dimanche 21 février 2016

Hume, Enquête sur l'entendement humain - Plan analytique - section VI La probabilité

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section VI La probabilité.
Note de Hume.
Il expose la distinction entre les arguments démonstratifs et les arguments probables de Locke qui conduit à mettre tous les faits dans la probabilité. Il la remplace par une tripartition en démonstrations, preuves, c’est-à-dire raisonnement sur les faits qui ne laissent pas place au doute et probabilités (p.119).
Hume nie la réalité du hasard mais l’ignorance des causes produit le même type de croyance que s’il existait (p.121).
Les chances attachées à un événement font accroître la croyance remarque Hume. Il prévoit des conséquences intéressantes (p.121).
Il fait de l’augmentation des chances d’un événement une cause de la croyance et de sa force, ce qui la distingue de l’imagination (p.121-122).
Hume applique aux causes son analyse de la probabilité. Lorsque les causes ont toujours été suivies des mêmes effets, la certitude est là. Sinon, c’est là où il y a plus de chances que se produit la croyance. Le transfert du passé au futur se fait de la même façon. Il estime que les autres systèmes philosophiques ne peuvent expliquer la croyance (p.122-123).

samedi 20 février 2016

Hume, Enquête sur l'entendement humain - plan analytique - section V, Deuxième partie

Hume, Enquête sur l’entendement humain, traduction par André Leroy, présentation par Michelle Beyssade, GF n°1305.

Plan analytique

Section V Solution sceptiques de ces doutes.
Deuxième partie.

Après avoir décrit la grande liberté de l’esprit humain dans la fiction, produit de l’imagination, Hume pose le problème de sa différence avec la croyance en ce qu’elle ne peut provenir d’une idée particulière de l’esprit, sans quoi elle serait tout aussi libre, ce qui n’est pas le cas (p.110-111).
Il en déduit que la différence entre la croyance et la fiction tient à un sentiment qui, lorsqu’un objet est présent aux sens ou à la mémoire, provient de l’accoutumance en ce qui lui est lié. Sinon, comme nous pouvons concevoir le contraire, nous y croirions également (p.111).
Hume pose que la croyance est difficile voire impossible à définir. Il soutient que l’expérience permet à chacun de savoir de quoi il est question. Hume va tenter une description. C’est sa force qui fait la croyance, son poids sur nos passions et notre imagination. Le plus qu’on peut affirmer c’est que le terme adéquat est croyance et qu’elle a l’importance la plus grande pour les actions (p.111-113).
Hume résume ses deux thèses : 1) la croyance est un sentiment plus fort que l’imagination ; 2) la croyance vient d’une conjonction coutumière et d’un fait présent à la mémoire ou aux sens. Il annonce que sur cette base il va trouver des actes de l’esprit analogue et des principes plus généraux (p.113).
Hume rappelle les trois principes de l’association des idées : ressemblance, contigüité et causalité. Il pose le problème de savoir s’ils ne sont pas sources aussi de croyance, ce qui conduirait aux principes les plus généraux (p.113-114).
Hume présente une « première expérience » sur la variation de la relation d’un portrait à l’être représenté. Le portrait d’un ami nous fait penser fortement à lui en augmentant la passion qu’on éprouve. Sans ressemblance, l’idée de l’ami n’apparaît pas. L’absence de portrait conduit plutôt à penser directement à l’ami absent (p.114).
Hume comme une deuxième expérience relative à la ressemblance qui reprend les raisonnements des catholiques, religion qu’il qualifie de péjorativement de superstition. Le rôle qu’y jouent les images est une preuve que la ressemblance produit bien un renforcement des idées (p.114-115).
Hume fait le même raisonnement sur la contiguïté en l’illustrant par la force de la présence d’un lieu qui, éloigné, rend les idées contiguës moins fortes (p.115).
Il donne en note un texte de Cicéron qui illustre cette idée de la force des lieux présents où ont vécu de grands personnages pour que leur idée soit plus vive (p.115).
Hume passe à la relation de causalité qui montre à travers l’exemple des reliques, effets imparfaits, qu’elle avive les idées (p.116).
Il prend l’exemple du fils de l’ami mort ou absent qui fait vivement penser à lui pour illustrer le rôle de la causalité (p.116).
Les transitions de la ressemblance et de la contiguïté présupposent que nous croyons à l’existence de l’objet ressemblant ou contigu. Aussi, lorsqu’on dépasse les objets des sens et de la mémoire, il faut la conjonction coutumière et non le raisonnement pour que la croyance soit possible (p.116-117).
Hume en déduit une sorte d’harmonie préétablie – notion leibnizienne qu’il détourne – entre le cours de la nature et nos facultés. C’est l’accoutumance qui la réalise. Il va même jusqu’à faire référence aux partisans des causes finales qui pourraient y trouver matière à argument, ce qu’il ne fait pas pour sa part (p.117-118).
Hume justifie sa théorie en invoquant la sagesse de la nature qui n’a pas confié à la faiblesse de la raison le soin de la conservation de l’existence humaine mais à une sorte d’instinct (p.118).


