vendredi 29 avril 2016

Hume: Essai I De la délicatesse du goût et de passion - texte et analyse

Essai I : De la délicatesse du goût et de passion

Il y a une certaine délicatesse de passion dont certains sont sujets, qui les rend extrêmement sensibles à tous les accidents de la vie et leur donne une joie vive à chaque événement favorable, de même qu’une tristesse perçante, quand ils rencontrent infortunes et adversité. Les faveurs et les bons offices entraînent facilement leur amitié, tandis que la plus petite vexation provoque leur ressentiment. Tout honneur ou marque de distinction les exalte au-delà de toute mesure, mais ils sont touchés de manière aussi sensible par le mépris. Les gens d’un tel caractère ont certainement des jouissances plus vives aussi bien que des chagrins plus amers que les hommes d’un tempérament froid et posé. Mais je crois que, tout bien pesé, il n’y a personne qui ne préférerait avoir ce dernier caractère, ayant la maîtrise entière de ses propres dispositions. La bonne ou la mauvaise fortune sont très peu en notre capacité. Et quand une personne, qui a cette sensibilité de tempérament, se trouve confronté à un malheur, son chagrin ou son ressentiment s’empare totalement de lui et lui enlève tout goût pour les événements communs de la vie, dont la véritable jouissance représente la plus grande partie de notre bonheur. Les grands plaisirs sont bien moins fréquents que les grandes peines, si bien qu’un tempérament sensible éprouvera nécessairement moins souvent les premiers que les secondes. Sans compter que les hommes doués de passions aussi vives sont capables de se laisser emporter au-delà des bornes de la prudence et du discernement, et à faire des faux pas souvent irréparables dans leur manière de diriger leur vie.
On observe chez certains hommes une délicatesse de goût qui ressemble beaucoup à cette délicatesse de passion et qui produit la même sensibilité à toute forme de beauté et de laideur que celle-ci produit par rapport à la prospérité et à l’adversité, aux obligations et aux dommages. Quand vous présentez un poème ou une peinture à un homme doué de ce talent, la délicatesse de son affectivité ou de ses sentiments le rend sensible à chacune de ses parties, et les traits de génie ne sont pas perçus avec un goût plus exquis et plus de satisfaction que les négligences et les absurdités ne sont perçues avec dégoût et malaise. Une conversation raffinée et intelligente lui procure le plus grand divertissement. La grossièreté et la sottise sont pour lui la plus grande punition. Bref, la délicatesse de goût a les mêmes effets que la délicatesse de passion : elle élargit la sphère aussi bien de notre bonheur que de notre misère, et elle nous rend sensibles à des peines comme à des plaisirs qui échappent au reste de l’humanité.
Je crois cependant que tout le monde conviendra avec moi que, malgré cette ressemblance, la délicatesse de goût est tout autant à désirer et à cultiver que la délicatesse de passion est à déplorer et à corriger, si possible. Les bons et les mauvais accidents de vie sont très peu en notre capacité ; mais nous sommes un peu plus maîtres des livres que nous lisons, des distractions auxquelles nous nous livrons et de la société dont nous nous entourons. Les philosophes ont tenté de rendre le bonheur entièrement indépendant de toute chose extérieure. C’est impossible à atteindre. Mais tout homme avisé tentera de mettre principalement son bonheur dans des objets qui dépendent plus de lui-même. Et cela, on ne peut pas mieux l’atteindre par d’autres moyens que par cette délicatesse de sentiment. Quand un homme est doué de ce talent, il est plus heureux par ce qui plaît à son goût que par ce qui satisfait ses appétits, et il reçoit une plus grande rejouissance d’un poème ou d’un raisonnement que du luxe le plus coûteux peut lui offrir [1].
