On oppose souvent le savant ou le philosophe à l’homme qui croit, voire au crédule, c’est-à-dire à celui qui croit tout ce qu’il entend. On laisse entendre que les premiers ne croient en rien. Est-ce possible ?
Dans la mesure où croire, c’est accepter comme vraies des idées qu’on n’examine pas, il paraît possible de ne croire en rien si on décide de tout examiner et donc de tout rejeter de ce qui n’a pas été prouvé.
Toutefois, si on ne croit en rien, il paraît non moins impossible d’examiner quoi que ce soit. Car, il paraît impossible sans rien admettre de commencer à chercher quoi que ce soit.
Dès lors, on peut se demander s’il est possible et comment de ne croire en rien.
Croire en rien, c’est penser, mais penser exige des croyances communes ou plutôt penser est possible sur la base d’hypothèses.
Ne croire en rien ne signifie pas ne pas avoir de religion comme on le croit souvent. En effet, celui qui ne croire en rien a une façon de croire, mais simplement négative. C’est pourquoi l’athée au sens ordinaire croit. Il croit qu’il n’existe aucun Dieu. Il le croit mais ne le sait pas puisqu’il faudrait pour cela qu’il démontrât l’impossibilité de l’existence de Dieu. Ne croire en rien signifie n’avoir confiance en rien et donc doit impliquer de ne pas même avoir confiance en soi. Or, pour cela, il suffit apparemment de penser, c’est-à-dire d’examiner. Ainsi Socrate selon l’Apologie que lui a consacré Platon, lorsqu’il apprend de l’oracle d’Apollon à Delphes, qu’il est l’homme le plus sage ou le plus savant, ne croit pas simplement l’oracle, comme un religieux le ferait, qui entend la voix de son Dieu ou a confiance dans la parole qu’il a révélée à un autre. Socrate s’interroge lui qui pense ne pas être sage et qui pense aussi que le Dieu ne peut mentir. Il va tenter de résoudre cette contradiction en interrogeant ceux qui passent pour savoir. Loin de leur faire confiance, il cherche plutôt à les prendre en défaut. Loin d’avoir confiance en lui-même, il cherche à être pris en défaut. C’est à cette condition qu’il est possible de ne croire en rien. Cette absence de foi n’est-elle pas préjudiciable et par là-même impossible ?
En réalité, ne croire en rien n’est pas se défier au sens de croire en la méchanceté des autres. Il s’agit simplement de les examiner. Lorsque Socrate estime que son interlocuteur croit savoir ce qu’il ne sait pas, il essaye de lui montrer son ignorance. En cela, il lui permet d’accéder à la condition qui permet de rechercher la vérité. Ce n’est donc pas en se faisant des illusions sur autrui, mais dans une relation véridique, qu’il est possible d’avoir de bonnes relations avec lui. La confiance du crédule comme la méfiance du misanthrope sont des formes de croyances. L’incrédulité quant à elle permet seule de prendre la véritable mesure des autres hommes qu’elles considèrent plutôt comme des ignorants que comme des diables.
Néanmoins, qui examine ne peut examiner ce par quoi il examine, sans quoi il tomberait dans une régression infinie. Dès lors, il paraît logiquement impossible de ne croire en rien en examinant tout, puisque tout examen repose sur des idées qu’on n’examine pas. Ne doit-on pas penser que croire en rien est rigoureusement impossible ?
On peut considérer avec Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (1835 ; 1840), qu’aucun chercheur, qu’aucun homme ne peut chercher quoi que ce soit sans se baser sur des croyances communes. Il ne pourrait, seul, aller guère loin, c’est-à-dire qu’il lui faudrait toujours tout reprendre depuis le début. Il est donc nécessaire d’accepter certaines croyances sans les discuter. Il est impossible à proprement parler de ne croire en rien. Ce serait imiter les sceptiques qui selon Descartes dans le Discours de la méthode (1637) « ne doutent que pour douter » (AT, VI, 29). Or, il est clair qu’une telle attitude paraît absurde s’il est vrai que le doute ou l’examen doit permettre de découvrir la vérité et non d’en rester à l’incertitude.
