vendredi 6 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : Peut-on faire l'expérience de la liberté ?

Il y a des femmes et des hommes qui se battent pour la liberté. Une fois obtenue, elles ou ils semblent en jouir. Or, peut-on faire l’expérience de la liberté ?
Il semble qu’on puisse faire l’expérience de la liberté, c’est-à-dire en manifester l’existence par des actes ou dans notre vécu. N’est-ce pas le cas notamment chaque fois que nous agissons en fonction de nos décisions ? N’avons-nous pas alors le sentiment d’être libre ?
Et pourtant, cette expérience paraît éminemment subjective et donc discutable. Car, lorsque je me sens libre, n’est-ce pas toujours une impression, celle de l’absence de conscience des contraintes qui pèsent sur moi et non des choix que je prétends faire ?
Dès lors, on peut se demander s’il est possible et comment de faire l’expérience de la liberté.
La liberté paraît s’expérimenter dans l’absence de contraintes, voire plutôt dans l’expérience du choix, mais elle se manifeste tangiblement que dans la vie politique.


La liberté pense-t-on souvent, c’est faire ce que bon nous semble. Mais l’on peut dire avec Hobbes, qu’à ce compte-là, il n’y a pas de liberté car il n’est pas possible qu’il n’y ait pas une autorité souveraine dans la société ou séparée d’elle qu’on appelle alors l’État. Sans cette autorité souveraine, la société ne serait pas possible. Et c’est la vie de l’individu qui serait impossible et partant sa liberté. La licence n’est donc pas la liberté. Il vaut mieux donc l’entendre comme absence d’empêchements ou de contraintes comme Hobbes l’indique dans Le Citoyen (1642). Dès lors, tout être et toute chose est libre lorsqu’il se déploie sans obstacles. Un fleuve est libre sans barrage, un oiseau sans cage et un homme sans contrainte. Mais on peut douter que le fleuve fasse l’expérience de la liberté. Par contre l’oiseau semble la faire puisqu’on le voit lutter lorsqu’il en est privé. Or, la vie sociale n’implique-t-elle pas l’absence de libertés à cause des lois ou des prescriptions du pouvoir ?
Tout homme fait l’expérience de la liberté lorsqu’aucune contrainte ne s’exerce sur ses désirs – et il en va de même de tous les vivants. Or, les désirs sont divers. Et donc les lois n’y font pas toujours obstacle. En effet, lorsque la loi me permet de réaliser mes désirs, elle n’est en aucun cas une contrainte. Au contraire, elle en est la condition. Ainsi, si je désire vivre tranquille, les lois et surtout leur exécution en sont des conditions en tant qu’elles interdisent le meurtre ou le vol. Ce sont des empêchements arbitraires comme le dit Hobbes. Et c’est le cas de la liberté civile qui réside dans le fait qu’on a des lois qui limitent en apparence certains désirs. Hobbes la compare au fait de s’empêcher de sauter à l’eau lorsqu’on est en mer. Il est clair qu’une telle contrainte n’en est pas une. Dès lors, l’expérience de chaque homme de la liberté est fonction des empêchements ou obstacle à ses désirs et c’est une expérience toujours objective dans la mesure où il s’agit des empêchements réels et non des empêchements arbitraires dont l’expérience n’est que subjective.

Toutefois, une telle conception de la liberté comme absence d’obstacles ou de contraintes ne permet pas de la distinguer de l’absence de liberté. En effet, je puis faire ce qui me semble être mon désir mais en réalité être déterminé à agir d’une certaine façon. Ainsi, l’alcoolique croit être libre quand il s’enivre alors qu’il est dominé par son désir d’alcool. Ne faut-il pas qu’il y ait choix pour qu’il y ait liberté ? Mais comment faire l’expérience du choix ?


Être libre, c’est fondamentalement choisir. Celui qui semble contraint en fait ne se plaint-il pas au fond de ne pouvoir choisir ? Choisir, c’est cette faculté positive de poursuivre ou de fuir, d’affirmer ou de nier dont parle Descartes dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645 et qu’on nomme parfois indifférence. On parle alors de liberté d’indifférence. Il faut la distinguer de l’indifférence comme situation où des motifs opposés ont la même force. La liberté désigne la possibilité métaphysique de choisir. Mais moralement, il arrive qu’on ne puisse choisir qu’un motif. C’est lorsqu’il n’y a pas d’indifférence au sens d’une alternative dont les deux branches sont tout aussi plausibles : on connaît le vrai ou le bien. On ne peut alors moralement choisir le faux ou le mal. Qui voudrait dire que quelque chose qu’il sait faux est vrai non pour mentir, mais pour croire que c’est vrai ? Qui choisirait le mal pour lui-même et non par intérêt ? Et pourtant, on peut dire avec Descartes dans la Lettre au père Mesland du 9 février 1645 qu’on peut toujours choisir le mal connaissant le bien ou le faux connaissant le vrai pour affirmer son libre arbitre. Par là-même, on fait l’expérience de son libre arbitre comme puissance de choisir capable de contrebalancer tout autre motif. Mais l’État ne nous empêche-t-il pas de choisir ? Ne nous ôte-t-il pas notre libre arbitre ?
Le libre arbitre est la propriété du sujet : elle le définit. On ne peut lui ôter. Par contre, il peut céder, à un désir par exemple. Aussi, lorsqu’on subit une contrainte morale sous la forme d’une menace, on peut toujours choisir d’y faire face. C’est pourquoi Sartre osa ce paradoxe à la Libération : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » (« La République du silence », Les lettres françaises, n°20 du 9 septembre 1944, repris in Situations, III, 1949). Sur les brisées de Descartes, le philosophe veut montrer que sous le pire des totalitarismes, chacun sentait constamment le choix dans tous ses actes, même les plus anodins car ils impliquaient tous un risque. Dès lors, chacun faisait l’expérience de la liberté qui le constitue. Cette liberté se montrait surtout dans la république du silence, c’est-à-dire chez les résistants. Il formait une république par l’égalité qui y régnait où chacun avait choisi la liberté pour tous les autres. Le pouvoir de l’État ne peut donc empêcher l’exercice du libre arbitre. Il peut seulement empêcher la réalisation de certains choix.

