Dans les quarante ans de ma vie de
philosophe, j'ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ
avec le Cogito ergo sum (1) de Descartes. J’ai dû aussi énoncer moi-même cette
leçon initiale. Dans l’ordre des pensées, c’est une devise si claire !
Mais n’en dérangerait-on pas le dogmatisme si l’on demandait au rêveur s’il est
bien sûr d’être l’être qui rêve son rêve ? Une telle question ne troublait
guère un Descartes. Pour lui, penser, vouloir, aimer, rêver, c’est toujours une
activité de son esprit. Il était sûr, l’heureux homme, que c’était lui, bien
lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui
traverse les folies de la nuit, est-il sûr d’être lui-même ? Quant à nous,
nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l’analyse des rêves de la
nuit. Et c’est ainsi que nous sommes arrivés à cette distinction un peu
sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne
peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au
contraire, le rêveur de la rêverie garde assez de conscience pour dire :
c’est moi qui rêve la rêverie, c’est moi qui suis heureux du loisir où je n’ai
plus la tâche de penser.
Gaston Bachelard,
La Poétique de la rêverie (1960), P.U.F., 4ème édition, 1968, p.20.
(1)
Je pense donc je suis.
Il est des philosophes qui imaginent que
nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons
notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que
nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration,
de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte, la
passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne
la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir
qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en
trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne
peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients,
et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons (…). Pour moi,
quand je pénètre plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe
toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de
froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je
ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et
je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes
perceptions sont absentes pour quelques temps, quand je dors profondément, par
exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut
dire à juste titre que je n’existe pas.
David Hume,
Traité de la nature humaine (1739)
Pour ce qui est de la superstition des
logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits
superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se
présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ;
de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je »
est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que
ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà,
pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en
tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque
chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose »
contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus
lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale :
« Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit,
par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que
l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une
particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des
esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de
matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se
passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je »
du passé.
Nietzsche, Par delà le
bien et le mal (1886).
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