Mais, quelque connexion qu’il pourrait être à l’origine entre ces dispositions, je suis persuadé que rien n’est plus propre à nous guérir de cette délicatesse de passion que la culture de ce goût plus élevé et plus raffiné, qui nous rend capables de juger du caractère des hommes, des compositions du génie et des productions des arts les plus nobles. Une appréciation plus ou moins grande pour ces beautés évidentes, qui frappent les sens, dépend entièrement de la plus ou moins grande sensibilité du tempérament ; mais en ce qui concerne les arts libéraux, un goût raffiné est, dans une certaine mesure, la même chose qu’un sens fort, ou du moins il dépend tellement de lui qu’ils sont inséparables. Pour juger droitement d’une composition de génie, il y a tant de points de vue à prendre en considération, tant de circonstances à comparer, et une telle connaissance de la nature humaine est requise, que personne, s’il ne possède pas le jugement le plus sain, ne fera jamais un critique acceptable de telles réalisations. Et c’est une nouvelle raison pour cultiver notre appréciation dans les arts libéraux. Notre jugement se fortifiera par cet exercice : nous formerons des notions plus vraies de la vie ; bien des choses qui plaisent à d’autres ou les affligent nous apparaîtront trop frivoles pour retenir notre attention ; et nous perdrons peu à peu cette sensibilité et délicatesse de passion qui est si gênante.
Mais peut-être suis-je allé trop loin en disant qu’un goût cultivé pour les arts raffinés éteint les passions, et nous rend indifférents aux objets poursuivit avec tant d’affection par le reste de l’humanité. Quand je réfléchis davantage, je trouve que cela augmente plutôt notre sensibilité pour toutes les passions tendres et agréables, en même temps que cela rend l’esprit incapable des émotions plus grossières et plus tumultueuses.
« Une formation solide dans les arts libéraux adoucit le caractère et ne lui permet pas d’être sauvage. »
À cela, je pense qu’on pourrait assigner deux raisons très naturelles. En premier lieu, rien n’améliore autant le tempérament que l’étude des beautés, que ce soit de poésie, d’éloquence, de musique ou de peinture. Elles donnent une certaine élégance de sentiment à laquelle le reste de l’humanité demeure étranger. Les émotions qu’elles suscitent sont douces et tendres. Elles détournent l’esprit de la précipitation des affaires et de l’intérêt, nourrissent la réflexion, disposent à la tranquillité et produisent une agréable mélancolie qui, de toutes les dispositions de l’esprit, est la plus propice à l’amour et à l’amitié.
En second lieu, une délicatesse du goût est favorable à l’amour et à l’amitié, en bornant notre choix à peu de gens et en nous rendant indifférents à la société et à la conversation de la plus grande partie des hommes. Vous trouverez rarement que les simples hommes du monde, même doués d’un sens solide, soient très habiles à distinguer les caractères ou à remarquer ces différences et gradations insensibles qui rendent un homme préférable à un autre. N’importe qui de sensé suffit à les divertir : ils lui parlent de leurs plaisirs et de leurs affaires avec la même franchise qu’ils le feraient à un autre, et, trouvant beaucoup de gens aptes à le remplacer, ils ne sentent jamais aucun vide ou manque en son absence. Pour reprendre le mot d’un célèbre auteur français [2], le jugement peut être comparé à une horloge ou à une montre, où la machine la plus ordinaire est suffisante pour montrer les heures, tandis que seule la plus élaborée et la plus artificieuse peut montrer les minutes et les secondes, et distinguer les plus petites différences de temps. Celui qui a bien assimilé sa connaissance et des livres et des hommes a peu de plaisir ailleurs que dans la société d’un petit nombre d’amis choisis. Il ressent trop sensiblement à quel point le reste de l’humanité ne répond pas aux notions qu’il a élaborée. Et, ses affections étant bornées à un cercle étroit, il n’est pas étonnant qu’il les pousse plus loin que si elles étaient plus générales et indistinctes. La gaîté et la pétulance d’un compagnon de beuverie se développent avec lui en une amitié solide, et les ardeurs d’un appétit juvénile deviennent une passion élégante.

