Chacun a assisté à ses dialogues de sourds où les interlocuteurs se jettent au visage leurs idées, chacun étant convaincu d’avoir raison. La conviction d’avoir raison fait-elle obstacle au dialogue ?
On pourrait penser que la conviction d’avoir raison, c’est-à-dire l’idée selon laquelle nous pensons être dans le vrai, fait obstacle au dialogue, c’est-à-dire l’empêche, dans la mesure où il n’y a pas vraiment d’échange d’idées comme le terme de dialogue semble l’impliquer.
Cependant, l’absence totale de thèses, semble rendre impossible la volonté d’échanger quoi que ce soit par des mots, en quoi paraît consister le dialogue au sens large, de sorte que la conviction d’avoir raison ne paraît pas devoir faire obstacle au dialogue.
On peut donc se demander s’il est possible de penser que la conviction d’avoir raison ne fait pas obstacle au dialogue.
La simple croyance n’est-elle pas un obstacle au dialogue ? Est-ce la cas de la connaissance ? Ou bien est-ce le cas de la connaissance hypothétique ?
La conviction d’avoir raison peut être une simple croyance, c’est-à-dire tenir pour vraie une proposition qui peut être vraie ou fausse. Elle peut alors soit provenir des sentiments du sujet, soit des mœurs et des croyances communes, bref, de sa culture. Par exemple, l’amoureux convaincu d’être trompé comme Swann dans Du côté de chez Swann (1913) de Proust (1871-1922) est persuadé qu’Odette le trompe, quoi qu’elle fasse. Ou encore, il peut avoir la conviction qu’un homme doit pouvoir épouser plusieurs femmes. La croyance n’est pas alors réfléchie. Il est clair qu’elle n’interdit pas de discuter comme le montrent nombre de débats, mais permet-elle de dialoguer ? C’est qu’on doit entendre par dialogue non pas tout échange de propos, mais un échange qui passe par des questions et des réponses en vue d’arriver à se faire une idée à propos d’une question qui se pose. Le dialogue implique d’abord la différence de points de vue. Ainsi il s’instaurera si chacun des participants soutient une thèse différente. Mais si leur but est simplement d’affirmer leur thèse, il n’y a pas de dialogue. L’intérêt du pseudo dialogue est plutôt de persuader les auditeurs comme on le voit dans les débats politiques.
Aussi, la conviction d’avoir raison paraît bien un obstacle au dialogue puisqu’elle conduit à refuser de modifier son point de vue. Dans le Gorgias, Platon montre ainsi en Calliclès, un personnage fictif, un tel refus du dialogue au nom d’une conviction. Représentant un jeune athénien imbu de rhétorique et adversaire de la philosophie, il tente de persuader Socrate de la supériorité de la première sur la seconde. Il échoue. Réfutée à plusieurs reprises, il abandonne le dialogue, se contentant de répondre « oui » aux questions de Socrate sans y adhérer et laissant ce dernier dans une sorte de monologue. Sa conviction d’avoir raison le rend sourd à toute tentative de réfutation. Elle le conduit surtout à abandonner le dialogue.
C’est que pour vraiment dialoguer, il faut être prêt à changer de thèse, de sorte qu’on ne peut avoir la conviction d’avoir raison. En effet, dans ce dernier cas, on ne dialogue pas authentiquement. On prêche, on exhorte. C’est ce que fait Pascal dans les Pensées, brouillon de son “Apologie de la religion chrétienne” qu’il n’a jamais finie. Il visait à montrer la vérité de la religion chrétienne à ceux qui n’y croyaient pas – les libertins au sens du XVII°, c’est-à-dire ceux qui se libèrent des dogmes religieux. À l’inverse, Platon dans nombre de ses dialogues, finit par une conclusion ouverte qui montre qu’il faut chercher la vérité. Lorsque chacun a la conviction d’avoir raison, on bavarde tout au plus, c’est-à-dire qu’on rassemble pèle mêle tout ce qui paraît aller dans le sens de sa thèse. C’est la raison pour laquelle certaines conversations font figure de monologues ou tout au moins de dialogues de sourds.
