vendredi 27 mars 2020

Le rêve lucide textes anciens

Dans le sommeil, si l’on a conscience que l’on dort et si l’on se rend compte de l’état qui révèle la sensation du sommeil, il y a l’apparence, mais il y a quelque chose en soi qui dit que c’est l’apparence de Coriscus et non Coriscus lui-même (car souvent, quand on dort, il y a quelque chose dans l’âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve).
Aristote, Des Rêves, 460 a, in Parva naturalia (Petits Traités d'Histoire naturelle)

Mais je vous raconterai brièvement quelque chose qui vous sera un sujet de réflexion. Notre frère Gennadius, médecin connu de presque tout le monde, et qui nous est si cher, habite maintenant Carthage ; il a exercé son art à Rome avec grand succès ; vous savez combien il est religieux, avec quelle compassion vigilante et quelle bonté d’âme il s’occupe des pauvres. Autrefois, dans sa jeunesse, comme il nous l’a dit lui-même, et malgré sa ferveur pour ces actes de charité, il avait eu des doutes sur une vie à venir. Dieu ne voulant pas abandonner une âme comme la sienne et lui tenant compte de ses œuvres de miséricorde, un jeune homme d’une frappante apparence lui apparut en songe et lui dit : « Suivez-moi. » Gennadius le suivit ; il arriva dans une ville où il commença à entendre, du côté droit, un chant d’une suavité inaccoutumée et inconnue ; Gennadius cherchant ce que c’était, le jeune homme répondit que c’étaient les hymnes des bienheureux et des saints. Je ne me rappelle pas assez ce qu’il disait avoir vu du côté gauche. Il s’éveilla, le songe s’enfuit, et Gennadius ne s’en occupa que comme on s’occupe d’un songe.
La nuit suivante, voilà que le même jeune homme lui apparaît de nouveau et lui demande s’il le connaît ; Gennadius lui répond qu’il le connaît bien et tout à fait. Alors le jeune homme lui demanda où il l’avait connu ; Gennadius qui avait présents les souvenirs de la précédente nuit, lui parla de son rêve et des hymnes des saints qu’il avait entendus lorsqu’il l’avait eu pour guide. Interrogé sur la question de savoir s’il avait vu tout cela en songe ou éveillé, il répondit : « En songe. » — « Vous vous en souvenez bien, lui dit le jeune homme ; c’est vrai. Vous avez vu ces choses en songe. Mais sachez que maintenant encore vous voyez en songe. » Gennadius, entendant cela, répondit qu'il le croyait ainsi. « Où est en ce moment votre corps ? » lui dit celui qui l'instruisait ; « dans mon lit, » répondit-il. « Savez-vous, dit encore le jeune homme, savez-vous que les yeux de votre corps sont en ce moment liés, fermés, inoccupés, et qu'avec ces yeux-là vous ne voyez rien ? » — « Je le sais, » répondit Gennadius. « Quels sont donc, reprit le jeune homme, quels sont ces yeux avec lesquels vous me voyez ? » Gennadius, ne trouvant pas à répondre à cette question, se tut. Tandis qu’il hésitait et cherchait, la vérité lui fut révélée par la bouche de son jeune maître : « De même, lui dit celui-ci, que les yeux de votre chair, pendant que vous dormez et que vous êtes couché dans votre lit, se reposent et ne font rien, et que pourtant il y a en vous des yeux avec lesquels vous me voyez et que vous vous servez de cette vue ; de même, après votre mort, sans aucune action de vos yeux corporels, vous vivrez et vous sentirez encore. Gardez-vous désormais de douter qu’il y ait une vie après le trépas. » C'est ainsi que cet homme fidèle cessa de douter ; d’où lui vint cet enseignement si ce n’est de la providence et de la miséricorde de Dieu ?
Augustin, lettre 159 à Évode, 414

corrigé dela dissertation: Les hommes ne vivent-ils en société que par intérêt?

