Sujet
Expliquer le texte suivant :
Si, comme je le crois, les sentiments moraux ne sont pas innés, mais acquis, ils n’en sont pas moins, pour cela, naturels. Il est naturel à l’homme de parler, de raisonner, de bâtir des villes, de cultiver le sol, quoique ce soient là des facultés acquises. Les sentiments moraux, à la vérité, ne font pas partie de notre nature, si on entend par là qu’ils devraient être présents chez nous tous, à un degré appréciable quelconque ; fait regrettable, sans doute, et reconnu par ceux qui croient le plus fortement à l’origine transcendante de ces sentiments. Cependant, comme les autres aptitudes acquises, la faculté morale, si elle ne fait pas partie de notre nature, s’y développe naturellement ; comme les autres facultés, elle est capable de prendre naissance spontanément, et, très faible au début, elle peut être portée par la culture à un haut degré de développement. Malheureusement aussi, en recourant autant qu’il est nécessaire aux sanctions extérieures et en utilisant l’influence des premières impressions, on peut la développer dans n’importe quelle direction, ou presque ; en sorte qu’il n’y a guère d’idée, si absurde ou si malfaisante qu’elle soit, qu’on ne puisse imposer à l’esprit humain en lui donnant, par le jeu de ces influences, toute l’autorité de la conscience.
John Stuart Mill, De l’Utilitarisme, 1861
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
Une tradition ancienne qui remonte au moins aux sophistes dans l’Antiquité fait de la morale une pure convention à cause de la diversité qu’elle semble présenter : ce qui est moral dans un pays ou dans un temps ne l’est pas dans un autre. Une tradition guère moins ancienne considère au contraire que la morale est naturelle en ce sens qu’il n’y a qu’une morale qui est valable pour tous les hommes. Naturelle ou conventionnelle la morale ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de De l’Utilitarisme de John Stuart Mill paru en 1861.
Le philosophe soutient à la fois que la morale est naturelle, mais qu’elle doit s’acquérir, ce qui peut être bien ou mal fait.
Après avoir montré que la morale est naturelle tout en étant acquise et comment la culture permet de la développer, il explique comment il est possible à une fausse morale de passer pour la vraie.
Mill commence par énoncer une thèse qui peut paraître paradoxale, à savoir que d’une part, les sentiments moraux, c’est-à-dire le plaisir et la peine qui résultent de situations morales, par exemple le remords ou la bonne conscience, ne sont pas innés mais acquis, donc résulte d’un apprentissage ou d’une éducation, mais que d’autre part, ils sont naturels. Il n’identifie donc pas le naturel à l’inné : là se situe le paradoxe. En effet, on a tendance à penser habituellement que seul ce qui est inné en l’homme, c’est-à-dire ce qui lui appartient dès la naissance, est naturel. Tout ce qui est acquis est considéré comme culturel, c’est-à-dire qu’on l’oppose à la nature auquel elle se surajouterait. Que signifie donc naturels ici ?
Ce qui l’explique, c’est l’analogie avec d’autres facultés que Mill considère comme naturelles en concédant qu’elles soient acquises, à savoir parler, raisonner, bâtir des villes, cultiver le sol. On peut comprendre que tous les hommes parlent, raisonnent, peuvent bâtir des villes ou cultiver le sol même si ces deux dernières activités sont inconnues de certains hommes – et nous le savons maintenant, pour la plus grande partie des hommes de la préhistoire. C’est donc l’universalité qui fait le naturel en l’homme. Mais c’est une universalité potentielle et non actuelle sans quoi bâtir des villes ou cultiver le sol ne pourraient être considérés comme naturels. Or, si on prend le cas de la faculté de parler, force est de constater qu’il y a des langues très différentes de sorte que la parole n’est pas la même selon les temps et les lieux. Dès lors, l’analogie avec la morale signifierait seulement que ce qui est naturel, c’est d’avoir des sentiments moraux, mais qu’ils pourraient être divers, voire opposés. Autrement dit, Mill soutiendrait un relativisme moral. Ou bien faut-il comprendre que les sentiments moraux ne sont pas variables et qu’ils sont naturels au sens d’universels ?
Dans un premier temps, Mill semble soutenir que les sentiments moraux ne sont pas naturels. Mais, il s’agit en fait d’une thèse rapportée et acceptée à une condition. Il faut alors considérer que naturels signifie innés. Dans cette hypothèse, il faudrait que les sentiments moraux se trouvassent avec le même degré chez tous les hommes pour qu’ils fussent naturels. Et bien sûr, il ne pourrait s’agir que des mêmes sentiments moraux pour tous les hommes. Pour prouver que ce n’est pas le cas, Mill avance que les partisans d’une morale transcendante, autrement dit, qui soutiennent que les sentiments moraux sont donnés par une entité au-delà de l’expérience, Dieu par exemple, reconnaissent eux-mêmes que les sentiments moraux ne se trouvent pas au même degré chez tous les hommes.