Toutefois, la conviction d’avoir raison n’est pas seulement la simple croyance. Elle peut avoir pour source un examen sérieux, la recherche de preuve, bref, être réfléchie. Dans ce cas, loin d’être un obstacle au dialogue, ne le présuppose-t-elle pas bien plutôt ? Ou bien la recherche de preuves ne doit-elle pas être la condition même du dialogue et donc exclure la conviction d’avoir raison ?
La conviction d’avoir raison peut s’appuyer non pas sur la simple croyance, mais sur les preuves que l’on a sur le sujet. Or, les preuves elles-mêmes ou ne sont pas prouvées ou le sont par d’autres preuves qui elles-mêmes ne peuvent pas être prouvées, sans quoi on tomberait dans une régression infinie. On peut donc avec les sceptiques contester l’idée même de preuve. Cela montre alors que l’homme qui a la conviction d’avoir raison parce qu’il pense avoir des preuves est finalement dans la même position que celui qui croit simplement. C’est que dans le fond, l’usage de la raison lui-même repose sur la croyance ou pour le dire avec Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » (Pensées, Lafuma, 423, Brunschvicg 277). La différence, c’est que celui dont la conviction s’appuie sur des preuves avancera en faveur de sa thèse ce qu’il tient pour des preuves sans remettre en cause les principes auxquels ils adhèrent. Ceux-là demeurent comme la condition de toute discussion. Il ne peut donc fondamentalement changer d’avis.
C’est pourquoi la conviction d’avoir raisons au sens d’avoir des preuves de ce qu’on tient pour vrai, fait bien obstacle au dialogue. En effet, avoir des preuves constitue la conviction d’avoir raison au sens où les preuves constituent les raisons de tenir pour vraie une proposition. La thèse que l’on soutient paraît alors inébranlable, surtout si elle repose sur des présupposés qui sont comme des croyances. Et on peut penser avec Wittgenstein qu’il est impossible même au savant de ne pas avoir de croyance. Plus précisément, comme il le dit au § 253 d’un ouvrage posthume De la certitude : « Au fondement de la croyance bien fondée est une croyance non fondée. » Ainsi Galilée (1564-1642) avait la conviction d’avoir raison lorsqu’il pensait que la Terre tourne autour du Soleil de façon circulaire. Car pour lui, comme pour de nombreux anciens, le mouvement circulaire était le mouvement par excellence. Aussi n’a-t-il pas eu de vrai dialogue avec Kepler (1571-1630) qui lui avait communiqué ses résultats. Car son héliocentrisme contredit la première loi de ce dernier selon laquelle les planètes tournent de façon elliptique autour du Soleil qui n’est pas au centre mais sur un des foyers de l’ellipse (qui en a deux). Convaincu que le mouvement planétaire ne pouvait qu’être circulaire, il ne pouvait entendre un autre point de vue.
En effet, le dialogue implique non seulement de donner des raisons en quoi il se distingue du simple bavardage, mais il exige que chacun soit prêt à changer de point de vue si les raisons de l’autre sont meilleures. Or, pour entendre les raisons de l’autre, il n’est pas possible d’être convaincu d’avoir raison au sens où on considère que les preuves que l’on possède sont valables dans la mesure où on laisse dans l’obscurité pour soi ou pour les autres, ce sur quoi elles sont fondées. On le voit dans les disputes qui opposent Sganarelle et Dom Juan, le personnage éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673) sur la question de la religion comme dans la scène 1 de l’acte III où Sganarelle donne dans le désordre ses raisons à Dom Juan après qu’il lui a dit ne croire que « deux et deux sont quatre (…) et que quatre et quatre sont huit » – formule de l’athéisme.