mercredi 17 février 2016

Le monde des passions - analyse d'un texte de Clément Rosset sur Balzac

1) Sujet.
Analysez le texte suivant :
L’impossibilité de désirer au singulier semble contredite par les héros des romans de Balzac qui, pour les principaux d’entre eux, s’affairent autour d’un seul but fixe et obsessionnel. C’est peu de dire qu’ils ne couvrent jamais deux lièvres à la fois ; car c’est le même lièvre qu’ils poursuivent toute leur vie et qu’ils n’atteignent que rarement (pour une raison que je dirai sous peu, ou plutôt rappellerai car j’ai déjà abordé le sujet ailleurs). Inutile de multiplier ici les exemples que chacun connaît, ou du moins que connaît tout lecteur de Balzac. Comme Rastignac ou Vautrin poursuivent le pouvoir (sous une forme ou une autre) et le pouvoir seul, Grandet l’argent et l’argent seul, le baron Hulot l’aventure sexuelle et elle seule, la plupart des héros balzaciens sont la proie d’une idée fixe. Ils ont élu comme objet de désir un objet qui occupe à lui seul toute la capacité de désirer dont ils disposent. Le fait que le cousin Pons soit doté dans sa vie non pas d’un seul intérêt mais de deux (les beaux tableaux et les bons gâteaux, pourvu qu’ils n’aient pas, ou très peu, à les payer) suffit à le distinguer radicalement – lui et quelques autres, j’y reviendrai – de l’habituelle typologie balzacienne. Disons qu’il ne possède pas (c’est d’ailleurs un mou) l’énergie des grands personnages de Balzac, tout entière dirigée vers un seul objet. Sensible à la fois aux œuvres d’art et à la bonne chère, il perd de vue ce qui devrait être son intérêt unique en lui en accolant un second, il gaspille un temps précieux, qu’il devrait consacrer à un seul but ; bref, il se « disperse ». Il en va tout autrement de Balthazar, dans La Recherche de l’absolu, qu’on peut considérer comme le héros le plus parfait de la typologie balzacienne. Ce roman, qui ne figure sans doute pas au nombre des meilleurs romans de Balzac, n’en est pas moins probablement l’ouvrage le plus exemplaire ; en ceci qu’il y présente comme à l’état pur, le modèle d’idée fixe dont la plupart des autres personnages de Balzac sont des illustrations et des variantes. Bien sûr, Rastignac, Grandet, Hulot sont des personnages plus intéressants et plus riches que ce fou de Balthazar Claës ; mais la passion qui les ronge a pour patron celle qui ronge Balthazar. La Recherche de l’absolu n’est que l’épure des romans de Balzac ; d’où justement son aspect un peu squelettique : la définition sèche, presque géométrique de la passion l’emporte sur la richesse de la substance romanesque. J’userai d’une comparaison musicale : la Comédie humaine est comparable au genre de composition intitulée Thèmes et variations. La Recherche de l’absolu énonce le thème original dans toute sa simplicité. Les livres qui suivent en sont les infinies variations.
Il est donc vrai que le héros balzacien est généralement la proie d’une monomanie, c’est-à-dire d’un désir dont l’objet est unique, privé de tout complément qui s’ajouterait à ce désir même. Mais il est vrai aussi que ce trait distinctif ne fait nullement de lui un mélancolique ou un dépressif. Bien au contraire c’est un enthousiaste, un entreprenant, un hyper-actif auquel le moindre temps manquerait s’il fallait consacrer une seconde au doute et à la mélancolie. Effectivement, tout le contraire d’un déprimé. Je dirais même que l’homme engagé dans l’entretien permanent d’une idée fixe, quel que puisse être par ailleurs le caractère aberrant de celle-ci, est probablement un des mieux protégés qui soit contre les pouvoirs dévastateurs de la dépression.
La « réussite » du monomane balzacien qui se délecte dans l’expérience de son désir unique, suffit-elle à ébranler la thèse ici soutenue, selon laquelle il n’est de désir que d’un objet multiple et complexe ? Je ne le pense pas. L’explication de cette contradiction apparente est simplement qu’il y a beaucoup de différence entre l’objet isolé qui ne parvient pas à retenir l’intérêt du déprimé, et l’objet unique qui fascine le héros balzacien. Le premier fonctionne « à vide » : il se présente seul, je l’ai dit, c’est-à-dire sans garant ni témoin. C’est pourquoi aucun tribunal de la conscience abattue ne lui accorde de crédit, de même qu’aucun tribunal judiciaire n’accorde de crédit à un témoignage qui ne trouverait aucun autre témoignage sur lequel s’appuyer, – conformément à l’adage allemand qui dit que Ein Mal ist kein Mal (une fois n’est aucune fois), ainsi qu’à l’adage espagnol selon lequel Uno solo es muy poco (une personne seule est peu de chose). En revanche, l’objet unique de désir, chez le héros balzacien, se présente toujours accompagné d’un ensemble d’objets qui, même s’il ne les associe pas à son désir, sont comme des témoins de l’existence de ce désir : l’objet du désir balzacien est unique mais n’est pas isolé. Le héros balzacien peut faire état à la barre d’une foule de faits qui témoignent en sa faveur, qu’il connaît une multitude d’autres objets, et pour commencer tous ceux qu’il lui faut éliminer l’un après l’autre (tel Louis d’Ascoyne, dans le célèbre Noblesse oblige réalisé par Robert Hamer en 1949 qui doit, pour rentrer dans ses droits héréditaires, faire périr successivement tous les membres de sa famille). Raison pour laquelle le désir isolé du déprimé se meurt dans le silence du tombeau, telle une allumette qui s’éteint faute d’oxygène, alors que le désir du héros balzacien prospère dans le tumulte du monde avec lequel il doit compter pour parvenir à ses fins. C’est pourquoi aussi le héros balzacien désire bel et bien son objet unique, ce qui n’est pas le cas du déprimé. Car son objet de désir est toujours « entouré », alors que l’autre ne l’est pas et est comme déconnecté de tout. « Un moteur arrêté » disait Michaux(1). Le moteur dépressif est en panne alors que celui du héros balzacien continue à fonctionner, en raison de sa connexion avec tous les objets qu’il prend en considération bien qu’il ne les désire pas. Comparaison n’est pas raison. Je comparerais pourtant volontiers le dépressif à quelqu’un qui renonce à un fruit posé sur une table vide, le balzacien à quelqu’un qui continue à le désirer par indifférence à tous les autres fruits présents sur la table.
