vendredi 29 avril 2016

Hume: Essai I De la délicatesse du goût et de passion - texte et analyse

Essai I : De la délicatesse du goût et de passion

Il y a une certaine délicatesse de passion dont certains sont sujets, qui les rend extrêmement sensibles à tous les accidents de la vie et leur donne une joie vive à chaque événement favorable, de même qu’une tristesse perçante, quand ils rencontrent infortunes et adversité. Les faveurs et les bons offices entraînent facilement leur amitié, tandis que la plus petite vexation provoque leur ressentiment. Tout honneur ou marque de distinction les exalte au-delà de toute mesure, mais ils sont touchés de manière aussi sensible par le mépris. Les gens d’un tel caractère ont certainement des jouissances plus vives aussi bien que des chagrins plus amers que les hommes d’un tempérament froid et posé. Mais je crois que, tout bien pesé, il n’y a personne qui ne préférerait avoir ce dernier caractère, ayant la maîtrise entière de ses propres dispositions. La bonne ou la mauvaise fortune sont très peu en notre capacité. Et quand une personne, qui a cette sensibilité de tempérament, se trouve confronté à un malheur, son chagrin ou son ressentiment s’empare totalement de lui et lui enlève tout goût pour les événements communs de la vie, dont la véritable jouissance représente la plus grande partie de notre bonheur. Les grands plaisirs sont bien moins fréquents que les grandes peines, si bien qu’un tempérament sensible éprouvera nécessairement moins souvent les premiers que les secondes. Sans compter que les hommes doués de passions aussi vives sont capables de se laisser emporter au-delà des bornes de la prudence et du discernement, et à faire des faux pas souvent irréparables dans leur manière de diriger leur vie.
On observe chez certains hommes une délicatesse de goût qui ressemble beaucoup à cette délicatesse de passion et qui produit la même sensibilité à toute forme de beauté et de laideur que celle-ci produit par rapport à la prospérité et à l’adversité, aux obligations et aux dommages. Quand vous présentez un poème ou une peinture à un homme doué de ce talent, la délicatesse de son affectivité ou de ses sentiments le rend sensible à chacune de ses parties, et les traits de génie ne sont pas perçus avec un goût plus exquis et plus de satisfaction que les négligences et les absurdités ne sont perçues avec dégoût et malaise. Une conversation raffinée et intelligente lui procure le plus grand divertissement. La grossièreté et la sottise sont pour lui la plus grande punition. Bref, la délicatesse de goût a les mêmes effets que la délicatesse de passion : elle élargit la sphère aussi bien de notre bonheur que de notre misère, et elle nous rend sensibles à des peines comme à des plaisirs qui échappent au reste de l’humanité.
Je crois cependant que tout le monde conviendra avec moi que, malgré cette ressemblance, la délicatesse de goût est tout autant à désirer et à cultiver que la délicatesse de passion est à déplorer et à corriger, si possible. Les bons et les mauvais accidents de vie sont très peu en notre capacité ; mais nous sommes un peu plus maîtres des livres que nous lisons, des distractions auxquelles nous nous livrons et de la société dont nous nous entourons. Les philosophes ont tenté de rendre le bonheur entièrement indépendant de toute chose extérieure. C’est impossible à atteindre. Mais tout homme avisé tentera de mettre principalement son bonheur dans des objets qui dépendent plus de lui-même. Et cela, on ne peut pas mieux l’atteindre par d’autres moyens que par cette délicatesse de sentiment. Quand un homme est doué de ce talent, il est plus heureux par ce qui plaît à son goût que par ce qui satisfait ses appétits, et il reçoit une plus grande rejouissance d’un poème ou d’un raisonnement que du luxe le plus coûteux peut lui offrir [1].