Notes.
[1] À quel point la délicatesse de goût et la délicatesse de passion sont liées ensemble dans la structure originaire de l’esprit est difficile à déterminer. Il me semble qu’il y a une forte connexion entre elles. Car nous pouvons observer que les femmes, qui ont des passions plus délicates que les hommes, ont aussi un goût plus délicat pour les ornements de la vie, de l’habillement, des équipages et des convenances dans la conduite. Toute excellence dans ces domaines touche bien plus rapidement leur goût que le nôtre ; et quand vous plaisez à leur goût, vous ne tardez pas à attirer leur affection [éditions de 1741 à 1770, supprimé ensuite (la dernière phrase dès l’édition de 1770)].
[2] Mons. Fontenelle, Pluralité des Mondes. Soir. 6.


ESSAY I. Of the DELICACY of TASTE and PASSION.

THERE is a certain Delicacy of Passion, to which some People are subject, that makes them extremely sensible to all the Accidents of Life, and gives them a lively Joy upon every prosperous Event, as well as a piercing Grief, when they meet with Crosses and Adversity. Favours and Good-offices easily engage their Friendship; while the smallest Injury provokes their Resentment. Any Honour or Mark of Distinction elevates them above Measure; but they are as sensibly touch'd with Contempt. People of this Character have, no doubt, much more lively Enjoyments, as well as more pungent Sorrows, than Men of more cool and sedate Tempers: But, I believe, when every Thing is balanc'd, there is no one, that wou'd not rather chuse to be of the latter Character, were he entirely Master of his own Disposition. Good or ill Fortune is very little at our own Disposal: And when a Person, that has this Sensibility of Temper, meets with any Misfortune, his Sorrow or Resentment takes intire Possession of him, and deprives him of all Relish in the common Occurrences of Life, the right Enjoyment of which forms the greatest Part of our Happiness. Great Pleasures are much less frequent than great Pains; so that a sensible Temper must meet with fewer Trials in the former Way than in the latter. Not to mention, that Men of such lively passions are apt to be transported beyond all Bounds of Prudence and Discretion, and take false Steps in the Conduct of Life, which are often irretrievable.



THERE is a Delicacy of Taste observable in some Men, which very much resembles this Delicacy of Passion, and produces the same Sensibility to Beauty and Deformity of every Kind, as that does to Prosperity and Adversity, Obligations and Injuries. When you present a Poem or a Picture to a Man possest of this Talent, the Delicacy of his Feeling or Sentiments makes him be touched very sensibly by every Part of it; nor are the masterly Strokes perceived with a more exquisite Relish and Satisfaction, than the Negligences or Absurdities with Disgust and Uneasiness. A polite and judicious Conversation affords him the highest Entertainment. Rudeness or Impertinence is as great a Punishment to him. In short, Delicacy of Taste has the same Effect as Delicacy of Passion: It enlarges the Sphere both of our Happiness and Misery, and makes us sensible of Pains, as well as Pleasures, that escape the rest of Mankind.


I BELIEVE, however, there is no one, who will not agree with me, that notwithstanding this Resemblance, a Delicacy of Taste is as much to be desir'd and cultivated as a Delicacy of Passion is to be lamented, and to be remedied, if possible. The good or ill Accidents of Life are very little at our Disposal: But we are pretty much Masters what Books we shall read, what Diversions we shall partake of, and what Company we shall keep. The Philosophers endeavour'd to render Happiness intirely independent of every Thing external. That is impossible to be attain'd: But every wise Man will endeavour to place his Happiness on such Objects as depend most upon himself: And that is not to be attain'd so much by any other Means as by this Delicacy of Sentiment. When a Man is possest of that Talent, he is more happy by what pleases his Taste than by what gratifies his Appetites, and receives more Enjoyment from a Poem or a Piece of Reasoning than the most expensive Luxury can afford (a).

BUT whatever Connexion there may be originally betwixt these Dispositions, I am persuaded, that nothing is so proper to cure us of this Delicacy of Passion as the cultivating of that higher and more refined Taste, which enables us to judge of the Characters of Men, of Compositions of Genius, and of the Productions of the nobler Arts. A greater or less Relish of those obvious Beauties, that strike the Senses, depends entirely upon the greater or less Sensibility of the Temper: But with regard to the Liberal Arts, a fine Taste is really nothing but strong Sense, or at least depends so much upon it, that they are inseparable. To judge aright of a Composition of Genius, there are so many Views to be taken in, so many Circumstances to be compared, and such a Knowledge of human Nature requisite, that no Man, who is not possest of the soundest Judgment, will ever make a tolerable Critic in such Performances. And this is a new Reason for cultivating a Relish in the Liberal Arts. Our Judgment will strengthen by this Exercise: We shall form truer Notions of Life: Many Things, which rejoice or afflict others, will appear to us too frivolous to engage our Attention: And we shall lose by Degrees that Sensibility and Delicacy of Passion, which is so incommodious.