Et il est encore plus évident que dans les relations humaines, il faut avoir foi en l’autre, ce qui ne veut pas dire crédule. Lorsque Anselme, dans une nouvelle insérée dans le Don Quichotte (1605, chapitres 33 et 34) de Cervantès (1547-1616) demande à son ami Lothaire de tester la fidélité de son épouse, Camille, il montre qu’il ne fait pas confiance à cette dernière. Le résultat est que Lothaire finira par la séduire et à tromper son ami. Sans cette recherche de preuves, il ne se serait rien passé. Et cette confiance est celle qui implique la nécessité de croyances communes qui permettent l’action commune donc la société, voire sa prospérité. C’est pourquoi Tocqueville considérait comme essentiel que l’homme adopte des croyances dogmatiques dans De la démocratie en Amérique (1840). Elles sont la condition de la vie sociale sans quoi il n’est même aucune recherche scientifique possible.
Cependant, accepter des croyances communes, voire des croyances dogmatiques, c’est-à-dire des croyances qu’on ne discute pas et qu’on admet de confiance, c’est finalement refuser d’user de sa raison, c’est-à-dire déchoir de sa condition d’homme. Dès lors, n’y a-t-il pas un sens à l’idée de ne croire en rien ?
Pour ne croire en rien, nul besoin de tout remettre en cause constamment, c’est-à-dire d’être sceptique. Il suffit de remplacer les croyances par quelque chose qui peut jouer le rôle de ce qu’on accepte : il s’agit des hypothèses. Comprenons par-là que ce qu’on n’interroge pas, on peut ne le tenir ni pour vrai ni pour faux. C’est ainsi que les théories admises par les savants forment pour eux des hypothèses qui peuvent d’ailleurs être abandonnées. C’est ainsi que Claude Bernard (1813-1878) relate dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865) qu’il avait d’abord admis que le sucre provenait chez les animaux de leur alimentation. Ce sont des expériences qui l’ont amené à découvrir qu’il y avait une fabrication endogène de sucre qu’il situait dans le foie. Aussi ayant pris le foie d’un chien puis l’avoir lavé de sorte qu’il n’y ait plus de sucre, il constate 24 h après qu’il y en a. Il nomme cette substance le glycogène. Or, peut-on ne pas avoir foi en autrui ?
Disons qu’il faut alors considérer plutôt la relation à autrui comme un pari. La confiance, non moins que la défiance, peut toujours être mise à mal. Il s’agit donc, non pas de faire confiance à autrui, mais de parier sur autrui, c’est-à-dire savoir que nous pouvons être pris en défaut par l’autre. On peut ainsi comparer la relation à autrui à une sorte de jeu. La vie sociale a comme le jeu des règles. Et on parie sur le fait que les autres joueront selon les règles. Ainsi le conducteur d’une voiture parie que les autres conducteurs rouleront à droite, mettront leur clignotant, etc., il n’en reste pas moins sur ses gardes. Ainsi, là encore, chacun fait l’hypothèse que l’autre ne va pas le tromper tout en sachant qu’il peut le faire. L’expérience le montre assez. Ne croire en rien au sens de ne croire en personne n’empêche donc pas les relations sociales, mais empêche d’être la dupe des autres.
Disons en guise de conclusion que le problème était de savoir s’il est possible et comment de ne croire en rien. Il semblait dans un premier temps qu’il fallait pour cela tout examiner à l’instar de Socrate. Cependant, il est non moins clair qu’il faut bien des bases sur lesquelles s’appuyer qui semblent être des croyances, voire qui impliquent la confiance en autrui. Cependant, ne croire en rien est bien possible, voire souhaitable, dans la mesure où on peut s’appuyer sur des hypothèses, non seulement dans les sciences, mais également sur autrui. On parie donc et l’expérience nous permet de savoir si notre pari est ou non couronné de succès.
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