Toutefois, dans la mesure où on recherche des preuves, on ne peut pas ne pas remettre en cause les croyances ou idées toutes faites. Dès lors, la conviction qui en résulte ne peut-elle pas être remise en cause à travers le dialogue ?
La conviction d’avoir raison peut s’appuyer sur des preuves révocables. Telle est l’attitude du savant comme Claude Bernard (1813-1878) dans l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) l’a soutenu. Le savant accepte des théories étant données certaines expériences sur lesquelles il s’appuie. Il doute des mêmes théories en sachant justement qu’elles peuvent être remises en cause par d’autres expériences. De même, le mathématicien peut accepter que les axiomes ne se distinguent pas des postulats, c’est-à-dire qu’il les considère comme de simples propositions admises dont on ne sait si elles sont vraies ou fausses. Aussi les démonstrations qu’elles rendent possibles ne sont vraies que relativement aux points de départ admis. Il est donc possible de les modifier. En ce sens, qui cherche des preuves ou à démontrer se retrouve donc dans un doute relatif qui ouvre à la possibilité du dialogue.
Le dialogue s’ouvre alors sur sa véritable fonction, à savoir la quête du savoir. Non pas au sens des sceptiques qui ont des arguments tout prêts pour réfuter toute possibilité de connaissance tout en n’ayant en principe aucune conviction. Il s’agit donc non pas d’une conviction pensée comme irréfutable, mais d’une conviction qui a besoin du dialogue, y compris avec les sceptiques, pour se nourrir. Si elle ne fait pas obstacle au dialogue, c’est précisément à cause de son caractère révocable.
Une telle conviction prête à s’échanger pour une conviction meilleure sur le chemin de la vérité, loin de faire obstacle au dialogue le rend, au contraire, possible. C’est qu’en effet, pour que le dialogue soit possible, il faut non seulement que la vérité apparaisse comme un objet légitime de recherche, mais qu’on puisse considérer que certaines thèses s’en approchent. On peut tout au moins considérer un tel progrès comme possible en ce sens qu’on voit dans les vérités provisoires, des erreurs rectifiées pour parler comme le Bachelard de la Formation de l’esprit scientifique (« pas de vérité sans erreur rectifiée » chapitre XII Objectivité scientifique et psychanalyse). Autrement dit, la conviction d’avoir raison sans qu’elle soit définitive est ce qui amène à chercher le dialogue, c’est-à-dire la confrontation pour savoir si ce qu’on pense mérite d’être pensé. C’est ainsi que Socrate, après que l’oracle de Delphes l’a déclaré l’homme le plus sage, se retrouve devant une énigme. Comment lui qui ne pense pas être sage pourrait-il l’être ? Comment pourrait-il ne pas l’être puisque le Dieu ne peut mentir ? Il se demande alors quel est le sens de la parole du Dieu. C’est en dialoguant avec ceux qui passent pour sages que Socrate découvre progressivement la valeur de sa docte ignorance selon le récit qu’en fait Platon dans l’Apologie de Socrate. Il avait bien la conviction d’avoir raison sur ce que l’oracle lui disait ou sur ce qu’il pensait de lui, mais il était prêt à le remettre en cause.
Disons donc enfin que le problème était de savoir s’il est possible que la conviction d’avoir raison ne fasse pas obstacle au dialogue dans la mesure où elle paraît impliquer l’impossibilité de changer de points de vue. Aussi a-t-on vu que, tant qu’elle est croyance ou encore certitude d’avoir des preuves qui reposent sur des fondements indiscutables, la conviction d’avoir raison ne conduit au mieux qu’au dialogue de sourds. C’est uniquement à la condition que la conviction d’avoir raison implique qu’elle soit révocable dans la mesure où elle se pense comme une étape en vue d’atteindre la vérité que non seulement elle ne fait pas obstacle au dialogue, mais même qu’elle le rend possible en tant qu’instrument pour atteindre le savoir.
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