J’observe enfin que ce qui achève de protéger la permanence, chez le héros balzacien, de son désir d’objet unique est que cet objet, s’il est fascinant – et ceci explique sans doute cela  –, est généralement inaccessible et inconsistant, à l’image de l’« absolu » recherché par Balthazar, ce qui assure la pérennité d’un désir que seule sa réalisation pourrait interrompre. Quand on ne sait pas exactement ce qu’on veut, on est au moins assuré de ne jamais l’obtenir : tel le cardinal de Retz pendant la Fronde. Mais, et pour la même raison, on est également assuré de n’avoir jamais de motif sérieux de mettre un terme à la poursuite de son pseudo-but.
Une dernière digression, pour terminer, toujours à propos de Balzac. Il existe dans Balzac – et il me semble que c’est là un point qu’on a peu souvent remarqué –, à côté de ses héros typiques, une autre catégorie de personnages qui se distinguent terme à terme des premiers. Autant ceux-là sont actifs et entreprenants, autant ceux-ci sont inactifs et plongés dans une sorte de léthargie et d’indifférence (tel le cousin Pons, « qui ne sait que faire de son temps »(2)). Autant les premiers observent leurs semblables et les jaugent au premier coup d’œil, autant les seconds ne voient ni n’observent rien. Un autre caractère de ses héros balzaciens que j’appellerai « héros de seconde espèce » est que leur inaction et leur inobservation finissent par engendrer les pires catastrophes, soit pour leur entourage soit et le plus souvent pour eux-mêmes. Un dernier caractère de ses héros de seconde espèce est qu’ils ignorent évidemment les passions et les idées fixes du héros balzacien traditionnel. Ou, plus exactement, ils ont bien eux aussi des désirs ou des idées fixes, mais ceux-ci se limitent à des objectifs dérisoires : une pipe et le journal, pour un militaire privé à la fois de son état civil, de sa fortune et de sa femme (Le Colonel Chabert), une petite chambre dans un quartier de Tours dont finira par être chassé l’abbé Birotteau (Le Curé de Tours). Le cruel et le piquant de l’affaire, dans le cas de ce dernier roman, étant que l’abbé est le principal auteur de son malheur, par sa distraction et son indifférence somnolente, qui le rendent incapable d’observer et de déchiffrer les nombreux signes qui auraient normalement dû attirer son attention sur sa menace de disgrâce. Comme je l’ai dit, c’est ce côté peu intervenant, peu observateur, bref un peu mou, qui mène ordinairement le héros de deuxième espèce à sa perte, tel un agneau à l’abattoir. Mais, je l’ai dit aussi, les mêmes traits de caractère amènent parfois ce type de personnage à une catastrophe qui frappe, non pas lui-même, mais un de ses proches : ainsi l’oncle de Rose Cormont, l’abbé de Sponde, dans La Vieille Fille, isolé dans une « bulle » qui le rend étranger au chose du monde au point qu’il omet de fournir à sa nièce des renseignements qui auraient épargné à celle-ci bien d’atroces déboires (ses fiançailles imaginaires avec le vicomte de Troisville) ainsi que d’affreuses erreurs (son mariage avec Du Bousquier). Il me faudrait ajouter à la liste le cas de Monsieur de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée, dont Félicien Marceau, dans Balzac et son monde (3), dit joliment que son oisiveté de rentier revenu de l’émigration se double d’une fâcheuse tendance à « tout saccager ». Naturellement, cette liste des héros de seconde zone est loin d’être exhaustive.
Il y a cependant un point sur lequel ces deux types opposés de héros balzacien se rejoignent : c’est l’égoïsme (trait permanent et terrifiant des personnages de Balzac). Et, curieusement, sur ce point-là, c’est le mou, le héros de deuxième zone, qui en fait le plus et l’emporte largement sur l’autre. Sans doute le héros de premier type est-il souvent un ambitieux de la pire espèce, quelqu’un qui écrase tout sur son passage, qu’il s’agisse de gens qui pourraient faire obstacle à son avancement ou simplement le retarder d’un jour ou d’une semaine : tel un malotru grossier qui bouscule tout le monde pour se faire une place dans un salon ou dans le métro. Comme le Hernani de Victor Hugo, il est « une force qui va » : on n’arrête pas un express. Mais celui du second genre fait encore mieux, c’est-à-dire encore pis. Il ne songe certes pas à écarter autrui de son chemin : il l’ignore tout simplement, il n’en a jamais eu la moindre notion. En ce sens, celui qui vit sans passion, tel l’abbé Birotteau du Curé de Tours, est encore plus égoïste (quoique aussi plus pitoyable) que celui qui vit sous l’empire aveugle de sa passion. L’égoïste passif, qui ne voit pas qu’autrui existe, manifeste paradoxalement un égoïsme plus radical que l’égoïsme actif, qui se contente de l’éliminer. Il est en tout cas le plus abyssal, puisqu’il n’a même pas l’excuse de la passion (à supposer que la passion puisse être une excuse). Pons, qui s’y connaît puisqu’il est lui-même sans passion (en dehors d’un goût prononcé pour les tableaux et les bons plats ; mais un goût n’est pas une passion), est sûrement dans le vrai lorsqu’il déclare, dans un passage du Cousin Pons : « Un homme sans passion est un monstre »(4). En sorte qu’il y a deux espèces de monstres dans Balzac : les passionnés et les non passionnés, ceux qu’aveugle le désir et ceux qu’aucun désir ne motive.
Mais je ne voudrais pas terminer cet opuscule sur ce qui pourrait ressembler à une condamnation sans appel de l’égoïsme, que celui-ci ne mérite en rien. Il a en tout cas cette grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous. C’est en ce sens qu’on peut regarder l’égoïsme comme une vertu, et une vertu précieuse. Il est vrai que ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac), tout comme sont redoutables les manifestations abusives du souci des autres, qu’elles sévissent dans l’ordre privé ou dans l’ordre public.
Clément Rosset, La nuit de mai, Les éditions de Minuit, 2008, p.29-40.