BUT perhaps I have gone too far in saying, that a cultivated Taste for the Liberal Arts extinguishes the Passions, and renders us indifferent to those Objects, which are so fondly pursued by the rest of Mankind. When I reflect a little more, I find, that it rather improves our Sensibility for all the tender and agreeable Passions; at the same Time, that it renders the Mind incapable of the rougher and more boisterous Emotions.
Ingenuas didicisse fideliter artes,
Emollit mores, nec sinit esse feros.
FOR this, I think there may be assigned two very natural Reasons. In the first Place, nothing is so improving to the Temper as the Study of the Beauties, either of Poetry, Eloquence, Musick, or Painting. They give a certain Elegance of Sentiment, which the rest of Mankind are entire Strangers to. The Emotions they excite are soft and tender. They draw the Mind off from the Hurry of Business and Interest; cherish Reflection; dispose to Tranquility; and produce an agreeable Melancholy, which, of all Dispositions of the Mind, is the best suited to Love and Friendship.

IN the second Place, a Delicacy of Taste is favourable to Love and Friendship, by confining our Choice to few People, and making us indifferent to the Company and Conversation of the greatest Part of Men. You will very seldom find, that mere Men of the World, whatever strong Sense they may be endowed with, are very nice in distinguishing of Characters, or in marking those insensible Differences and Gradations, which make one Man preferable to another. Any one, that has competent Sense, is sufficient for their Entertainment. They talk to him of their Pleasures and Affairs, with the same Frankness as they would to any other: And finding many, that are fit to supply his Place, they never feel any Vacancy or Want in his Absence. But to make use of the Allusion of a famous (b) French Author: The Judgment may be compared to a Clock or Watch, where the most ordinary Machine is sufficient to tell the Hours; but the most elaborate and artificial only can point out the Minutes and Seconds, and distinguish the smallest Differences of Time. One that has well digested his Knowledge both of Books and Men, has little Enjoyment but in the Company of a few select Companions. He feels too sensibly, how much all the rest of Mankind falls short of the Notions he has entertained. And his Affections being thus confined in a narrow Circle, no Wonder he carries them further, than if they were more general and undistinguished. The Gaiety and Frolick of a Bottle-Companion improves with him into a solid Friendship: And the Ardours of a youthful Appetite become an elegant Passion.


Notes.
(a) HOW far the Delicacy of Taste and that of Passion are connected together in the original Frame of the Mind, it is hard to determine. To me there appears to be a very considerable Connexion betwixt them. For we may observe, that Women, who have more delicate Passions than Men, have also a more delicate Taste of the Ornaments of Life, of Dress, Equipage, and the ordinary Decencies of Behaviour. Any Excellency in these hits their Taste much sooner than Ours; and when you please their Taste, you soon engage their Affections.


b) Mons. FONTENELLE, Pluralité des Mondes. Soir. 6.



