Le fait que dans la crise sacrificielle, le désir n’ait plus d’autre objet que la violence, et que d’une manière ou d’une autre, la violence soit toujours mêlée au désir, ce fait énigmatique et écrasant, ne reçoit aucune lumière supplémentaire, bien au contraire, si nous affirmons que l’homme est la proie d’un « instinct de violence ». On sait aujourd’hui que les animaux sont individuellement pourvus de mécanismes régulateurs qui font que les combats ne vont presque jamais jusqu’à la mort du vaincu. À propos de tels mécanismes qui favorisent la perpétuation de l’espèce, il est légitime, sans doute, d’utiliser le mot instinct. Mais il est absurde alors, de recourir à ce même terme, pour désigner le fait que l’homme, lui, est privé de tels mécanismes.
L’idée d’un instinct – ou si l’on veut d’une pulsion – qui porterait l’homme vers la violence ou vers la mort – le fameux instinct ou pulsion de mort chez Freud – n’est qu’une position mythique de repli, un combat d’arrière-garde de l’illusion ancestrale qui pousse les hommes à poser leur violence hors d’eux-mêmes, à en faire un dieu, un destin, ou un instinct dont ils ne sont plus responsables et qui les gouverne du dehors. Il s’agit une fois de plus de ne pas regarder en face la violence, de trouver une nouvelle échappatoire, de se procurer, dans des circonstances de plus en plus aléatoires, une solution sacrificielle de rechange.
Dans la crise sacrificielle, il faut renoncer à rattacher le désir à tout objet déterminé, si privilégié qu’il paraisse, il faut orienter le désir vers la violence elle-même mais il n’est pas nécessaire, pour autant, de postuler un instinct de mort ou de violence. Une troisième voie s’offre à la recherche. Dans tous les désirs que nous avons observés, il n’y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. Il ne s’agit pas ici d’identifier prématurément ce rival, de dire avec Freud : c’est le père, ou de dire avec les tragédies : c’est le frère. Il s’agit de définir la position du rival dans le système qu’il forme avec le sujet et l’objet. Renoncer à la primauté du sujet et de l’objet pour affirmer celle du rival ne peut signifier qu’une chose. La rivalité n’est pas le fruit d’une convergence accidentelle des deux désirs sur le même objet. Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d’être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir.
En nous montrant en l’homme un être qui sait parfaitement ce qu’il désire, ou qui, s’il paraît ne pas le savoir, a toujours un « inconscient » qui le sait pour lui, les théoriciens modernes ont peut-être manqué le domaine où l’incertitude humaine est la plus flagrante. Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu’un d’autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d’un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s’agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d’être encore plus totale. Ce n’est pas par des paroles, c’est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l’objet suprêmement désirable.
Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle.
Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n’est en rien différent, à ceci près que l’adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d’être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation.
Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette cause de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d’harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ?
René Girard (1923-2015), La Violence et le Sacré (1972), Grasset, 1972.
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