Cependant, le choix ne peut définir la liberté en tant que telle puisque l’expérience du choix précède sa réalisation et – comme Descartes lui-même le reconnaît dans sa Lettre au père Mesland du 9 février 1645 – pendant la réalisation de la volonté, il n’y a plus d’indifférence au sens positif, c’est-à-dire de possibilité d’opter pour un acte ou son contraire. On arrive donc à cette contradiction que la réalisation de la liberté annihilerait l’expérience de la liberté. Dès lors, ne faut-il pas que l’expérience de la liberté soit possible dans les actes mêmes ? N’est-ce pas dans et par la politique que la liberté peut véritablement se montrer ?


Si le choix est ambigu quant à l’expérience qu’on peut faire de la liberté, il n’en va pas de même de la liberté au sens politique. On peut d’abord considérer avec Hannah Arendt dans son essai « Qu’est-ce que la liberté ? » dans La crise de la culture (1968) que c’est l’expérience de la liberté politique qui a rendu possible l’idée d’une liberté intérieure, c’est-à-dire d’une liberté de choix. En effet, la liberté politique se manifeste dans le statut de l’homme libre, capable de ses propres mouvements, capable de sa propre parole – ce qu’on nomme liberté d’expression. Et surtout l’homme peut participer avec d’autres à la vie publique. L’homme libre est donc reconnu comme tel par ses pairs. Et c’est justement parce qu’il se sait libre dans les actes, qu’il est reconnu comme libre, qu’il peut concevoir qu’il choisit. Une fois cette idée de la liberté intérieure acquise sur la base de l’expérience de la liberté politique, elle peut subsister même lorsque la liberté politique disparaît. Elle peut même se substituer à elle. Tel a été la processus dans l’antiquité lorsque la liberté des cités grecques a été enterrée par la monarchie macédonienne au IV° siècle (qu’on date de la défaite des cités grecques à Chéronée en 338 av. J.-C contre l’armée macédonienne dirigé par le roi Philippe, son fils Alexandre dirigeant la cavalerie) où lorsque la république romaine a disparu, déjà avec Jules César (100-44 av. J.-C.) mais surtout avec son héritier Auguste (63 av. J.-C.-19 ap. J.-C.), le premier empereur romain (qui prend définitivement le pouvoir après la bataille d’Actium en 31 av. J.-C. où il bat son rival Antoine allié de la reine Cléopâtre VII). Or, on pourrait penser que loin d’être libre, le citoyen est déterminé par ses désirs ou ses intérêts. En quoi la liberté politique est-elle vraiment une expérience de la liberté ?
En fait, cette liberté politique se manifeste sur la base d’une libération des besoins vitaux ou sociaux. C’est pourquoi Hannah Arendt considère qu’on ne la trouve pas dans la vie de famille, voire dans la vie tribale dans la mesure où elles sont l’expression d’une vie liée aux besoins, y compris sociaux. C’est une fois les besoins satisfaits que la liberté politique est possible. Et elle se manifeste dans la participation aux décisions communes. Et comme elles s’imposent à tous parce que chacun accepte la règle de la décision commune, dès lors ce n’est pas l’intérêt privé mais l’intérêt commun qui est l’objet de l’activité politique. C’est pourquoi elle est bien une expérience de la liberté. C’est la raison aussi pour laquelle la liberté politique est l’objet d’expérience lorsqu’un espace politique est possible. Le despotisme exclut l’expérience de la liberté parce qu’il confine l’homme dans la vie privée. À plus forte raison le totalitarisme exclut aussi cette expérience car il cherche même à régenter la vie privée de tout homme comme le montre George Orwell (1903-1950) dans son roman 1984 (1949), où le héros, Winston Smith, est constamment surveillé dans son appartement par un télécran qui diffuse en même temps la propagande du régime totalitaire de l’Angsoc.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir s’il est possible et comment de faire l’expérience de la liberté. Il est apparu que comme elle ne pouvait consister à faire ce qu’on veut, on pouvait la comprendre comme absence d’obstacles ou de contraintes. Toutefois, si une telle expérience est possible, elle ne garantit nullement que le sujet choisisse. Il est peut-être agi par ses désirs. Aussi, c’est dans l’expérience vécue du choix, soit d’un motif qu’on ne peut vouloir moralement comme le faux ou le mal, soit dans la résistance à l’oppression qu’il est possible de faire l’expérience de la liberté intérieure. Toutefois, comme au moment de l’action elle disparaît, c’est dans la liberté politique que le sujet fait l’expérience d’une action libre, action qui consiste à décider en commun avec d’autres et à agir avec d’autres pour un intérêt commun et non pour la simple satisfaction de ses désirs ou de ses intérêts.


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