Analyse
Hume définit d’abord la délicatesse de passion qui donne la capacité à certains de bien plus sentir les joies et les peines de l’existence. Il l’oppose à la sensibilité moindre d’autres qui les fait moins jouir et moins souffrir. Celle-ci lui paraît préférable à celle-là. D’abord parce que les événements extérieurs ne dépendant pas de nous, la peine risque alors de frapper plus durement celui qui a la délicatesse de passion. Ensuite, Hume avance que les peines surpassent les joies dans le domaine de la passion. Enfin, il remarque que cette délicatesse de passion conduit à agir de façon imprudente.
Il distingue ensuite la délicatesse de goût qui ressemble à la première. Elle permet de mieux ressentir la beauté et la laideur. Comme la délicatesse de passion, elle augmente bonheur et peine.
Il oppose au fait de cette ressemblance entre les deux délicatesses qui donne à penser qu’elles sont à évaluer de la même façon que la seconde est non seulement préférable et doit être cultivé plutôt que la première mais qu’il faut éventuellement corriger cette dernière. Il en donne comme raison que cultiver le goût dépend de nous. Hume, tout en refusant d’accepter la thèse des philosophes selon laquelle le bonheur dépend entièrement de nous, soutient néanmoins que grâce à la délicatesse de goût pour ceux qui la possèdent, il dépend en grande partie de nous.
Or, c’est justement, soutient-il la délicatesse de goût lorsqu’elle est cultivée dans les beaux-arts requérant le jugement qui est à même de corriger la délicatesse de passion, donc de la réduire.
Hume nuance son propos. Il le précise. Cultiver la délicatesse de goût, soutient-il, n’élimine pas toutes les passions, seulement les passions grossières et communes. Au contraire, c’est cultiver les passions tendres et douces.
Il en donne deux raisons. La première est que la délicatesse de goût affine le sentiment et donc ne permet que les passions douces et tendres.
La seconde raison est que la délicatesse de goût conduit à limiter les amours et les amitiés à un petit nombre d’êtres choisis en écartant ceux qui sont grossiers.

Dans une note qu’il a fini par supprimer, Hume essaye de montrer que les deux délicatesses sont liées. La preuve qu’il avance est que les femmes ont une plus grande délicatesse de goût et de passion.



mardi 19 avril 2016

Textes pour le sujet: Peut-on juger une faute de goût ?

Lorsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu’un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela m’est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour tout ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « À chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l’agrément ; personne ne s’en soucie; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences ; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Kant, Critique de la faculté de juger, § 7 (1790).

Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c’est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l’autre, sinon que le mot beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l’agréable ne signifient rien qu’un rapport de votre jugement à l’objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l’agréable aient aucune mesure déterminée. Et je ne le saurais mieux expliquer, que j’ai fait autrefois, en ma Musique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j’ai le livre entre les mains : « Entre les objets d’un sens, le plus agréable à l’esprit n’est pas celui qui est perçu avec le plus de facilité, ni celui qui est perçu avec le plus de difficulté. C’est celui dont la perception n’est pas assez facile pour combler l’inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n’est pas assez difficile pour fatiguer le sens. » J’expliquais « ce qui est perçu facilement ou difficilement par le sens » comme, par exemple, les compartiments d’un parterre qui ne consisteront qu’en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s’il y en avait dix ou douze, et arrangés diversement; mais ce n’est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l’un plus beau que l’autre mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, ou de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens, pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé.
Descartes, Lettre à Mersenne du 18 mars 1630.

Le goût est naturel à tous les hommes, mais ils ne l’ont pas tous en même mesure, il ne se développe pas dans tous au même degré, et, dans tous, il est sujet à s’altérer par diverses causes. La mesure du goût qu’on peut avoir dépend de la sensibilité qu’on a reçue ; sa culture et sa forme dépendent des sociétés où l’on a vécu. Premièrement, il faut vivre dans des sociétés nombreuses pour faire beaucoup de comparaisons. Secondement il faut des sociétés d’amusement et  d’oisiveté ; car, dans celle des affaires, on a pour règle, non le plaisir, mais l’intérêt. En troisième lieu il faut des sociétés où l’inégalité ne soit pas trop grande, où la tyrannie de l’opinion soit modérée, et où règne la volupté plus que la vanité ; car, dans le cas contraire, la mode étouffe le goût : et l’on ne cherche plus ce qui plaît, mais ce qui distingue.
Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762).