La société permet aux hommes de satisfaire leurs intérêts. De là à penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt il y a un pas qui ne va pas sans difficulté.
En effet, aucune société, c’est-à-dire l’alliance entre des individus en vue d’un but commun, n’accepte vraiment que chaque membre ne recherche que son intérêt, c’est-à-dire ce qui lui convient ou lui bénéficie. Au contraire, chacune exige éventuellement que l’individu se sacrifie au bien commun. En outre, pour qu’il soit possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt, il faut que la société soit le résultat des volontés de chacun de ses membres. Or, n’est-elle pas un fait indépendant de la volonté individuelle, voire un fait naturel ?
On peut donc se demander s’il est possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt ou bien si la société est la condition pour qu’ils aient des intérêts.

En effet, pour que l’on puisse dire que les hommes ne vivent en société que par intérêt, c’est-à-dire en recherchant leur utilité propre, il faut que la société soit le résultat d’une sorte de convention entre individus. Or, si la société est un fait naturel, c’est plutôt elle qui permettrait aux hommes de rechercher leur intérêt.
Qu’elle soit un fait naturel, c’est ce qu’Aristote a tenté de démontrer dans sa Politique (livre I, chapitre 2). En effet, la première forme d’association selon lui est la famille composée des parents, des enfants et des biens. Celle-ci permet à chacun de subvenir à ses besoins élémentaires. C’est pourquoi on ne peut dire que l’enfant entre dans une famille par intérêt. C’est au contraire la famille qui lui fournit les éléments nécessaires à sa survie. À plus forte raison pour la seconde forme d’association qui est le village ou l’ethnos selon Aristote, ce dernier terme se traduit par peuple ou nation. Réunion de plusieurs familles, ou de plusieurs villages, elle se caractérise par la satisfaction de besoins moins élémentaires et repose sur la division des tâches. Le forgeron fournit les outils à l’agriculteur qui cultive le blé que prépare le boulanger, et ainsi de suite. Certes, cette division des tâches pourrait être conçue comme la pure recherche de l’intérêt. Toutefois, le village préexiste en un sens à la division des tâches. C’est pourquoi de nombreuses sociétés la conçoivent comme une émanation des dieux ou une loi intangible.
Enfin, la troisième forme d’association est la cité. Elle se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ne vise pas à satisfaire les besoins élémentaires. Elle n’est pas liée aux intérêts des individus, mais vise le bien vivre. Les citoyens, par l’usage de la parole, discutent et établissent le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible. Aussi, c’est non seulement parce qu’elle présuppose que les intérêts de chacun soient d’abord satisfaits, mais surtout parce qu’elle est la condition pour que chacun définisse ce qu’est son intérêt et ce qu’est l’intérêt commun, soit l’utile individuel et l’utile pour tous, que les citoyens ne vivent pas en cité par intérêt.
Toutefois, la cité ne regroupe pas strictement tous ceux qui en sont membres. Sont citoyens au sens propre ceux qui participent aux décisions, le peuple dans les démocraties, le petit nombre des riches dans les oligarchies, voire le roi dans les monarchies. Or, les autres, citoyens passifs, femmes ou esclaves, œuvrent et travaillent pour les citoyens. Aussi, n’est-ce pas pour leur intérêt que les Grecs ou les Romains ont constitué des cités ? N’était-ce pas pour se libérer du travail comme l’a indiqué Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958) que les anciens ont constitué des cités ? Le désintéressement apparent du citoyen antique ne se manifeste-t-il pas le mieux dans la guerre qui lui permet de trouver butin et esclaves ?