Or, si les sentiments moraux apparaissent acquis, voire relatifs, que peut bien signifier la thèse de Mill qu’ils sont malgré cela naturels ? Ne faut-il pas alors qu’ils ne soient absolument pas relatifs ? Comment penser que les sentiments moraux soient acquis et qu’ils soient les mêmes chez tous les hommes ?
Mill reprend l’analogie qu’il avait faite entre les sentiments moraux et des aptitudes acquises. S’il admet qu’elles ne font pas partie de notre nature au sens où elles seraient innées, il considère qu’elles se développent naturellement, ce qu’il applique à la faculté morale, ce qu’il faut entendre comme capacité à éprouver des sentiments moraux. Si l’on reprend l’aptitude à parler, il faut comprendre qu’il est naturel que l’homme apprenne à parler, quelle que soit la langue. De même, il est naturel qu’il ait des sentiments moraux. Reste que l’analogie de permet pas de savoir si ces sentiments moraux sont universels, c’est-à-dire si la satisfaction ou l’insatisfaction sont liées aux mêmes actions.
Mill décrit rapidement le processus du développement des sentiments qui forment la faculté morale. Il pose d’abord que la faculté morale apparaît spontanément. C’est donc dire qu’elle n’est pas l’effet d’un apprentissage. C’est sa naturalité. Mais, dans un premier temps, la faculté morale est très faible. Autrement dit, le sujet a une aptitude à éprouver des sentiments moraux qui est peu développée de sorte qu’elle peut pratiquement passer inaperçue, si d’autres facultés se montrent. On peut alors comprendre comment il serait possible de ne pas voir sa naturalité. Mais cette naissance spontanée et cette faiblesse des débuts ne suffisent pas. Encore faut-il que quelque chose fasse se développer la faculté morale.
Mill évoque alors le rôle de la culture : elle peut, selon lui, conduire la faculté morale à un haut degré de développement. Culture signifie ici éducation et non traditions variables. En effet, Mill parle d’abord de « la » culture au singulier avec un article défini et non “des” cultures ou d’“une” culture. Ensuite, si la faculté morale naît spontanément, il est clair qu’elle est indépendante des cultures au sens des traditions qui se transmettent et qui sont variables. Même la parole comme faculté acquise et naturelle se transmet par l’éducation, puisqu’il s’agit de développer une faculté qui est bien spontanée dans la mesure où on ne peut la créer de toutes pièces. C’est la raison pour laquelle on ne peut apprendre de la même façon à parler à d’autres vivants.
Toutefois, si la faculté morale qui nous permet d’avoir des sentiments moraux se développe grâce à la culture sur la base d’un donné naturel, il ne devrait pas y avoir de diversité morale. Dès lors, comment penser que les sentiments moraux sont naturels alors qu’ils sont divers ?
En effet, Mill précise comment opère la culture en exprimant un regret comme l’indique le terme « Malheureusement ». Ce sont les sanctions extérieures et les premières impressions qui font la culture des sentiments moraux. Par sanctions extérieures, il faut entendre bien évidemment les punitions qu’on utilise dans l’éducation, mais également les récompenses, car « sanctions » n’a pas un sens seulement négatif. Or, en attachant une sanction, quelle qu’elle soit, à un acte, on associe donc un sentiment de plaisir ou de peine à cet acte. C’est ainsi que les sentiments moraux peuvent se renforcer, voire se développer. Quant aux premières impressions, ce sont celles de la prime enfance, qui lient certaines idées ou actes, avec certains sentiments. D’où vient donc le regret ?
Mill soutient que la direction que donne la culture est indifférente. Autrement dit, les sanctions peuvent être associées à des actes qui sont morals, mais également à des actes immoraux. Dans le premier cas, on permet le développement de la faculté morale, et dans le second, on l’entrave. Cela signifie donc que Mill ne soutient en aucun cas une position relativiste. Il y a bien une morale et une seule, mais cette morale n’est pas toujours développée par la culture.
Ce qui prouve cette interprétation, c’est qu’il évoque l’idée absurde ou malfaisante qui peut être inculquée. Une idée absurde en morale est une idée qui n’a pas de sens. On pourrait prendre l’exemple de l’idée qu’on trouve dans la morale catholique ancienne, et qui vient d’Augustin, que l’activité sexuelle est intrinsèquement mauvaise. L’idée est absurde en ce sens qu’elle contredit un désir naturel et ne peut que torturer les sujets à qui elle est inculquée. La conscience morale qui apparaît avec la culture morale va être liée à des idées immorales. C’est ainsi que l’immoralité prend le masque de la moralité.
Disons donc pour finir que le problème, dans cet extrait de De l’utilitarisme de John Stuart Mill, publié en 1861, était de savoir si la morale est naturelle ou conventionnelle. L’auteur rejette l’idée que les sentiments moraux sont de part en part naturels au sens d’innés, mais les pense comme naturels au sens d’aptitudes existant spontanément et faiblement en l’homme que la culture développe. Dès lors, cette culture peut controuver les véritables sentiments moraux en n’importe quels sentiments. De là découle la réalité sur laquelle s’appuie le relativisme moral.
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