Il est une philosophie qui nous ôte toute espérance de réussir dans cette recherche, & qui range la Règle du Goût dans la classe des découvertes impossibles. Il y a une énorme différence, vous diront ces philosophes, entre le jugement & la sensation : toute sensation est telle qu’elle doit être ; ne se rapportant qu’à elle-même, elle a toujours la réalité que nous y apercevons : il n’en est pas de même des déterminations de l’entendement, il s’en faut bien qu’elles ne soient toutes ce qu’elles (100) devraient être ; comme elles sont relatives aux choses du dehors, je veux dire à des choses réelles, à des choses de fait, il arrive souvent qu’elles ne répondent pas à leur archétype. De mille opinions différentes que l’on forme sur le même sujet, il ne peut y en avoir qu’une qui soit vraie, la difficulté c’est de la trouver ; mais quand un même objet exciterait mille sensations diverses, elles seraient toutes exactement ce qu’il faudrait qu’elles fussent : la sensation ne représente jamais ce qui existe réellement dans l’objet ; elle ne marque qu’un rapport entre l’objet & nos organes ou nos facultés ; & ce rapport a indubitablement lieu, puisque s’il n’avait pas lieu la sensation n’existerait pas. La beauté n’est pas une qualité inhérente dans les choses ; elle n’est que dans l’âme qui les contemple ; & chaque âme voit une beauté différente ; il se peut même que ce que l’un trouve beau l’autre le trouve laid ; & à cet égard nous devons tous nous en tenir à notre façon de sentir, sans prétendre que les autres sentent comme nous. Il n’est pas plus raisonnable de chercher la beauté ou la laideur réelle que de chercher le doux ou l’amer réel : le même objet peut être doux & amer, suivant la disposition des organes ; & rien n’est plus vrai que le proverbe qui dit que l’on ne doit point disputer des goûts ; ce qu’il faut absolument entendre du goût spirituel, aussi bien que du corporel : ainsi, une fois au moins, le sens commun s’accorde avec la philosophie, & même avec la philosophie sceptique, avec laquelle il est si souvent en contraste.
Cependant quoique cet axiome ait passé en proverbe, & semble par là avoir acquis la sanction du sens commun ; il y a certainement une espèce de sens commun qui lui est contraire, ou du moins qui le modifie & le restreint. Si quelqu’un, pour le génie & pour l’élégance, voulait égaler Ogilby[1] à Milton[2], ou Bunyan[3] à Addisson[4], il passerait pour aussi extravagant que s’il vouloit comparer une taupinière au Pic de Ténériffe, ou un vivier à l’Océan : je ne nie pas qu’il ne puisse y avoir des lecteurs qui donnent la préférence aux premiers de ces écrivains ; mais leur jugement n’est d’aucun poids, & nous n’hésitons pas un moment de le traiter d’absurde & de ridicule : alors nous oublions tout à fait le principe de l’égalité naturelle des goûts ; nous n’admettons ce principe que lorsque les objets nous paraissent à peu près égaux ; mais lorsque la disproportion est si frappante, nous la regardons comme un paradoxe, ou plutôt comme une absurdité palpable.
Hume, De la norme du goût, (1757) traduction anonyme sous le titre Dissertation sur la règle du goût, 1759.




[1] John Ogilby (1600-1676) traducteur, impresario et cartographe écossais.
[2] John Milton (1608-1674) poète et pamphlétaire anglais, auteur de poèmes épiques, Le Paradis perdu, Le Paradis retrouvé et Samson Agonistes, et aussi de sonnets.
[3] John Bunyan (1628-1688), prêcheur et allégoriste anglais, auteur d’un conte religieux Le Voyage du pèlerin (1678).
[4] Joseph Addison (1672-1719) homme d'État, écrivain et poète anglais.

jeudi 7 avril 2016

Hume, Enquête sur l'entendement humain, section VII L'idée de connexion nécessaire - Deuxième partie