Notes.
(1) Plus tôt dans le texte, Clément Rosset emprunte à L’anti-Œdipe (1972) de Gilles Deleuze et Félix Guattari une citation d’Henri Michaux extraite de son ouvrage Les Grandes Épreuves de l’esprit (1966) qui est la suivante : « Le plateau, la partie utile de la table, progressivement réduit, disparaissait, étant si peu en relation avec l’encombrant bâti, qu’on ne songeait plus à l’ensemble comme à une table, mais comme à un meuble à part, un instrument inconnu dont on n’aurait pas eu l’emploi. Table déshumanisée, qui n’avait aucune aisance, qui n’était pas bourgeoise, pas rustique, pas de campagne, pas de cuisine, pas de travail. Qui ne se prêtait à rien, qui se défendait, se refusait au service et à la communication. En elle quelque chose d’atterré, de pétrifié. Elle eût pu faire songer à un moteur arrêté. »
(2) « Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son temps, il est trop heureux de trotter pour nous… Que deviendrait-il ? » Ce propos général énoncé par le narrateur est l’excuse pour ne pas récompenser Pons de ceux qui l’utilisent pour leurs courses. Cf. Balzac, Le cousin Pons, IV. Où l’on voit qu’un bienfait est quelque fois perdu, GF Flammarion, p.65.
(3) Gallimard, 1970.
(4) Le texte est le suivant : « Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. »