Aussi peut-on avec Hobbes dans Le Citoyen (1642) (cf. Section première La liberté, chapitre premier De l’état des hommes hors de la société civile) refuser d’admettre la thèse selon laquelle l’homme est un animal politique. En effet, comment expliquer alors que les hommes s’affrontent ? S’il y avait une sociabilité naturelle, il n’y a aucune raison pour laquelle les hommes préféreraient ceux qui vivent dans la même société que le premier homme venu. Aussi, les guerres entre différentes sociétés comme les guerres civiles montrent-elles qu’ « un homme est aussi un loup à un autre homme » selon l’Épitre dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire de son ouvrage Le Citoyen (Hobbes reprend le mot du poète comique latin Plaute [~254-184 av. J.-C.] dans sa Comédies des ânes).
Dira-t-on avec Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932), que la nature a destiné les hommes à vivre en de petites sociétés analogues aux sociétés primitives et que donc la guerre est naturelle comme cette sociabilité première ? On ne peut comprendre comment la nature a également permis que les hommes quittent cette situation originale, sauf à attribuer à la nature des intentions chaque fois que l’on trouve un fait, ce qui n’avance guère. Mais comment les hommes pourraient vivre en société par simple intérêt quand celui-ci leur conseillera aussi bien de nuire aux autres par intérêt ?
On peut certes concevoir la division du travail au sens large, c’est-à-dire la division des tâches, si par tâche on entend une activité qui donne lieu à un produit fini comme le pain du boulanger ou la récolte de pommes de terre du paysan, voire la division du travail au sens étroit, c’est-à-dire la réalisation par différents individus comme le principe qui permet d’accorder les intérêts divergents des uns et des autres. Si Platon, dans le livre II de La République (369b-372d) concevait la division des tâches comme résultant de l’impossibilité pour chacun de se suffire à lui-même, c’est-à-dire comme manifestant le caractère nécessairement social de la vie humaine, Adam Smith (1723-1790), continuateur de son ami David Hume dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, voyait dans un calcul d’intérêt l’origine de la division du travail au sens large [« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » écrivait Adam Smith dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations, livre premier, chapitre 2 Du principe qui donne lieu à la division du travail]. Mais si un tel calcul d’intérêt était le principe universel de la division du travail, il n’y aurait ni vol à l’intérieur de la même société, ni guerre. Le père de l’économie est ici victime de l’illusion de la pensée libérale selon laquelle le commerce suffit à unir les hommes. Entendu donc en ce sens, les hommes n’ont aucun intérêt à vivre en société.
Pourtant, si avec Hobbes, on admet que hors de toute société, les hommes par avidité et désir de puissance ne peuvent qu’être dans un état de guerre, alors, il est paradoxalement possible de comprendre comment ils peuvent, par intérêt, vivre en société. En effet, si chacun désire ce que les autres possèdent, chacun craint la mort. Or, l’état de guerre est un état où chacun est certes libre de faire tout ce qu’il veut, mais où il ne peut rien faire véritablement, puisque toute entreprise est menacée de destruction, à commencer par la simple conservation de la vie. Aussi, lorsque Hobbes compare dans Le Citoyen (section deuxième L’empire, chapitre X) l’état de nature à la vie civile, il ne peut que mettre en relief les avantages de celle-ci avec les inconvénients de celle-là. La condition donc pour que les hommes entrent en société est qu’ils s’accordent, par une sorte de pacte, pour transférer tout leur pouvoir à un homme ou une assemblée qui les gouvernera. C’est donc par un calcul d’intérêt, le plus souvent implicite, qui amène les hommes à respecter le pouvoir politique, c’est-à-dire qui s’occupe de l’intérêt général.
Il n’en reste pas moins vrai que cette conception du pacte présuppose ce qui est en question. En effet, pour faire un pacte avec un autre, encore faut-il s’être mis d’accord avec lui, ce qui suppose un pacte, et ainsi de suite à l’infini. En effet, comment les hommes, s’ils ne vivaient en société pourraient-ils avoir l’idée de pacte. Telle est l’objection que Rousseau adressait à tous ceux qui projetaient dans l’état de nature des notions qui n’ont de sens que social. En outre, comme Hume l’avait remarqué, comment se formerait l’obligation de respecter le pacte si le gouvernement n’existait pas déjà (cf. « Du contrat originel », in 4 Essais politiques, T.E.R., 1981). Le pacte ne peut donc expliquer la naissance d’un État ou société civile pour employer le terme du XVII° siècle (Le terme société civile est synonyme d’État au XVII° siècle et encore au XVIII° dans les théories du « contrat social ». C’est sous l’influence du libéralisme économique dont Hume fut un précurseur et Adam Smith le chantre que la société civile s’oppose à l’État depuis la deuxième moitié du XVIII° siècle comme la sphère de l’économie et du social, autrement dit du marché, à la sphère de l’État. Cette opposition sera conceptualisée par Hegel (1770-1830) dans les Principes de la philosophie du droit].
Si donc la société n’est pas naturelle et si elle ne peut s’expliquer par un calcul d’intérêt ou un pacte, comment donc comprendre que les hommes vivent en société ?