Mais, quelque connexion qu’il pourrait être à l’origine entre ces dispositions, je suis persuadé que rien n’est plus propre à nous guérir de cette délicatesse de passion que la culture de ce goût plus élevé et plus raffiné, qui nous rend capables de juger du caractère des hommes, des compositions du génie et des productions des arts les plus nobles. Une appréciation plus ou moins grande pour ces beautés évidentes, qui frappent les sens, dépend entièrement de la plus ou moins grande sensibilité du tempérament ; mais en ce qui concerne les arts libéraux, un goût raffiné est, dans une certaine mesure, la même chose qu’un sens fort, ou du moins il dépend tellement de lui qu’ils sont inséparables. Pour juger droitement d’une composition de génie, il y a tant de points de vue à prendre en considération, tant de circonstances à comparer, et une telle connaissance de la nature humaine est requise, que personne, s’il ne possède pas le jugement le plus sain, ne fera jamais un critique acceptable de telles réalisations. Et c’est une nouvelle raison pour cultiver notre appréciation dans les arts libéraux. Notre jugement se fortifiera par cet exercice : nous formerons des notions plus vraies de la vie ; bien des choses qui plaisent à d’autres ou les affligent nous apparaîtront trop frivoles pour retenir notre attention ; et nous perdrons peu à peu cette sensibilité et délicatesse de passion qui est si gênante.
Mais peut-être suis-je allé trop loin en disant qu’un goût cultivé pour les arts raffinés éteint les passions, et nous rend indifférents aux objets poursuivit avec tant d’affection par le reste de l’humanité. Quand je réfléchis davantage, je trouve que cela augmente plutôt notre sensibilité pour toutes les passions tendres et agréables, en même temps que cela rend l’esprit incapable des émotions plus grossières et plus tumultueuses.
« Une formation solide dans les arts libéraux adoucit le caractère et ne lui permet pas d’être sauvage. »
À cela, je pense qu’on pourrait assigner deux raisons très naturelles. En premier lieu, rien n’améliore autant le tempérament que l’étude des beautés, que ce soit de poésie, d’éloquence, de musique ou de peinture. Elles donnent une certaine élégance de sentiment à laquelle le reste de l’humanité demeure étranger. Les émotions qu’elles suscitent sont douces et tendres. Elles détournent l’esprit de la précipitation des affaires et de l’intérêt, nourrissent la réflexion, disposent à la tranquillité et produisent une agréable mélancolie qui, de toutes les dispositions de l’esprit, est la plus propice à l’amour et à l’amitié.
En second lieu, une délicatesse du goût est favorable à l’amour et à l’amitié, en bornant notre choix à peu de gens et en nous rendant indifférents à la société et à la conversation de la plus grande partie des hommes. Vous trouverez rarement que les simples hommes du monde, même doués d’un sens solide, soient très habiles à distinguer les caractères ou à remarquer ces différences et gradations insensibles qui rendent un homme préférable à un autre. N’importe qui de sensé suffit à les divertir : ils lui parlent de leurs plaisirs et de leurs affaires avec la même franchise qu’ils le feraient à un autre, et, trouvant beaucoup de gens aptes à le remplacer, ils ne sentent jamais aucun vide ou manque en son absence. Pour reprendre le mot d’un célèbre auteur français [2], le jugement peut être comparé à une horloge ou à une montre, où la machine la plus ordinaire est suffisante pour montrer les heures, tandis que seule la plus élaborée et la plus artificieuse peut montrer les minutes et les secondes, et distinguer les plus petites différences de temps. Celui qui a bien assimilé sa connaissance et des livres et des hommes a peu de plaisir ailleurs que dans la société d’un petit nombre d’amis choisis. Il ressent trop sensiblement à quel point le reste de l’humanité ne répond pas aux notions qu’il a élaborée. Et, ses affections étant bornées à un cercle étroit, il n’est pas étonnant qu’il les pousse plus loin que si elles étaient plus générales et indistinctes. La gaîté et la pétulance d’un compagnon de beuverie se développent avec lui en une amitié solide, et les ardeurs d’un appétit juvénile deviennent une passion élégante.

