Sujet.
La parole n’est pas le “signe” de la pensée, si l’on entend par-là un phénomène qui en annonce un autre comme la fumée annonce le feu. La parole et la pensée n’admettraient cette relation extérieure que si elles étaient l’une et l’autre thématiquement données ; en réalité elles sont enveloppées l’une dans l’autre, le sens est pris dans la parole et la parole dans l’existence extérieure du sens.
Nous ne pourrons pas davantage admettre, comme on le fait d’ordinaire, que la parole soit un simple moyen de fixation, ou encore l’enveloppe et le vêtement de la pensée. Pourquoi serait-il plus aisé de se rappeler les mots ou des phrases que de se rappeler des pensées, si les prétendues images verbales ont besoin d’être reconstruites à chaque fois ? Et pourquoi la pensée chercherait-elle à se doubler ou à se revêtir d’une suite de vociférations, si elles ne portaient et ne contenaient elles-mêmes leur sens ? Les mots ne peuvent être les “forteresses de la pensée” et la pensée ne peut chercher l’expression que si les paroles sont par elles-mêmes un texte compréhensible et si la parole possède une puissance de signification qui lui soit propre.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
On pense généralement que la parole et la pensée sont différentes. L’une serait intérieure, le propre même de l’esprit, et l’autre serait en quelque sorte sa manifestation extérieure. Or, cette extériorité est-elle si évidente ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty datant de 1945.
Le philosophe veut montrer que parole et pensée sont inextricablement liées.
Il réfute d’abord l’idée d’une parole qui serait la manifestation de la pensée. Puis il réfute l’idée que la parole soit l’apparence de la pensée et enfin, il donne un sens à l’idée selon laquelle les mots trouvent dans les paroles de quoi les conserver.
Merleau-Ponty expose d’abord la première conception qu’il réfute, à savoir celle de la parole comme signe de la pensée. Remarquons que cette conception se trouve chez le philosophe Descartes dans sa Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. Selon Descartes, c’est la parole qui permet aux autres de savoir que nous pensons. Autrement dit, la parole est pour les autres le signe que je ne suis pas un automate, mais une âme douée de pensée, autrement dit, un sujet dont l’essence est la conscience. Merleau-Ponty définit ce qu’il entend par signe, à savoir un phénomène qui en annonce un autre. Et pour illustrer cela, il donne un exemple de signe : la fumée et ce qu’elle annonce, à savoir le feu. Il faudrait donc comprendre que la parole est simplement ce qui annonce à un sujet extérieur au sujet que je suis les pensées que j’ai. Par la parole, le sujet fait signe en quelque sorte vers son intériorité qui en serait indépendante.
Le philosophe indique la condition pour que la pensée et la parole puissent être pensées comme données séparément l’une à l’autre, à savoir que l’une et l’autre soient thématiquement données. Qu’est-ce à dire ? Par thématiquement donné, il faut entendre ce qui apparaît à la conscience comme telle et de façon séparée. Il faudrait donc que la pensée apparaisse en tant que telle, séparée de la parole qui se montrerait également abstraction faite de toute pensée. Autrement dit, il faudrait que la parole se montrât comme purs sons qui s’enchaînent d’un côté et que les pensées se montrassent sans aucun son de l’autre. Cette séparation serait analogue à la fumée et au feu qu’il est possible de distinguer notamment quand on voit la fumée et non le feu qui la rend possible.
Merleau-Ponty oppose à cette condition le fait que pensée et parole sont enveloppées l’une dans l’autre. Comprenons que lorsque nous pensons, il y a bien des paroles dans notre pensée que nous ne pouvons séparer. Nous pensons en français, en anglais ou en catalan. Il n’y a pas de pensée qui se donne à part de la langue qui est la nôtre, c’est-à-dire dont nous usons. Le sens est donc pris dans la parole comme l’écrit l’auteur. Et inversement, il n’y a pas de purs sons qui seraient la parole. Il y a du sens dans ses sons qui ne sont donc pas du bruit.
Ainsi Merleau-Ponty a voulu montrer que la parole n’était pas la manifestation d’une pensée qui lui serait extérieure, c’est-à-dire qu’elle n’en est pas le signe. Ne peut-on pas penser cependant que la parole, tout en ne pouvant pas se séparer vraiment de la pensée, est un moyen pour cette dernière de s’incarner en quelque sorte ? Autrement dit, elle permettrait à la pensée de se fixer, ce qui reconduirait la séparation entre la pensée et la parole.