Toute tentative de dériver la société de l’individu se heurte à un cercle, c’est-à-dire qu’il faut la présupposer. C’est finalement ce qui donne rétrospectivement sa force à la thèse d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal politique », entendu comme signifiant le caractère nécessaire social de l’homme, même si l’on déforme par-là même quelque peu la pensée du Philosophe. Mais comme les hommes ne s’intègrent jamais à la vie sociale comme les hyménoptères, considérer que la société résulte d’une association en quelque sorte volontaire est une tentative toujours légitime.
Pour concilier ce qui semble inconciliable, il faut considérer à la fois la société comme première et l’homme comme étant en un sens indépendant de la vie sociale. Tel est le sens de la notion de condition humaine. Comme Sartre la définit, notamment dans L’existentialisme est un humanisme, la condition humaine s’entend de tout ce qui en l’homme est universel et a à la fois une face objective et une face subjective. La société peut ainsi se concevoir.
En effet, tout homme naît dans une société et si sans hommes au sens d’individus il ne peut y avoir de société, il faut donc concevoir qu’établir des relations avec les autres appartient à l’humaine condition de la même façon que le langage qui en est la condition. Aussi, en reprenant les analyses d’Aristote peut-on dire qu’il n’y a pas d’hommes qui ne naissent dans une famille ou qui n’appartiennent à une communauté d’échanges.
Toutefois, cette vie sociale, chaque homme peut la refuser ou l’accepter, voire tenter de la tourner à son profit. C’est la raison pour laquelle Kant attribuait à la nature de l’homme une insociable sociabilité dans la Quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. C’est en ce sens qu’il est toujours possible aux hommes de vivre en société par intérêt. Ce peut être même un projet social et politique de ne vivre en société que par intérêt, et tel est le cas du libéralisme qui, sur quasiment toute la planète maintenant, constitue le projet des sociétés modernes. Mais cette possibilité tient au fait que la société appartient à la condition humaine, et non à une nature humaine qui ferait que les hommes spontanément feraient un calcul d’intérêt. Ce n’est donc jamais seulement par intérêt que les hommes vivent en société.

On peut donc dire que dans la mesure où la société ne peut être considérée simplement comme un fait naturel, sans quoi il n’y aurait entre les hommes aucun affrontement ou alors il faudrait attribuer à la nature des tendances contradictoires, il n’est pas interdit de penser que les hommes ne vivent en société que par intérêt.
Toutefois, nous avons vu qu’il faut alors supposer un calcul d’intérêt, soit pour la constitution d’un marché à la façon du libéralisme, soit pour la constitution de l’État pour la pensée politique de Hobbes. Or, dans tous les cas, un tel calcul d’intérêt présuppose ce qui est en question, à savoir l’existence de la société.
Aussi est-il apparu que la société appartient à la condition humaine, raison pour laquelle les hommes vivent obligatoirement en société, mais raison également pour laquelle ils peuvent chercher à faire de la société un simple moyen pour satisfaire leurs intérêts, voire, comme dans nos modernes sociétés, s’accorder sur le projet collectif de ne considérer la société que comme un grand marché mondial.