2) Corrigé.
Rosset présente une objection possible à sa thèse selon laquelle le désir n’est pas possible au singulier, à savoir que les nombreux personnages de Balzac ont un désir unique. Il précise qu’ils n’atteignent pas l’objet de leur désir et qu’il expliquera ultérieurement. Considérant que le lecteur connaît les exemples auxquels il pense, il annonce qu’il ne va pas les multiplier. Il en donne quelques uns : Rastignac et Vautrin qui désirent le seul pouvoir, Grandet qui désire l’argent seul et le baron Hulot la seule aventure sexuelle. Il oppose à ces personnages le cousin Pons qui a deux désirs et qui manque d’énergie. Il présente Balthazar, le héros de La Recherche de l’absolu comme le prototype du personnage balzacien animé par un unique désir et le roman dont il est le héros éponyme.
Il oppose le héros balzacien occupé d’un unique désir obsédant au dépressif en ce sens que le premier est très actif là où l’autre ne l’est pas.
Il reformule l’objection à sa thèse : le héros balzacien contredirait l’idée que le désir exige un objet multiple et complexe. Il montre que la contradiction n’est qu’apparente en distinguant l’objet isolé du déprimé de l’objet unique du héros balzacien. Le premier n’a aucun lien avec le reste alors que le second est lié à d’autres objets même s’ils ne l’intéressent pas. Ils peuvent être les obstacles qu’il élimine. Il en déduit l’opposition entre le désir du dépressif qui se meurt et le désir mondain du héros balzacien. Il en déduit aussi que le second désire réellement son objet alors que le premier non. Rosset l’explique en usant d’une image empruntée à Michaux d’un dépressif en panne alors que le héros balzacien fonctionne. Le philosophe ose une comparaison : le dépressif ne prend pas le fruit qui est sur la table, le héros balzacien prend celui qui l’intéresse au milieu des autres. Il conclut sa réponse à l’objection à sa thèse en indiquant que l’objet du désir étant inaccessible, voire inconnu, le désir perdure.
Il ouvre alors une parenthèse relative à certains personnages de Balzac qui forment des héros de seconde catégorie. Ils se distinguent des premiers – et il cite comme exemple le cousin Pons – par leur indifférence, leur incapacité d’observer ce qui les entoure, caractères qui les entraînent dans des catastrophes. Enfin, il propose une dernière différence, l’absence de désir obsessionnel ou des objets sans intérêt. Il prouve son propos en énumérant des exemples, le colonel Chabert qui ne désire que sa pipe et le journal malgré sa situation précaire, une petite chambre dont il sera expulsé pour l’abbé Birotteau du Curé de Tours. Si ce dernier subit à cause de son indifférence la catastrophe, d’autres la provoquent pour les autres. Rosset l’illustre avec l’abbé de Sponde dans La Vieille Fille qui néglige de donner à sa nièce les renseignements qui lui auraient évité divers malheurs. Il cite également Monsieur de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée.
Rosset analyse ensuite le point commun à ces deux types de personnages balzacien : l’égoïsme. Il soutient paradoxalement que c’est le héros de seconde catégorie dont l’égoïsme est le plus important. Le premier type de héros concède-t-il sacrifie les autres à son désir. L’égoïsme du second consiste à ignorer totalement autrui. Il oppose ainsi l’égoïsme passif qui consiste à méconnaître l’existence d’autrui et l’égoïsme actif qui le détruit. Le premier lui paraît le plus profond parce qu’il ne s’explique par aucune passion. Les deux font des êtres monstrueux soutient-il en généralisant un propos du cousin Pons relatif aux hommes sans passion.
Rosset précise pour finir son ouvrage qu’il ne condamne pas moralement l’égoïsme, notamment passif. Dans tous les cas, il a une certaine vertu, celle de laisser l’autre tranquille malgré ses mauvaises conséquences que Balzac selon lui a mises en lumière.