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section VII L’idée de connexion nécessaire.
Deuxième partie.
Hume fait un bilan négatif de l’enquête sur l’origine de l’idée de la connexion nécessaire. Elle ne vient ni des corps, ni de la relation entre notre volonté et notre corps. Les faits semblent détachés, en simple conjonction et non en connexion. La conséquence paraît être que nous ne possédons pas l’idée de connexion nécessaire (p.141).
Contre cette conséquence, il remarque que si deux faits se suivent, l’apparition du premier ne permet pas de conjecturer le second mais que lorsqu’il y a pluralité de conjonction c’est ce qui se passe. On parle alors de connexion ou de pouvoir (p.141-142).
Dès lors, l’idée de connexion nécessaire provient du sentiment que crée l’habitude lorsqu’une pluralité de cas en conjonction constante se présente. Il en déduit que le sceptique est satisfait de manifester les limites de la connaissance humaine (p.142-143).
Hume en déduit que la relation de cause à effet montre notre ignorance car malgré son importance, nous ne la connaissons pas en elle-même et nous ne pouvons la définir qu’en nous appuyant sur la conjonction constante (p.143-144).
Dans la note qui suit Hume indique que l’idée de pouvoir n’est pas plus clair comme le montrent les discussions relatives à la force d’un corps dont on se demande s’il est comme sa vitesse ou le carré de sa vitesse. Les notions de force, d’énergie, etc. sont aussi obscures que celle de cause qu’elles enferment. Enfin, il distingue la cause du signe qui est l’effet d’une cause (p.144-145).
Il récapitule l’acquis de la section, à savoir que l’idée de connexion nécessaire ne vient pas d’une impression isolée mais du sentiment que produit la conjonction constante d’une pluralité de cas. Il finit par remarquer que la rhétorique ne peut rendre plus clair son raisonnement (p.145-146).


mercredi 6 avril 2016

Hume, Enquête sur l'entendement humain, Plan analytique - section VII L'idée de connexion nécessaire, première partie