 La société permet aux hommes de satisfaire leurs intérêts. De là à penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt il y a un pas qui ne va pas sans difficulté.
En effet, aucune société, c’est-à-dire l’alliance entre des individus en vue d’un but commun, n’accepte vraiment que chaque membre ne recherche que son intérêt, c’est-à-dire ce qui lui convient ou lui bénéficie. Au contraire, chacune exige éventuellement que l’individu se sacrifie au bien commun. En outre, pour qu’il soit possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt, il faut que la société soit le résultat des volontés de chacun de ses membres. Or, n’est-elle pas un fait indépendant de la volonté individuelle, voire un fait naturel ?
On peut donc se demander s’il est possible de concevoir que les hommes ne vivent en société que par intérêt ou bien si la société est la condition pour qu’ils aient des intérêts.

En effet, pour que l’on puisse dire que les hommes ne vivent en société que par intérêt, c’est-à-dire en recherchant leur utilité propre, il faut que la société soit le résultat d’une sorte de convention entre individus. Or, si la société est un fait naturel, c’est plutôt elle qui permettrait aux hommes de rechercher leur intérêt.
Qu’elle soit un fait naturel, c’est ce qu’Aristote a tenté de démontrer dans sa Politique (livre I, chapitre 2). En effet, la première forme d’association selon lui est la famille composée des parents, des enfants et des biens. Celle-ci permet à chacun de subvenir à ses besoins élémentaires. C’est pourquoi on ne peut dire que l’enfant entre dans une famille par intérêt. C’est au contraire la famille qui lui fournit les éléments nécessaires à sa survie. À plus forte raison pour la seconde forme d’association qui est le village ou l’ethnos selon Aristote, ce dernier terme se traduit par peuple ou nation. Réunion de plusieurs familles, ou de plusieurs villages, elle se caractérise par la satisfaction de besoins moins élémentaires et repose sur la division des tâches. Le forgeron fournit les outils à l’agriculteur qui cultive le blé que prépare le boulanger, et ainsi de suite. Certes, cette division des tâches pourrait être conçue comme la pure recherche de l’intérêt. Toutefois, le village préexiste en un sens à la division des tâches. C’est pourquoi de nombreuses sociétés la conçoivent comme une émanation des dieux ou une loi intangible.
Enfin, la troisième forme d’association est la cité. Elle se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ne vise pas à satisfaire les besoins élémentaires. Elle n’est pas liée aux intérêts des individus, mais vise le bien vivre. Les citoyens, par l’usage de la parole, discutent et établissent le juste et l’injuste, l’utile et le nuisible. Aussi, c’est non seulement parce qu’elle présuppose que les intérêts de chacun soient d’abord satisfaits, mais surtout parce qu’elle est la condition pour que chacun définisse ce qu’est son intérêt et ce qu’est l’intérêt commun, soit l’utile individuel et l’utile pour tous, que les citoyens ne vivent pas en cité par intérêt.
Toutefois, la cité ne regroupe pas strictement tous ceux qui en sont membres. Sont citoyens au sens propre ceux qui participent aux décisions, le peuple dans les démocraties, le petit nombre des riches dans les oligarchies, voire le roi dans les monarchies. Or, les autres, citoyens passifs, femmes ou esclaves, œuvrent et travaillent pour les citoyens. Aussi, n’est-ce pas pour leur intérêt que les Grecs ou les Romains ont constitué des cités ? N’était-ce pas pour se libérer du travail comme l’a indiqué Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne (1958) que les anciens ont constitué des cités ? Le désintéressement apparent du citoyen antique ne se manifeste-t-il pas le mieux dans la guerre qui lui permet de trouver butin et esclaves ?

