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du résumé, le total exact.
S’il
existait une religion qui s’occupât sans cesse de mettre un frein aux passions
de l’homme, cette religion augmenterait nécessairement le jeu des passions dans
le drame et dans l’épopée ; elle serait plus favorable à la peinture des
sentiments que toute institution religieuse qui, ne connaissant point des délits
du cœur, n’agirait sur nous que par des scènes extérieures. Or, c’est ici le
grand avantage de notre culte sur les cultes de l’antiquité : la religion
chrétienne est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie
les orages de la conscience autour du vice.
Les
bases de la morale ont changé parmi les hommes, du moins parmi les hommes
chrétiens, depuis la prédication de l’Évangile. Chez les anciens, par exemple,
l’humilité passait pour bassesse, et l’orgueil pour grandeur ; chez les
chrétiens, au contraire, l’orgueil est le premier des vices, et l’humilité une
des premières vertus. Cette seule transmutation de principes montre la nature
humaine sous un jour nouveau, et nous devons découvrir dans les passions des
rapports que les anciens n’y voyaient pas.
Donc
pour nous la racine du mal est la vanité, et la racine du bien la charité, de
sorte que les passions vicieuses sont toujours un composé d’orgueil, et les
passions vertueuses un composé d’amour.
Faites
l’application de ce principe, vous en reconnaîtrez la justesse.
Pourquoi
les passions qui tiennent au courage sont-elles plus belles chez les modernes
que chez les anciens ? Pourquoi avons-nous donné d’autres proportions à la
valeur et transformé un mouvement brutal en une vertu ? C’est par le
mélange de la vertu chrétienne directement opposée à ce mouvement, l’humilité.
De ce mélange est née la magnanimité, ou la générosité poétique, sorte de
passion (car les chevaliers l’ont poussée jusque-là) totalement inconnue des
anciens. (…)
Cette
chaleur que la charité répand dans les passions vertueuses leur donne un
caractère divin. Chez les hommes de l’antiquité l’avenir des sentiments ne
passait pas le tombeau, où il venait faire naufrage. Amis, frères, époux, se
quittaient aux portes de la mort, et sentaient que leur séparation était
éternelle ; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se
réduisait à mêler leurs cendres ensemble : mais combien elle devait être
douloureuse, une urne qui ne renfermait que des souvenirs ! Le polythéisme
avait établi l’homme dans les régions du passé ; le christianisme l’a
placé dans les champs de l’espérance. La jouissance des sentiments honnêtes sur
la terre n’est que l’avant-goût des délices dont nous serons comblés. Le
principe de nos amitiés n’est point dans ce monde : deux êtres qui
s’aiment ici-bas sont seulement dans la route du ciel, où ils arriveront
ensemble, si la vertu les dirige. De manière que cette forte expression des
poètes : exhaler son âme dans celle de son ami, est littéralement vraie
pour deux chrétiens, en se dépouillant de leur corps, ils ne font que se
dégager d’un obstacle qui s’opposait à leur union intime, et leurs âmes vont se
confondre dans le sein de l’Éternel.
Ne
croyons pas toutefois qu’en nous découvrant les bases sur lesquelles reposent
les passions le christianisme ait désenchanté la vie. Loin de flétrir
l’imagination en lui faisant tout toucher et tout connaître, il a répandu le
doute et les ombres sur les choses inutiles à nos fins ; supérieur en cela
à cette imprudente philosophie qui cherche trop à pénétrer la nature de l’homme
et à trouver le fond partout. Il ne faut pas toujours laisser tomber la sonde
dans les abîmes du cœur : les vérités qu’il contient sont du nombre de
celles qui demandent le demi-jour et la perspective. C’est une imprudence que
d’appliquer sans cesse son jugement à la partie aimante de son être, de porter
l’esprit raisonnable dans les passions. Cette curiosité conduit peu à peu à
douter des choses généreuses ; elle dessèche la sensibilité et tue, pour
ainsi dire, l’âme ; les mystères du cœur sont comme ceux de l’antique
Égypte : le profane qui cherchait à les découvrir sans y être initié par
la religion était subitement frappé de mort.
(…)
Il
reste à parler d’un état de l’âme qui, ce nous semble, n’a pas encore été bien
observé : c’est celui qui précède le développement des passions, lorsque
nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées
que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en
civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive
alors une chose fort triste : le grand nombre d’exemples qu’on a sous les
yeux, la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments
rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste
encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche,
abondante et merveilleuse ; l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On
habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est
désabusé de tout.
L’amertume
que cet état de l’âme répand sur la vie est incroyable ; le cœur se
retourne et se replie en cent manières, pour employer des forces qu’il sent lui
être inutiles. Les anciens ont peu connu cette inquiétude secrète, cette aigreur
des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble : une grande
existence politique, les jeux du gymnase et du Champ-de-Mars, les affaires du
Forum et de la place publique, remplissaient leurs moments et ne laissaient
aucune place aux ennuis du cœur.
D’une
autre part, ils n’étaient pas enclins aux exagérations, aux espérances, aux
craintes sans objets, à la mobilité des idées et des sentiments, à la
perpétuelle inconstance, qui n’est qu’un dégoût constant ; dispositions
que nous acquérons dans la société des femmes. Les femmes, indépendamment de la
passion directe qu’elles font naître chez les peuples modernes, influent encore
sur les autres sentiments. Elles ont dans leur existence un certain abandon
qu’elles font passer dans le nôtre ; elles rendent notre caractère d’homme
moins décidé, et nos passions, amollies par le mélange des leurs, prennent à la
fois quelque chose d’incertain et de tendre.
Enfin,
les Grecs et les Romains, n’étendant guère leurs regards au delà de la vie et
ne soupçonnant point des plaisirs plus parfaits que ceux de ce monde, n’étaient
point portés comme nous aux méditations et aux désirs par le caractère de leur
culte. Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous
offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies
célestes, et par ce moyen elle fait dans le cœur une source de maux présents et
d’espérances lointaines, d’où découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se
regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes
et qui ne se repose qu’au tombeau. Le monde n’est point l’objet de ses vœux,
car il sait que l’homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait
vite.
Les
persécutions qu’éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent en eux ce dégoût
des choses de la vie. L’invasion des barbares y mit le comble, et l’esprit
humain en reçut une impression de tristesse et peut-être même une teinte de
misanthropie qui ne s’est jamais bien effacée. De toutes parts s’élevèrent des
couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde et des âmes qui
aimaient mieux ignorer certains sentiments de la vie que de s’exposer à les
voir cruellement trahis. Mais de nos jours, quand les monastères ou la vertu
qui y conduit ont manqué à ces âmes ardentes, elles se sont trouvées étrangères
au milieu des hommes. Dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion,
elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles
sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable
mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans
objet, se consument d’elles-mêmes dans un cœur solitaire.
Chateaubriand,
Le génie du christianisme (1802), Deuxième
Partie. Poétique du Christianisme, Livre 3. Suite de la poésie dans ses
rapports avec les hommes. Passions, Chapitre I. Que le Christianisme a changé
les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu (extrait)
et Chapitre IX. Du vague des Passions
(1) Joan.,
Evang. ; cap. XIX, v. 26 et 27. (N.d.A.)
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