Telle est la deuxième thèse que Merleau-Ponty veut réfuter. Il l’énonce de deux façons : soit on conçoit la parole comme ce qui fixe la pensée, autrement dit, lui donne une sorte d’assise, soit on la considère comme ce qui l’enveloppe ou son vêtement, métaphores qui impliquent une plus grande extériorité. La première conception est celle de Hegel dans la Philosophie de l’esprit. Elle implique qu’il ne soit pas possible de penser sans les mots tout en considérant la parole simplement comme l’objectivation de la pensée. La seconde y voit une sorte d’extériorisation plus lâche.
La première réfutation énoncée sous forme de question rhétorique vise à contester l’argument selon lequel la parole fixe la pensée. Il consiste à dire qu’il est plus facile de se rappeler mots et phrases que les pensées elles-mêmes. Merleau-Ponty conteste cet argument en arguant que cela implique comme condition la reconstitution des images verbales. Il faut entendre par là des images que l’esprit se forgerait des verbes, c’est-à-dire des infinitifs. Elles seraient nécessaires pour aller en direction du sens à partir des mots. Il y aurait donc une contradiction entre l’exigence d’une reconstitution des images verbales pour dégager le sens et le fait de se rappeler plus facilement les mots que les phrases comme extériorisation de la pensée.
Le seconde réfutation elle-aussi énoncée sous forme de question rhétorique consiste à mettre en lumière le caractère vain des bruits que seraient les mots, sortes de cris, dans l’hypothèse d’une distinction entre pensée et parole. Autrement dit, si la pensée existe antérieurement et seule par rapport aux mots et si ceux-ci sont réduits à de simples sons, ils redoubleraient inutilement la pensée. Pour que la proposition ait un sens, il faudrait admettre que les paroles justement ont déjà leur sens en elles de sorte que chercher à s’exprimer et chercher à penser cela reviendrait au même. Et telle est la thèse de Merleau-Ponty.
Merleau-Ponty a donc montré qu’on ne pouvait pas concevoir la relation entre pensée et parole comme si cette dernière était un moyen non pas simplement d’extérioriser mais de donner corps à la pensée. Reste donc à comprendre comment comprendre la distinction entre parole et pensée ?
Il déduit en apparence de son analyse que les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée » ni que la pensée ne peut chercher l’expression qu’à certaines conditions. Il cite donc une thèse qu’on peut interpréter favorablement comme l’idée selon laquelle les mots gardent la pensée ou la recèle. Autrement dit, il n’y a pas d’extériorité entre parole et pensée. La deuxième thèse renvoie au fait que la pensée cherche à s’exprimer. Elle paraît contradictoire avec la première car comment si la parole est déjà expression, la pensée chercherait-elle justement à parler ? L’auteur ne se contredirait-il pas ?
Ce sont donc les deux conditions qu’il énonce qui permettent de comprendre la double thèse qu’il vient d’admettre. La première condition est que les paroles constituent par elles-mêmes un texte compréhensible. Il faut comprendre par-là qu’il n’y a pas de mots qui ne soient pas déjà investis d’un sens comme la métaphore du texte le comprend. Le sens du mot ne lui est pas extérieur, il le constitue. On ne peut donc séparer les sons et la pensée en aucune manière.
La seconde condition est que la parole permette de signifier plus que ce qu’il y a simplement dans les mots, ce que signifie l’idée d’une « puissance de signification ». On le remarque dans le fait que lorsqu’on parle, on pense souvent plus ou autrement que ce qu’on croyait penser. Dès lors, la parole est originellement habitée par le sens de sorte que parler, c’est faire émerger du sens et non l’exprimer comme s’il était déjà là dans une pensée pure et extérieure aux mots.
Disons pour finir que le problème dont il est question dans ce texte de Merleau-Ponty extrait de la Phénoménologie de la perception paru en 1945, est celui de savoir comment penser la relation entre les mots et la pensée. Le philosophe réfute l’idée ordinaire selon laquelle parole et pensée seraient deux réalités différentes un peu comme le corps et l’esprit. Il veut montrer au contraire que le sens est déjà dans les mots mais que parler, si ce n’est pas extérioriser une pensée, ce n’est pas non plus simplement répéter une pensée déjà toute constituée.
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