Aussi peut-on avec Hobbes dans Le Citoyen (1642) (cf. Section première La liberté, chapitre premier De l’état des hommes hors de la société civile) refuser d’admettre la thèse selon laquelle l’homme est un animal politique. En effet, comment expliquer alors que les hommes s’affrontent ? S’il y avait une sociabilité naturelle, il n’y a aucune raison pour laquelle les hommes préféreraient ceux qui vivent dans la même société que le premier homme venu. Aussi, les guerres entre différentes sociétés comme les guerres civiles montrent-elles qu’ « un homme est aussi un loup à un autre homme » selon l’Épitre dédicatoire à monseigneur le comte de Devonshire de son ouvrage Le Citoyen (Hobbes reprend le mot du poète comique latin Plaute [~254-184 av. J.-C.] dans sa Comédies des ânes).
Dira-t-on avec Bergson dans les Deux sources de la morale et de la religion (1932), que la nature a destiné les hommes à vivre en de petites sociétés analogues aux sociétés primitives et que donc la guerre est naturelle comme cette sociabilité première ? On ne peut comprendre comment la nature a également permis que les hommes quittent cette situation originale, sauf à attribuer à la nature des intentions chaque fois que l’on trouve un fait, ce qui n’avance guère. Mais comment les hommes pourraient vivre en société par simple intérêt quand celui-ci leur conseillera aussi bien de nuire aux autres par intérêt ?
On peut certes concevoir la division du travail au sens large, c’est-à-dire la division des tâches, si par tâche on entend une activité qui donne lieu à un produit fini comme le pain du boulanger ou la récolte de pommes de terre du paysan, voire la division du travail au sens étroit, c’est-à-dire la réalisation par différents individus comme le principe qui permet d’accorder les intérêts divergents des uns et des autres. Si Platon, dans le livre II de La République (369b-372d) concevait la division des tâches comme résultant de l’impossibilité pour chacun de se suffire à lui-même, c’est-à-dire comme manifestant le caractère nécessairement social de la vie humaine, Adam Smith (1723-1790), continuateur de son ami David Hume dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, voyait dans un calcul d’intérêt l’origine de la division du travail au sens large [« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » écrivait Adam Smith dans sa Recherches sur la nature et les causes de la richesses des nations, livre premier, chapitre 2 Du principe qui donne lieu à la division du travail]. Mais si un tel calcul d’intérêt était le principe universel de la division du travail, il n’y aurait ni vol à l’intérieur de la même société, ni guerre. Le père de l’économie est ici victime de l’illusion de la pensée libérale selon laquelle le commerce suffit à unir les hommes. Entendu donc en ce sens, les hommes n’ont aucun intérêt à vivre en société.
Pourtant, si avec Hobbes, on admet que hors de toute société, les hommes par avidité et désir de puissance ne peuvent qu’être dans un état de guerre, alors, il est paradoxalement possible de comprendre comment ils peuvent, par intérêt, vivre en société. En effet, si chacun désire ce que les autres possèdent, chacun craint la mort. Or, l’état de guerre est un état où chacun est certes libre de faire tout ce qu’il veut, mais où il ne peut rien faire véritablement, puisque toute entreprise est menacée de destruction, à commencer par la simple conservation de la vie. Aussi, lorsque Hobbes compare dans Le Citoyen (section deuxième L’empire, chapitre X) l’état de nature à la vie civile, il ne peut que mettre en relief les avantages de celle-ci avec les inconvénients de celle-là. La condition donc pour que les hommes entrent en société est qu’ils s’accordent, par une sorte de pacte, pour transférer tout leur pouvoir à un homme ou une assemblée qui les gouvernera. C’est donc par un calcul d’intérêt, le plus souvent implicite, qui amène les hommes à respecter le pouvoir politique, c’est-à-dire qui s’occupe de l’intérêt général.
Il n’en reste pas moins vrai que cette conception du pacte présuppose ce qui est en question. En effet, pour faire un pacte avec un autre, encore faut-il s’être mis d’accord avec lui, ce qui suppose un pacte, et ainsi de suite à l’infini. En effet, comment les hommes, s’ils ne vivaient en société pourraient-ils avoir l’idée de pacte. Telle est l’objection que Rousseau adressait à tous ceux qui projetaient dans l’état de nature des notions qui n’ont de sens que social. En outre, comme Hume l’avait remarqué, comment se formerait l’obligation de respecter le pacte si le gouvernement n’existait pas déjà (cf. « Du contrat originel », in 4 Essais politiques, T.E.R., 1981). Le pacte ne peut donc expliquer la naissance d’un État ou société civile pour employer le terme du XVII° siècle (Le terme société civile est synonyme d’État au XVII° siècle et encore au XVIII° dans les théories du « contrat social ». C’est sous l’influence du libéralisme économique dont Hume fut un précurseur et Adam Smith le chantre que la société civile s’oppose à l’État depuis la deuxième moitié du XVIII° siècle comme la sphère de l’économie et du social, autrement dit du marché, à la sphère de l’État. Cette opposition sera conceptualisée par Hegel (1770-1830) dans les Principes de la philosophie du droit].
Si donc la société n’est pas naturelle et si elle ne peut s’expliquer par un calcul d’intérêt ou un pacte, comment donc comprendre que les hommes vivent en société ?