Notes.
[1] À quel point la délicatesse de goût et la délicatesse de passion sont liées ensemble dans la structure originaire de l’esprit est difficile à déterminer. Il me semble qu’il y a une forte connexion entre elles. Car nous pouvons observer que les femmes, qui ont des passions plus délicates que les hommes, ont aussi un goût plus délicat pour les ornements de la vie, de l’habillement, des équipages et des convenances dans la conduite. Toute excellence dans ces domaines touche bien plus rapidement leur goût que le nôtre ; et quand vous plaisez à leur goût, vous ne tardez pas à attirer leur affection [éditions de 1741 à 1770, supprimé ensuite (la dernière phrase dès l’édition de 1770)].
[2] Mons. Fontenelle, Pluralité des Mondes. Soir. 6.


ESSAY I. Of the DELICACY of TASTE and PASSION.

THERE is a certain Delicacy of Passion, to which some People are subject, that makes them extremely sensible to all the Accidents of Life, and gives them a lively Joy upon every prosperous Event, as well as a piercing Grief, when they meet with Crosses and Adversity. Favours and Good-offices easily engage their Friendship; while the smallest Injury provokes their Resentment. Any Honour or Mark of Distinction elevates them above Measure; but they are as sensibly touch'd with Contempt. People of this Character have, no doubt, much more lively Enjoyments, as well as more pungent Sorrows, than Men of more cool and sedate Tempers: But, I believe, when every Thing is balanc'd, there is no one, that wou'd not rather chuse to be of the latter Character, were he entirely Master of his own Disposition. Good or ill Fortune is very little at our own Disposal: And when a Person, that has this Sensibility of Temper, meets with any Misfortune, his Sorrow or Resentment takes intire Possession of him, and deprives him of all Relish in the common Occurrences of Life, the right Enjoyment of which forms the greatest Part of our Happiness. Great Pleasures are much less frequent than great Pains; so that a sensible Temper must meet with fewer Trials in the former Way than in the latter. Not to mention, that Men of such lively passions are apt to be transported beyond all Bounds of Prudence and Discretion, and take false Steps in the Conduct of Life, which are often irretrievable.



THERE is a Delicacy of Taste observable in some Men, which very much resembles this Delicacy of Passion, and produces the same Sensibility to Beauty and Deformity of every Kind, as that does to Prosperity and Adversity, Obligations and Injuries. When you present a Poem or a Picture to a Man possest of this Talent, the Delicacy of his Feeling or Sentiments makes him be touched very sensibly by every Part of it; nor are the masterly Strokes perceived with a more exquisite Relish and Satisfaction, than the Negligences or Absurdities with Disgust and Uneasiness. A polite and judicious Conversation affords him the highest Entertainment. Rudeness or Impertinence is as great a Punishment to him. In short, Delicacy of Taste has the same Effect as Delicacy of Passion: It enlarges the Sphere both of our Happiness and Misery, and makes us sensible of Pains, as well as Pleasures, that escape the rest of Mankind.


I BELIEVE, however, there is no one, who will not agree with me, that notwithstanding this Resemblance, a Delicacy of Taste is as much to be desir'd and cultivated as a Delicacy of Passion is to be lamented, and to be remedied, if possible. The good or ill Accidents of Life are very little at our Disposal: But we are pretty much Masters what Books we shall read, what Diversions we shall partake of, and what Company we shall keep. The Philosophers endeavour'd to render Happiness intirely independent of every Thing external. That is impossible to be attain'd: But every wise Man will endeavour to place his Happiness on such Objects as depend most upon himself: And that is not to be attain'd so much by any other Means as by this Delicacy of Sentiment. When a Man is possest of that Talent, he is more happy by what pleases his Taste than by what gratifies his Appetites, and receives more Enjoyment from a Poem or a Piece of Reasoning than the most expensive Luxury can afford (a).

BUT whatever Connexion there may be originally betwixt these Dispositions, I am persuaded, that nothing is so proper to cure us of this Delicacy of Passion as the cultivating of that higher and more refined Taste, which enables us to judge of the Characters of Men, of Compositions of Genius, and of the Productions of the nobler Arts. A greater or less Relish of those obvious Beauties, that strike the Senses, depends entirely upon the greater or less Sensibility of the Temper: But with regard to the Liberal Arts, a fine Taste is really nothing but strong Sense, or at least depends so much upon it, that they are inseparable. To judge aright of a Composition of Genius, there are so many Views to be taken in, so many Circumstances to be compared, and such a Knowledge of human Nature requisite, that no Man, who is not possest of the soundest Judgment, will ever make a tolerable Critic in such Performances. And this is a new Reason for cultivating a Relish in the Liberal Arts. Our Judgment will strengthen by this Exercise: We shall form truer Notions of Life: Many Things, which rejoice or afflict others, will appear to us too frivolous to engage our Attention: And we shall lose by Degrees that Sensibility and Delicacy of Passion, which is so incommodious.



BUT perhaps I have gone too far in saying, that a cultivated Taste for the Liberal Arts extinguishes the Passions, and renders us indifferent to those Objects, which are so fondly pursued by the rest of Mankind. When I reflect a little more, I find, that it rather improves our Sensibility for all the tender and agreeable Passions; at the same Time, that it renders the Mind incapable of the rougher and more boisterous Emotions.
Ingenuas didicisse fideliter artes,
Emollit mores, nec sinit esse feros.
FOR this, I think there may be assigned two very natural Reasons. In the first Place, nothing is so improving to the Temper as the Study of the Beauties, either of Poetry, Eloquence, Musick, or Painting. They give a certain Elegance of Sentiment, which the rest of Mankind are entire Strangers to. The Emotions they excite are soft and tender. They draw the Mind off from the Hurry of Business and Interest; cherish Reflection; dispose to Tranquility; and produce an agreeable Melancholy, which, of all Dispositions of the Mind, is the best suited to Love and Friendship.

