À quoi ça sert ? Lorsque la réponse est négative, nous pensons alors que la chose, l’activité, voire la personne n’a aucune valeur. L’inutile est-il sans valeur ?
Il est vrai que ce qui vaut passe pour utile. C’est ce dont on peut se servir, ce qui est moyen pour autre chose. Même ce qui n’est pas directement utile a au moins un prix qui permet de l’échanger contre quelque chose. Personne n’aime se sentir inutile car c’est être privé de toute valeur.
Toutefois, ce qui est simplement utilitaire passe pour vil. Qui aimerait avoir pour ami quelqu’un qui l’estime seulement parce qu’il lui est utile ? Qui aimerait d’une vie entièrement vouée à un calcul d’utilité, sans aucune gratuité ?
Dès lors, on peut se demander s’il est possible et comment de considérer que l’inutile a une valeur.
La valeur paraît se définir par la seule utilité et d’autant plus que l’utilitarisme peut en fonder le sens moral et pourtant une fin en soi, par définition inutile, a une valeur différente en nature de ce qui n’est qu’utile.
Une chose peut être et n’avoir aucune valeur. Pour qu’elle en ait une, il faut qu’elle soit distinguée de toutes les autres. Sa valeur, qu’elle soit positive ou négative, elle la possède à partir d’un critère. Or, c’est ce qui se passe lorsqu’on poursuit un but. On peut dire que pour qu’il y ait valeur, il faut quelqu’un qui veut ou désire quelque chose. Tout ce qui sert à la réalisation de ce but ou de cette fin vaut positivement. C’est un moyen et il est utile. Par contre, ce qui ne sert pas pour ce but, n’a pas de valeur. Ce qui empêche la réalisation de ce but, c’est ce qui a une valeur négative, le néfaste ou le nuisible. C’est le but ou la fin poursuivie qui donne une valeur à la chose. Et c’est par rapport à ce but qu’une chose ou une personne n’a pas de valeur. C’est en ce sens que l’inutile, par définition, n’a pas de valeur. Et pourtant, certaines choses qui ne paraissent avoir aucune utilité ont une valeur. Comment est-ce possible ?
Prenons l’exemple d’un diamant. Il ne semble remplir aucun but et pourtant il a bien plus de valeur que l’air dont l’utilité n’est pas à démontrer. Comment vivre sans ? Mais ce qui fait la valeur du diamant, c’est sa valeur d’échange. En effet, quelque chose d’utile peut l’être pour l’un et non pour l’autre, tout au moins à un moment donné. D’où l’échange qui consiste à fournir à quelqu’un ce qu’on possède et qu’il trouve utile contre quelque chose d’autre que nous trouvons utiles. Pour faciliter l’échange, on peut user de l’argent, c’est-à-dire de prendre quelque chose qui vaut et qui peut servir d’intermédiaire pour l’échange. Tel est l’argent qui peut être un métal mais aussi des barres de sel (chez les Baruya de Nouvelle-Guinée) ou des coquillages (les cauris en Asie, Océanie et Afrique). Les pierres précieuses jouent un rôle analogue à l’argent. Ce qui est inutile en ce sens ne l’est que provisoirement et ne l’est pas absolument. La légende du roi Midas qui transformait tout en or rappelle que la richesse ne vaut que si elle peut servir ultérieurement. Elle permet justement de disposer de l’utile. Comment l’entendre pour une personne ? Sa valeur n’est-elle pas indépendante de son utilité ?
Moralement, chacun veut se sentir utile, c’est-à-dire être un moyen au service des autres. En effet, en étant utile, on montre sa valeur aux autres. En ce sens, on loue celui qui rend service aux autres ou qui contribue à la vie sociale. Par exemple, Œdipe dans la pièce de Sophocle, Œdipe-roi (vers 429 av. J.-C.), n’hésite pas à rappeler à quel point il a été utile à Thèbes en débarrassant la cité de la Sphinx qu’il nomme « l’ignoble chanteuse » lorsqu’il raille le prétendu art de Tirésias. À l’inverse, celui qui se sent inutile, perd toute estime de lui-même, car il perd ainsi toute valeur morale. Ainsi, l’inutile apparaît bien sans valeur.
Cependant, ce qui est fin ne peut être moyen pour autre chose indéfiniment. On peut dès lors considérer que la fin vaut plus que les moyens et qu’elle n’est pas utile. Mais n’est-ce pas plutôt la fin ultime qui donne sa valeur à ce qui est utile pour l’atteindre ? Comment alors la considérer ?
On peut donc penser que ce qui donne sa valeur ultime, c’est le principe d’utilité entendue au sens de Bentham (1748-1832) dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1780, chapitre 1 Du principe d’utilité) ou de John Stuart Mill dans L’utilitarisme (1863, chapitre II Ce qu’est l’utilitarisme), à savoir celui du plus grand bonheur pour le plus grand nombre d’êtres sensibles. Par bonheur, il faut entendre le plus de plaisir possible et le moins de souffrance possible. Dès lors, l’utilité se dit de ce qui est moyen pour obtenir une telle fin ultime. La fin ultime elle-même ne vaut pas. En effet, que nous cherchions le plaisir et fuyons la douleur est un fait, et non une volonté. La fin ultime par contre est ce qui donne de la valeur à toutes choses, que cette valeur soit positive ou négative. En ce sens, ce qui est inutile est une valeur négative dans la mesure où il empêche de réaliser ce qui est utile. Est-ce à dire qu’il faut simplement multiplier les plaisirs pour le plus grand nombre pour obtenir le bonheur ? Tous les plaisirs sont-ils utiles ?