mercredi 10 février 2016

Le monde des passions - sujet d'un résumé de texte de Chateaubriand

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S’il existait une religion qui s’occupât sans cesse de mettre un frein aux passions de l’homme, cette religion augmenterait nécessairement le jeu des passions dans le drame et dans l’épopée ; elle serait plus favorable à la peinture des sentiments que toute institution religieuse qui, ne connaissant point des délits du cœur, n’agirait sur nous que par des scènes extérieures. Or, c’est ici le grand avantage de notre culte sur les cultes de l’antiquité : la religion chrétienne est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie les orages de la conscience autour du vice.
Les bases de la morale ont changé parmi les hommes, du moins parmi les hommes chrétiens, depuis la prédication de l’Évangile. Chez les anciens, par exemple, l’humilité passait pour bassesse, et l’orgueil pour grandeur ; chez les chrétiens, au contraire, l’orgueil est le premier des vices, et l’humilité une des premières vertus. Cette seule transmutation de principes montre la nature humaine sous un jour nouveau, et nous devons découvrir dans les passions des rapports que les anciens n’y voyaient pas.
Donc pour nous la racine du mal est la vanité, et la racine du bien la charité, de sorte que les passions vicieuses sont toujours un composé d’orgueil, et les passions vertueuses un composé d’amour.
Faites l’application de ce principe, vous en reconnaîtrez la justesse.
Pourquoi les passions qui tiennent au courage sont-elles plus belles chez les modernes que chez les anciens ? Pourquoi avons-nous donné d’autres proportions à la valeur et transformé un mouvement brutal en une vertu ? C’est par le mélange de la vertu chrétienne directement opposée à ce mouvement, l’humilité. De ce mélange est née la magnanimité, ou la générosité poétique, sorte de passion (car les chevaliers l’ont poussée jusque-là) totalement inconnue des anciens. (…)
Cette chaleur que la charité répand dans les passions vertueuses leur donne un caractère divin. Chez les hommes de l’antiquité l’avenir des sentiments ne passait pas le tombeau, où il venait faire naufrage. Amis, frères, époux, se quittaient aux portes de la mort, et sentaient que leur séparation était éternelle ; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se réduisait à mêler leurs cendres ensemble : mais combien elle devait être douloureuse, une urne qui ne renfermait que des souvenirs ! Le polythéisme avait établi l’homme dans les régions du passé ; le christianisme l’a placé dans les champs de l’espérance. La jouissance des sentiments honnêtes sur la terre n’est que l’avant-goût des délices dont nous serons comblés. Le principe de nos amitiés n’est point dans ce monde : deux êtres qui s’aiment ici-bas sont seulement dans la route du ciel, où ils arriveront ensemble, si la vertu les dirige. De manière que cette forte expression des poètes : exhaler son âme dans celle de son ami, est littéralement vraie pour deux chrétiens, en se dépouillant de leur corps, ils ne font que se dégager d’un obstacle qui s’opposait à leur union intime, et leurs âmes vont se confondre dans le sein de l’Éternel.
Ne croyons pas toutefois qu’en nous découvrant les bases sur lesquelles reposent les passions le christianisme ait désenchanté la vie. Loin de flétrir l’imagination en lui faisant tout toucher et tout connaître, il a répandu le doute et les ombres sur les choses inutiles à nos fins ; supérieur en cela à cette imprudente philosophie qui cherche trop à pénétrer la nature de l’homme et à trouver le fond partout. Il ne faut pas toujours laisser tomber la sonde dans les abîmes du cœur : les vérités qu’il contient sont du nombre de celles qui demandent le demi-jour et la perspective. C’est une imprudence que d’appliquer sans cesse son jugement à la partie aimante de son être, de porter l’esprit raisonnable dans les passions. Cette curiosité conduit peu à peu à douter des choses généreuses ; elle dessèche la sensibilité et tue, pour ainsi dire, l’âme ; les mystères du cœur sont comme ceux de l’antique Égypte : le profane qui cherchait à les découvrir sans y être initié par la religion était subitement frappé de mort.

