi, l’homme naïf ne peut comprendre la remise en cause que font les philosophes du libre arbitre. Cette remise en cause consiste à en faire un problème, voire à soutenir contrairement à l’évidence du sentiment intérieur que notre volonté n’est pas libre mais déterminée.
Or, sur quelle base est-il possible de remettre en cause le libre arbitre étant donné que la conscience nous livre les seules certitudes apparentes sur les mouvements de notre esprit ? D’où le philosophe pourra-t-il remettre en cause l’évidence du libre arbitre que Schopenhauer admet comme émanant du sentiment intime ?
Schopenhauer précise dans le deuxième extrait de son Essai sur le libre arbitre que l’homme ignorant la philosophie ne comprend pas le problème du libre arbitre. Et il est vrai que celui qui est conscient d’agir librement ne peut comprendre comment on pourrait remettre en cause cette conscience qui paraît absolument claire. Aussi Schopenhauer va expliquer à nouveau comment se pose le problème. Il concerne selon lui non pas les conséquences de la volonté, mais les raisons ou les causes de la volonté. Si par raison on entend ce pourquoi on agit, il faut donc implicitement admettre que nous pourrions avoir des raisons d’agir qui nous échappent et qui nous déterminent à agir sans qu’il y ait choix. C’est donc en ce sens que la volonté serait dépendante. Si par cause on entend ce qui produit un effet nécessairement alors la volonté serait à plus forte raison déterminée. On peut illustrer le propos de Schopenhauer en prenant l’exemple d’un homme sous l’emprise de l’alcool. C’est la cause pense-t-on du fait qu’il bavarde. Par contre, il aura des raisons de dire telle ou telle chose qu’il regrettera sûrement d’avoir dit même si l’alcool l’a rendu sincère (cf. in vino veritas ou Ἐν οἴνῳ ἀλήθεια / En oino aletheia « Dans le vin, la vérité »). Or, ne peut-on pas penser que nos actes ne soient pas les conséquences de nos volitions mais qu’ils aient une autre cause ?
C’est ce que Schopenhauer n’admet pas. Il pense bien au contraire que les actes ont pour source la seule volonté, c’est-à-dire que chaque acte est l’effet d’une volition. Autrement dit, il accepte le témoignage de la conscience selon lequel l’acte découle nécessairement d’une volition. Autrement dit, il n’y a pas d’autre cause à l’acte que la volition. Elle n’est pas une illusion qui consisterait en ce que nous croirions que l’acte découlerait de notre volonté alors qu’il aurait une autre source. Dès lors, puisque la liaison entre la volonté et l’acte est hors de doute, pourquoi le libre arbitre ne serait-il pas lui aussi évident ?
Il précise donc que l’enjeu de la question, c’est de savoir si les volitions sont dépendantes de quelque chose d’autres ou bien si elles sont indépendantes. Autrement dit, les volitions sont-elles les effets de raisons ou de causes ? Dans l’hypothèse d’une réponse positive, il faudrait qu’elles soient des effets déterminés et donc nécessaire. Car, on peut admettre le libre arbitre et penser que nous avons des raisons d’agir d’une façon plutôt que d’une autre, c’est-à-dire ne pas être indifférents au sens de ne pas avoir plus de raisons pour un parti que pour un autre comme Descartes le soutient dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645. En effet, selon lui, le libre arbitre ou indifférence au sens d’une puissance de la volonté d’affirmer ou de nier, de poursuivre ou de fuir l’un ou l’autre des contraires peut aller à l’encontre des raisons pour l’un si elles sont fortes. Et il y a bien une raison pour Descartes : affirmer notre libre arbitre. Dès lors, s’il y a une raison qui nous fait agir, elle doit ne pas se distinguer en principe des causes et déterminer nécessairement son effet pour qu’on puisse nier le libre arbitre. Or, la conscience selon Schopenhauer ne dit rien sur cette question. C’est pourquoi le problème du libre arbitre se pose malgré la conscience de volitions qui sont toujours suivies des actes qui en découlent nécessairement.
Disons pour finir que le problème dont il est question dans cet extrait de l’Essai sur le libre arbitre de Schopenhauer est celui de savoir comment se pose philosophiquement le problème du libre arbitre. En effet, Schopenhauer montre que la conscience commune admet le libre arbitre sans y voir un problème philosophique possible. La raison en est qu’elle est le sentiment que les actes que nous commettons découlent nécessairement de nos volitions. Schopenhauer l’admet. Mais il reproche à cette conscience commune, philosophiquement inculte, de ne pas saisir que le problème se pose en amont, c’est-à-dire est-ce que nos volitions elles-mêmes découlent nécessairement de raisons ou de causes ou bien sont-elles indépendantes ?
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