On peut considérer avec Mill dans L’utilitarisme que dans les plaisirs recherchés, il faut distinguer le point de vue quantitatif du point de vue qualitatif. Quantitativement, un plaisir est supérieur à un autre s’il est plus intense. Par exemple, manger donne plus de plaisir que se promener. Qualitativement, certains plaisirs, même moins intenses, sont supérieurs à d’autres. Ainsi le plaisir pris à écouter le Don Giovanni (1787) de Mozart (1756-1791) est qualitativement supérieur au fait de manger. En effet, on les distingue dans la mesure où ils sont choisis par le sujet qui a la plus grande expérience et qui est capable de s’observer. Une personne a-t-elle donc aussi une utilité ?
En effet, chacun est plus ou moins utile et vaut plus ou moins en fonction de sa contribution au bonheur de la collectivité. Ainsi, le sentiment de sa valeur lorsqu’on est utile est-il fondé dans la mesure où il se situe bien dans la perspective d’une coopération avec les autres et d’une contribution au bonheur collectif. C’est pour cela que l’inventeur, le chef d’une entreprise voire le bénévole ont le sentiment de leur valeur qui s’appuie sur le mérite qui est le leur, à savoir sur leur capacité à être utile à la collectivité.
Néanmoins, que ce soit un plaisir qualitatif ou que ce soit une personne, l’utilité a une valeur en tant qu’elle renvoie à une activité qu’on valorise. On peut donc concevoir des fins qui valent pour elles-mêmes, autrement dit, qui, quoiqu’inutiles, ne sont pas sans valeur. Comment est-ce possible ?
Il y a donc des activités qui valent plus que d’autres. Et parmi ses activités, certaines valent par elles-mêmes : c’est ce qu’on nomme des fins en soi. En ce sens, on peut dire avec Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne (The human condition, 1958) que parmi les objets fabriqués par l’homme pour donner une stabilité à son monde, les œuvres d’art sont intrinsèquement inutiles. Il faut comprendre par là qu’elles sont faites pour ne pas être utilisées. Tout ce qu’on fait, c’est de tenter de les conserver ou de les restaurer alors que les autres objets sont utiles en ce sens qu’on en use. Or, justement, leur valeur tient tout entière à leur unicité. C’est pourquoi lorsqu’on leur donne un prix, celui-ci est arbitraire et ne reflète en rien une équivalence avec d’autres objets qui valent comme dans l’échange. Comment entendre qu’une activité vaille alors qu’elle n’est pas utile ?
C’est que ce qui vaut, c’est précisément ce qu’on recherche. Un moyen est recherché pour la fin. Il ne vaut que par rapport à la fin. Par contre, une fin vaut par elle-même. Pour une activité, ce n’est pas l’utilité – même si elle peut en avoir par ailleurs – qui fait qu’elle vaut. C’est son caractère de fin en soi. Aussi, ce qui fait la supériorité de sa valeur, c’est qu’on la cherche pour elle-même. Il en va ainsi d’une activité comme la connaissance philosophique. On peut arguer avec Aristote dans La métaphysique (livre A, chapitre 2) qu’elle vaut pour elle-même d’autant plus que les arts ou techniques nécessaires à la vie étaient déjà inventés lorsque les hommes ont commencé à philosopher. En va-t-il de même des personnes ?
Il est clair qu’on ne s’attend pas à ce que les relations humaines soient réduites à l’utilité. C’est qu’on estime que l’autre n’est pas un simple moyen. Il est aussi une fin en soi. Si donc être utile est bien quelque chose qu’on valorise, c’est parce que l’autre vaut et qu’on veut être un moyen pour lui. Mais nul ne veut qu’être un moyen – ce qu’est à proprement parler l’esclave. De même, on ne veut pas non plus être avec tous les autres parce qu’ils sont utiles. Tel est le cas de l’ami. On ne veut pas d’un ami par ce qu’il est utile mais pour lui-même. On peut citer l’immortel mot de Montaigne (1533-1592) qui, pour expliquer pourquoi Etienne de La Boétie (1530-1563) a été son ami jusqu’à sa mort, ne peut que dire : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Essais, I, 28 De l’amitié).
Pour finir, disons que le problème était de savoir s’il est possible et comment que l’inutile ait une valeur. En effet, il paraît que l’inutile est, par définition, ce qui est sans valeur dans la mesure où c’est une fin qui donne sa valeur à une chose, voire à une personne en tant qu’elle est utile, voire lui donne une valeur négative lorsqu’elle est nuisible. Mais toute action vise une fin de sorte qu’il faut admettre une fin ultime. Si c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre, alors l’utile seul a une valeur. Pourtant, il est possible de concevoir des fins en soi, c’est-à-dire des activités qui valent pour elles-mêmes. Dès lors, elles sont inutiles au sens où elles ne sont pas des moyens. C’est là ce qu’est la personne dont la valeur est donc supérieure à tout ce qui est seulement utile. C’est en ce sens que l’inutile a une valeur.
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