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section VII L’idée de connexion nécessaire.
Première partie.
Hume commence par marquer l’avantage des mathématiques où les objets distincts se montrent distincts alors que dans les sciences morales ils ont tendance, quoique distincts, à se confondre et à conduire dans les déductions à des erreurs (p.127).
Hume rétablit la balance en soutenant que les sciences morales ont pour avantage que les raisonnements y sont beaucoup plus brefs que dans les sciences mathématiques. Dans les sciences morales, l’ignorance arrive vite. L’inconvénient des mathématiques posé, il donne celui de la physique ou philosophie naturelle qui est le manque d’expérience au moment opportun. Il en conclut que les faibles progrès des sciences morales montrent qu’il faut y apporter plus de rigueur (p.128-129).
Hume présente l’idée de connexion nécessaire, qu’il nomme d’abord pouvoir, force, énergie, comme une des plus obscures en métaphysique et qu’il veut éclairer (p.129).
Il rappelle sa thèse de la section II sur les idées, copies des impressions et sur les idées complexes qu’on doit décomposer en idées simples afin de les clarifier, même celles qui semblent échapper au principe (p.129-130).
Il va donc chercher l’impression de l’idée de connexion nécessaire dans toutes les sources possibles (p.130).
a) Les objets extérieurs et la causalité comme source possible de l’idée de connexion nécessaire.
Hume remarque d’abord que dans un cas de relation causale, il n’y a aucune impression de connexion nécessaire (p.130).
Hume réfute par l’absurde l’idée de connexion nécessaire. S’il était possible de découvrir par la raison la connexion nécessaire, l’effet serait connu dès la première apparition de la cause, remarque-t-il, ce qui n’est pas le cas (p.130).
De façon générale, la considération des corps ne permet pas d’en tirer l’idée de connexion nécessaire car c’est un spectacle toujours changeant que celui de la nature selon Hume (p.130-131).
Dans une note Hume réfute l’idée de Locke selon laquelle l’idée de pouvoir vient du raisonnement sur les nouveautés perçues dans la matière car, selon la thèse même de Locke, le raisonnement ne peut donner une idée simple (p.131).
b) La réflexion sur les opérations intellectuels comme source possible de l’idée de la connexion nécessaire.
Hume annonce qu’il va chercher la source de l’idée de connexion nécessaire dans la réflexion sur nos opérations intellectuels ou sur une impression interne. Il présente l’expérience de l’action de la volonté comme la source possible de notre idée de pouvoir (p.131-132).
Hume commence par réfuter la connaissance que nous aurions de l’action de la volonté. En réalité, nous la constations tout en ignorant comment elle procède (p.132).
Hume précise sa réfutation en avançant en premier lieu que l’union d’une âme spirituelle avec un corps matériel est le plus grand mystère de sorte que si nous connaissions le pouvoir de l’âme sur le corps, nous connaîtrions cette union (p.132).
Il avance en second lieu que c’est seulement l’expérience qui nous permet de savoir que la volonté peut agir sur tel partie du corps et non sur telle autre, ce qui montre que nous n’avons pas conscience de ce pouvoir (p.132-133).
Il l’illustre par le cas d’une paralysie soudaine qui n’empêche pas l’essai du mouvement : preuve donc que le fameux pouvoir n’est pas une donnée de la conscience (p.133).
Le troisième point consiste à dire que l’anatomie montre une chaine causale que nous ignorons de sorte que le pouvoir nous est bien inconnu (p.133-134).
La conclusion qu’en tire Hume est que l’idée de pouvoir, ou de connexion nécessaire, ne nous est pas connue de façon interne (p.134).
Dans la note qui suit cette conclusion, Hume examine une thèse relative à l’impression qui nous donnerait l’idée de ce pouvoir, à savoir qu’elle se situe dans notre effort et sa rencontre avec la résistance des choses. Sa première objection est que l’idée de pouvoir est associée à nombre de choses, d’êtres ou de mouvements internes qui ne connaissent aucune résistance. Sa deuxième objection est que de l’effort n’apparaît aucun événement a priori. Il concède finalement que cet effort entre dans l’idée vulgaire de pouvoir (p.134).
Hume propose alors une autre thèse possible : c’est la volonté en tant qu’elle manie les idées qui est la source de l’idée d’un pouvoir ou connexion nécessaire. Il annonce que les mêmes arguments réfutent cette thèse (p.134-135).
Son premier argument consiste à dire que connaître un pouvoir serait connaître la cause, l’effet et leur relation. Il nie alors que nous connaissions la formation des idées : nous la constatons seulement (p.135).
Le second argument est que le pouvoir sur notre esprit, quoique supérieur à celui sur nos passions, est limité et nous est connu comme les autres faits (p.135).
Le troisième argument est que les variations de la maîtrise de notre esprit nous interdisent de prétendre la connaître (p.135-136).
La volonté argumente Hume ne nous est pas connue comme cause des idées. Nous faisons simplement l’expérience de son activité (p.136).
Hume commence par décrire les deux attitudes des hommes, à savoir la croyance en une connaissance des pouvoirs de la nature qui leur vient en réalité de l’habitude pour les phénomènes familiers et leur attribution à une divinité (deux ex machina) pour les phénomènes qui les surprennent (p.136-137). Il oppose au commun des hommes l’analyse des philosophes pour lesquels il n’y a pas plus d’intelligibilité dans les phénomènes familiers que dans les phénomènes extraordinaires (p.137). D’où la tentation de certains [allusion à Malebranche] de faire de l’esprit divin la cause véritable et de considérer les faits conjoints comme des causes occasionnelles dues à la divinité (p.137). Les dits philosophes selon Hume font un pas de plus en découvrant que nous sommes tout aussi ignorants de la façon dont notre esprit meut notre corps et inversement et font de Dieu la cause véritable des mouvements de l’un sur l’autre (p.138). Il expose enfin le dernier point de leur doctrine, à savoir que c’est Dieu qui est la cause de nos perceptions (p.138).
Hume montre alors que loin de magnifier l’action divine, elle la diminue puisque Dieu se révèle incapable de déléguer son pouvoir (p.138-139).
Il annonce qu’il va réfuter cette thèse en deux points (p.139).
Le premier argument consiste à dire que l’étrangeté des thèses produit un soupçon car elles ignorent la faiblesse de nos facultés. Hume renvoie à la section XII sur ce point (p.139).
Le second argument consiste à dire que notre ignorance des pouvoirs de notre esprit implique une plus grande ignorance des pouvoirs de l’Être suprême (p.139-140).
Dans une note, Hume analyse la force d’inertie (uis inertiae). Elle repose comme la pesanteur sur l’expérience. Il rappelle que Newton a expliqué l’attraction universelle par un fluide éthéré mais qu’il a été prudent contrairement à ses disciples. De même Descartes avec l’efficace divine dont les disciples ont généralisé l’idée qui n’a jamais eu cours en Angleterre (p.140).