lundi 23 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : La connaissance de soi est-elle plus facile que la connaissance des choses ?

On attribue à Thalès l’inscription sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes de la prescription « connais-toi toi-même » (cf. Diogène Laërce [III° ap. J.-C.], Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre premier, Thalès). On lui attribue aussi l’idée selon laquelle c’est la connaissance de soi qui est la plus difficile (ibid.). Comment la connaissance de soi pourrait-elle être plus facile que la connaissance des choses ?
Chacun est plus proche de lui-même que de tout autre chose de sorte que la connaissance de soi paraît plus facile que la connaissance des choses. En effet, ne me suffit-il pas que je prenne conscience de mes intentions pour savoir tout ce qui me concerne ? N’est-ce pas moi qui me définis par mes actes, mes choix ? À l’inverse, les choses me sont d’abord inconnues et il me faut chercher à déterminer ce qu’elles sont.
Toutefois, lorsque je prétends me connaître, je suis juge et partie alors qu’avec les choses je ne peux qu’être impartial.
On peut donc se demander s’il est possible de penser que la connaissance de soi est plus facile que celles des choses, autrement dit, si on peut les mettre sur le même plan.
La connaissance de soi précède celle des choses et est plus facile en cela, mais le soi paraît comme une chose et exige la même démarche qu’elles, voire, il exige pour fixer l’aventure qu’il est, le rapport aux autres que les choses n’exigent pas en quoi il n’est pas du tout plus facile de se connaître que de connaître les choses.


La connaissance de soi est différente de la connaissance des choses en tant qu’elle est première alors que celle-ci est toujours seconde. De tout ce qui existe comme Descartes l’a montré, le sujet est ce qui est connu en premier, puisque je puis douter de tout ce qui existe mais non de moi qui en doute. « Je pense donc je suis » (Descartes, Discours de la méthode, IV° partie ; Principes de la philosophie, première partie, art. 7) ou « je suis, j’existe » (Méditations métaphysiques, méditation seconde). La connaissance de soi est donc plus facile que celle des choses en ce sens que la première est indépendante de la seconde et non l’inverse. Et lorsque je cherche à me connaître, je puis douter que j’ai un corps mais non que je suis une « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser » (Discours de la méthode, IV° partie) autrement dit, une « chose qui pense » (Méditations métaphysiques, méditation seconde). Alors que les choses extérieures à moi, si par là on entend des corps sont plus difficiles à connaître parce que je ne peux les atteindre qu’en testant des hypothèses sans être jamais absolument sûr que la preuve découverte est définitive. Il faut comme le soutient Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique (1938) être capable de poser des problèmes sans quoi on en reste à des opinions qui font obstacle à la connaissance des choses. Or, comment alors se connaît-on par différence avec les choses ?
En effet, pour me connaître, il me faut réfléchir pour déterminer ce que j’ai fait. Alors que pour connaître les choses, je ne dois pas réfléchir à ce que je fais ou non, mais à quelle hypothèse est la meilleure et comment la tester. Par la réflexion, je m’atteins directement alors qu’elle ne me permet pas d’atteindre directement les choses. Ainsi on peut avec Alain dans ses Définitions (posthume, 1953) souscrire au jugement de Rousseau selon lequel « la conscience ne trompe jamais » (Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762), livre IV « Profession du vicaire savoyard »). Il suffit que le sujet réfléchisse pour savoir ce qu’il est car la conscience est moins un être qu’un acte, c’est-à-dire que le sujet est ce qu’il fait. Si je suis lâche, c’est-à-dire si j’ai l’intention de fuir le danger plutôt que de l’affronter, voire en différant cet affrontement comme Horace dans le combat contre les Curiace (cf. Tite Live, Histoire romaine et Corneille, Horace), il me suffit de vouloir le savoir. Lorsqu’il s’agit de connaître les choses, non seulement il faut réfléchir, mais il faut encore trouver les preuves qui valident les hypothèses. Par exemple, Strabon (64 av. J.-C.-21 ou 25 ap. J.-C.) dans sa Géographie imagine l’observation d’un bateau arrivant à l’horizon comme test de la sphéricité de la Terre dans la mesure où on voit d’abord le haut du mât puis le reste du bateau apparaissant progressivement, la vision du bateau variant en fonction de l’altitude où se trouve l’observateur sur le rivage.

Cependant, si la conscience suffisait pour se connaître, nul ne se méconnaîtrait. Mieux, nul ne serait dans l’erreur. Prétendre qu’il suffit de vouloir pour se connaître, c’est tomber dans une difficulté insurmontable car comment pourrais-je vouloir sans être conscient et comment alors faire de la volonté la condition pour se connaître ? Dès lors, ne peut-on pas penser que la connaissance de soi n’est pas plus facile que la connaissance des choses parce qu’elles sont toutes deux difficiles ?