Toute tentative de dériver la société de l’individu se heurte à un cercle, c’est-à-dire qu’il faut la présupposer. C’est finalement ce qui donne rétrospectivement sa force à la thèse d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal politique », entendu comme signifiant le caractère nécessaire social de l’homme, même si l’on déforme par-là même quelque peu la pensée du Philosophe. Mais comme les hommes ne s’intègrent jamais à la vie sociale comme les hyménoptères, considérer que la société résulte d’une association en quelque sorte volontaire est une tentative toujours légitime.
Pour concilier ce qui semble inconciliable, il faut considérer à la fois la société comme première et l’homme comme étant en un sens indépendant de la vie sociale. Tel est le sens de la notion de condition humaine. Comme Sartre la définit, notamment dans L’existentialisme est un humanisme, la condition humaine s’entend de tout ce qui en l’homme est universel et a à la fois une face objective et une face subjective. La société peut ainsi se concevoir.
En effet, tout homme naît dans une société et si sans hommes au sens d’individus il ne peut y avoir de société, il faut donc concevoir qu’établir des relations avec les autres appartient à l’humaine condition de la même façon que le langage qui en est la condition. Aussi, en reprenant les analyses d’Aristote peut-on dire qu’il n’y a pas d’hommes qui ne naissent dans une famille ou qui n’appartiennent à une communauté d’échanges.
Toutefois, cette vie sociale, chaque homme peut la refuser ou l’accepter, voire tenter de la tourner à son profit. C’est la raison pour laquelle Kant attribuait à la nature de l’homme une insociable sociabilité dans la Quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. C’est en ce sens qu’il est toujours possible aux hommes de vivre en société par intérêt. Ce peut être même un projet social et politique de ne vivre en société que par intérêt, et tel est le cas du libéralisme qui, sur quasiment toute la planète maintenant, constitue le projet des sociétés modernes. Mais cette possibilité tient au fait que la société appartient à la condition humaine, et non à une nature humaine qui ferait que les hommes spontanément feraient un calcul d’intérêt. Ce n’est donc jamais seulement par intérêt que les hommes vivent en société.

On peut donc dire que dans la mesure où la société ne peut être considérée simplement comme un fait naturel, sans quoi il n’y aurait entre les hommes aucun affrontement ou alors il faudrait attribuer à la nature des tendances contradictoires, il n’est pas interdit de penser que les hommes ne vivent en société que par intérêt.
Toutefois, nous avons vu qu’il faut alors supposer un calcul d’intérêt, soit pour la constitution d’un marché à la façon du libéralisme, soit pour la constitution de l’État pour la pensée politique de Hobbes. Or, dans tous les cas, un tel calcul d’intérêt présuppose ce qui est en question, à savoir l’existence de la société.
Aussi est-il apparu que la société appartient à la condition humaine, raison pour laquelle les hommes vivent obligatoirement en société, mais raison également pour laquelle ils peuvent chercher à faire de la société un simple moyen pour satisfaire leurs intérêts, voire, comme dans nos modernes sociétés, s’accorder sur le projet collectif de ne considérer la société que comme un grand marché mondial.