(…)
Il reste à parler d’un état de l’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien observé : c’est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
L’amertume que cet état de l’âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu’il sent lui être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande existence politique, les jeux du gymnase et du Champ-de-Mars, les affaires du Forum et de la place publique, remplissaient leurs moments et ne laissaient aucune place aux ennuis du cœur.
D’une autre part, ils n’étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux craintes sans objets, à la mobilité des idées et des sentiments, à la perpétuelle inconstance, qui n’est qu’un dégoût constant ; dispositions que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la passion directe qu’elles font naître chez les peuples modernes, influent encore sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon qu’elles font passer dans le nôtre ; elles rendent notre caractère d’homme moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la fois quelque chose d’incertain et de tendre.
Enfin, les Grecs et les Romains, n’étendant guère leurs regards au delà de la vie et ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n’étaient point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle fait dans le cœur une source de maux présents et d’espérances lointaines, d’où découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu’au tombeau. Le monde n’est point l’objet de ses vœux, car il sait que l’homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite.
Les persécutions qu’éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût des choses de la vie. L’invasion des barbares y mit le comble, et l’esprit humain en reçut une impression de tristesse et peut-être même une teinte de misanthropie qui ne s’est jamais bien effacée. De toutes parts s’élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s’exposer à les voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la vertu qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire.
Chateaubriand, Le génie du christianisme (1802), Deuxième Partie. Poétique du Christianisme, Livre 3. Suite de la poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions, Chapitre I. Que le Christianisme a changé les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu (extrait) et Chapitre IX. Du vague des Passions
(1) Joan., Evang. ; cap. XIX, v. 26 et 27. (N.d.A.)





samedi 6 février 2016

Critiques du cogito, Bachelard, Hume, Nietzsche

Dans les quarante ans de ma vie de philosophe, j'ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ avec le Cogito ergo sum (1) de Descartes. J’ai dû aussi énoncer moi-même cette leçon initiale. Dans l’ordre des pensées, c’est une devise si claire ! Mais n’en dérangerait-on pas le dogmatisme si l’on demandait au rêveur s’il est bien sûr d’être l’être qui rêve son rêve ? Une telle question ne troublait guère un Descartes. Pour lui, penser, vouloir, aimer, rêver, c’est toujours une activité de son esprit. Il était sûr, l’heureux homme, que c’était lui, bien lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui traverse les folies de la nuit, est-il sûr d’être lui-même ? Quant à nous, nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l’analyse des rêves de la nuit. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cette distinction un peu sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au contraire, le rêveur de la rêverie garde assez de conscience pour dire : c’est moi qui rêve la rêverie, c’est moi qui suis heureux du loisir où je n’ai plus la tâche de penser.
Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie (1960), P.U.F., 4ème édition, 1968, p.20.

(1) Je pense donc je suis.


Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons (…). Pour moi, quand je pénètre plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelques temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n’existe pas.
David Hume, Traité de la nature humaine (1739)

Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je » du passé.
Nietzsche, Par delà le bien et le mal (1886).