Le sujet se connaît parce qu’il ne peut se mettre en doute, mais ce qu’il connaît, c’est seulement son existence et au moment même où il se saisit dans l’expérience du cogito. Le reste du temps, il connaît tout aussi bien l’existence des choses. En fait par la conscience, le sujet saisit un objet qui lui demeure inconnu. Descartes lui-même pose bien la question de savoir qui il est une fois qu’il sait qu’il est. Répondre par le fait d’être conscient ne suffit pas pour caractériser le sujet, autrement dit pour prétendre le connaître de même qu’il ne suffit pas de savoir qu’une pomme est, pour savoir qu’elle est comestible ou qu’elle peut tomber. En effet, le moi est pour la conscience un objet, certes différent parce qu’il paraît toujours présent à la différence des autres objets, mais c’est bien un objet inconnu. C’est en ce sens qu’on peut reprendre le mot de Rimbaud (1854-1891) : « je est un autre » (Lettres du voyant, lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871 et lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871). En effet, la conscience lorsqu’elle se retourne sur elle-même trouve un objet qui lui est extérieur en la figure du moi avec toutes ses déterminations. De ce point de vue, le moi n’est pas différent de toutes les autres choses, si on entend seulement par là tout ce qui existe et est objet pour la conscience. Dès lors, par quoi passe la connaissance de soi qui l’égale à la connaissance des choses ?
En effet, la connaissance de soi ne peut passer par la seule réflexion. Elle passe également par l’examen des œuvres du sujet. C’est que la réflexion est illusoire puisque le sujet ne peut se diviser en deux pour s’observer comme Comte l’a montré. Il ne le peut lorsqu’il est passionné puisque la passion modifie sa représentation des choses et de lui-même. Il l’est encore moins lorsqu’il doit à la fois réfléchir et observer ce qu’il fait lorsqu’il réfléchit (cf. Cours de philosophie positive (1830), première leçon). Il lui faut donc émettre des hypothèses sur lui-même comme il le fait pour les choses. Et de ce point de vue, il doit prendre les actes humains comme des faits comme les autres. C’est pourquoi Durkheim a pu dire qu’il faut traiter les faits sociaux comme des choses dans ses Règles de la méthode sociologiques (1895). Aussi, lorsqu’il s’agit de se connaître comme sujet moral, la conscience n’est pas suffisante (cf. De la division du travail social, 1893, Conclusion). Ainsi, la connaissance de soi n’est pas plus facile que celle des choses parce que justement, elle est de même nature.

Néanmoins, alors qu’une chose reste égale à elle-même, le sujet paraît susceptible de variations qu’il semble impossible de ranger simplement sous des lois. Tout se passe comme si la vie du sujet était plutôt une aventure – même peu aventureuse – qu’un relevé de faits toujours identiques. Ne faut-il pas alors penser que si la connaissance de soi n’est pas plus facile que celle des choses, c’est parce que le « soi » n’est pas une chose comme une autre ?


Le sujet n’est rien d’autre qu’une série d’actes de consciences. Aussi, chacun de ses actes sert à le définir jusqu’au moment même. Mais ce qui ne se définit pas, c’est ce qu’il est, du moins tant qu’il peut dévier d’une trajectoire donnée. Qui aurait examiné Jean Genet (1910-1986) durant son adolescence de jeune voyou, voleur et prostitué, en maison de redressement ou en fugue, n’aurait pas deviné l’écrivain qu’il devint. C’est ainsi qu’on peut comprendre le mot de Thalès pour qui la connaissance de soi est la plus difficile. Alors que les choses restent stables, identiques à elles-mêmes, le sujet ne peut savoir ce qu’il deviendra. Il est plutôt une histoire de sorte qu’il est plus difficile à connaître que les choses. En effet, l’identité des choses fait que la connaissance des lois des phénomènes, c’est-à-dire « leurs relations invariables de succession et de similitude » pour les définir comme Auguste Comte dans le Cours de philosophie positive (1830, première leçon), suffit à les connaître. Une fois connues les qualités nutritives de la pomme ou sa vitesse de chute, je sais tout ce qu’il y a à savoir sur la pomme. Qu’est-ce donc qui fait la différence entre la connaissance de soi et celle des choses ?
Elle passe par la médiation de l’autre comme le montre Socrate. Lorsqu’il apprend que l’oracle de Delphes à la question de son ami Chéréphon, à savoir, s’il y a un homme plus sage que lui, a répondu négativement, va dialoguer avec les supposés sages. En effet, Socrate est bien conscient de ne pas être sage, mais il a aussi conscience que le Dieu ne peut mentir. Devant cette contradiction, il va donc chercher à déterminer ce qu’il en est. Après qu’il a découvert que nul n’était plus sage que lui, au contraire, qu’il l’était parce qu’il était conscient de son ignorance, il ne s’arrête pas d’interroger les autres, seule façon de savoir ce qu’il en est de son propre savoir (cf. Platon, Apologie de Socrate). Autrement dit, la connaissance de soi passe par l’épreuve avec les autres et non simplement dans l’image qu’ils ont de nous qui peut toujours être fautive. Pour les choses, il faut bien les interroger, mais non pas pour se connaître, mais pour les connaître. Le savant teste ses hypothèses et apprend de l’expérience si elles sont vraies ou fausses. Par là, il n’apprend rien sur lui-même. Par contre, pour se connaître comme savant, il lui faut interroger les œuvres des savants, condition comme Comte l’avait vu, pour connaître l’esprit humain.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir la connaissance de soi est plus facile que celle des choses. Ce qui donne cette impression, c’est que l’existence du sujet paraît précéder la connaissance des choses dans l’expérience cartésienne du cogito. Or, le moi ou le soi qui fait l’identité du sujet ne se laisse pas simplement saisir par la réflexion. Il exige au minimum comme les choses une recherche. Et comme ce qui fait sa singularité est d’être moins une identité stable qu’une aventure, il ne peut être connu que dans la confrontation avec les autres alors que les choses peuvent être connues en testant des hypothèses. C’est ce qui fait que la connaissance de soi n’est pas plus facile que celle des choses parce qu’elle est en réalité, plus difficile.

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