IN the second Place, a Delicacy of Taste is favourable to Love and Friendship, by confining our Choice to few People, and making us indifferent to the Company and Conversation of the greatest Part of Men. You will very seldom find, that mere Men of the World, whatever strong Sense they may be endowed with, are very nice in distinguishing of Characters, or in marking those insensible Differences and Gradations, which make one Man preferable to another. Any one, that has competent Sense, is sufficient for their Entertainment. They talk to him of their Pleasures and Affairs, with the same Frankness as they would to any other: And finding many, that are fit to supply his Place, they never feel any Vacancy or Want in his Absence. But to make use of the Allusion of a famous (b) French Author: The Judgment may be compared to a Clock or Watch, where the most ordinary Machine is sufficient to tell the Hours; but the most elaborate and artificial only can point out the Minutes and Seconds, and distinguish the smallest Differences of Time. One that has well digested his Knowledge both of Books and Men, has little Enjoyment but in the Company of a few select Companions. He feels too sensibly, how much all the rest of Mankind falls short of the Notions he has entertained. And his Affections being thus confined in a narrow Circle, no Wonder he carries them further, than if they were more general and undistinguished. The Gaiety and Frolick of a Bottle-Companion improves with him into a solid Friendship: And the Ardours of a youthful Appetite become an elegant Passion.


Notes.
(a) HOW far the Delicacy of Taste and that of Passion are connected together in the original Frame of the Mind, it is hard to determine. To me there appears to be a very considerable Connexion betwixt them. For we may observe, that Women, who have more delicate Passions than Men, have also a more delicate Taste of the Ornaments of Life, of Dress, Equipage, and the ordinary Decencies of Behaviour. Any Excellency in these hits their Taste much sooner than Ours; and when you please their Taste, you soon engage their Affections.


b) Mons. FONTENELLE, Pluralité des Mondes. Soir. 6.



Analyse
Hume définit d’abord la délicatesse de passion qui donne la capacité à certains de bien plus sentir les joies et les peines de l’existence. Il l’oppose à la sensibilité moindre d’autres qui les fait moins jouir et moins souffrir. Celle-ci lui paraît préférable à celle-là. D’abord parce que les événements extérieurs ne dépendant pas de nous, la peine risque alors de frapper plus durement celui qui a la délicatesse de passion. Ensuite, Hume avance que les peines surpassent les joies dans le domaine de la passion. Enfin, il remarque que cette délicatesse de passion conduit à agir de façon imprudente.
Il distingue ensuite la délicatesse de goût qui ressemble à la première. Elle permet de mieux ressentir la beauté et la laideur. Comme la délicatesse de passion, elle augmente bonheur et peine.
Il oppose au fait de cette ressemblance entre les deux délicatesses qui donne à penser qu’elles sont à évaluer de la même façon que la seconde est non seulement préférable et doit être cultivé plutôt que la première mais qu’il faut éventuellement corriger cette dernière. Il en donne comme raison que cultiver le goût dépend de nous. Hume, tout en refusant d’accepter la thèse des philosophes selon laquelle le bonheur dépend entièrement de nous, soutient néanmoins que grâce à la délicatesse de goût pour ceux qui la possèdent, il dépend en grande partie de nous.
Or, c’est justement, soutient-il la délicatesse de goût lorsqu’elle est cultivée dans les beaux-arts requérant le jugement qui est à même de corriger la délicatesse de passion, donc de la réduire.
Hume nuance son propos. Il le précise. Cultiver la délicatesse de goût, soutient-il, n’élimine pas toutes les passions, seulement les passions grossières et communes. Au contraire, c’est cultiver les passions tendres et douces.
Il en donne deux raisons. La première est que la délicatesse de goût affine le sentiment et donc ne permet que les passions douces et tendres.
La seconde raison est que la délicatesse de goût conduit à limiter les amours et les amitiés à un petit nombre d’êtres choisis en écartant ceux qui sont grossiers.

Dans une note qu’il a fini par supprimer, Hume essaye de montrer que les deux délicatesses sont liées. La preuve qu’il avance est que les femmes ont une plus grande délicatesse de goût et de passion.



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