Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts. On voit combien il est inexact de la définir, comme on a fait souvent, par la liberté ; elle consiste bien plutôt dans un état de dépendance. Loin qu’elle serve à émanciper l’individu, à le dégager du milieu qui l’enveloppe, elle a, au contraire, pour fonction essentielle d’en faire la partie intégrante d’un tout et, par conséquent, de lui enlever quelque chose de la liberté de ses mouvements. On rencontre parfois, il est vrai, des âmes qui ne sont pas sans noblesse et qui, pourtant, trouvent intolérable l’idée de cette dépendance. Mais c’est qu’elles n’aperçoivent pas les sources d’où découle leur propre moralité, parce que ces sources sont trop profondes. La conscience est un mauvais juge de ce qui se passe au fond de l’être, parce qu’elle n’y pénètre pas. La société n’est donc pas, comme on l’a cru souvent, un évènement étranger à la morale ou qui n’a sur elle que des répercussions secondaires ; c’en est, au contraire, la condition nécessaire. Elle n’est pas une simple juxtaposition d’individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe et varie comme cette solidarité. Faites évanouir toute vie sociale, et la vie morale s’évanouit du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre.
Durkheim, De la Division du travail social (1893)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
[Il s’agit d’un extrait de la conclusion de l’ouvrage de Durkheim, De la division du travail social.]
On considère souvent que la morale présuppose la liberté comme condition d’une action qui n’est pas faite simplement pour son intérêt mais qui peut, au contraire, privilégier l’intérêt d’autrui. En effet, sans liberté pense-t-on, l’action n’a aucune valeur d’un point de vue moral : elle serait presque comme un instinct. Or, la morale n’est pas possible seule. Elle épouse donc les exigences sociales. Dès lors, est-elle indépendante de la société ou bien trouve-t-elle en cette dernière sa condition ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de l’ouvrage de Durkheim De la division du travail social publié en 1893. Le sociologue veut montrer que c’est la société seule qui rend possible la morale.
Il définit la morale puis montre que la volonté d’indépendance vis-à-vis du social dans l’acte moral est illusoire avant de prouver que la société est la condition nécessaire pour qu’il y ait moralité.
Durkheim définit de façon large la moralité par trois caractères. En effet, ce qui est moral selon lui, c’est d’abord ce qui produit de la solidarité. Il faut comprendre par là que c’est ce qui lie les hommes les uns aux autres de telle sorte qu’ils agissent ensemble et les uns pour les autres, voire pour le tout. C’est ensuite ce qui contraint l’homme à tenir compte des autres hommes. En utilisant le verbe « forcer », Durkheim met l’accent sur le fait que ce qui est moral exerce une pression sur l’individu, c’est-à-dire qu’il n’agit pas spontanément pour les autres. Ce n’est pas de lui que vient l’initiative en quelque sorte. On peut l’entendre aussi bien de punitions que de remontrances qui visent à faire changer la conduite de l’individu dans le sens de la vie sociale. C’est enfin ce qui le conduit à ne pas seulement suivre ses désirs, c’est-à-dire ce qui le rattache à lui-même. Autrement dit, la morale vise, au dépend de l’égoïsme, à développer, voire à créer l’altruisme pour reprendre le terme introduit par Auguste Comte dans le Système de politique positive (1851-1854). Durkheim définit alors des degrés de moralité : elle est d’autant plus importante que les liens entre les individus sont d’autant plus nombreux et qu’ils sont plus forts. Plus il y a de liens en effet et plus il y a de solidarité entre les individus. Mais des liens nombreux peuvent être faibles si une grande marge d’égoïsme est possible entre les individus. Des liens plus forts sont ceux qui, à la limite, font que l’individu agit uniquement pour les autres. Les deux combinés renforcent donc la vie sociale et l’insertion de l’individu dans le tout que constitue alors la société. Quelle place a alors la liberté ?
Durkheim justement en déduit une critique de la thèse qui fait de la liberté la condition de la morale. En effet, cette thèse qu’il rapporte consiste à considérer que la moralité dépend d’un acte libre du sujet, acte contingent, qui lui permet de choisir le bien et de repousser la tentation du mal. Dans cette thèse, la morale n’a rien à voir avec la société. Toute la valeur morale de l’individu tient à sa capacité à ne pas agir sous la contrainte mais uniquement par obligation, c’est-à-dire à choisir librement le bien. Durkheim oppose à cette conception qu’elle entraîne bien plutôt une dépendance. Qu’est-ce à dire ?
Durkheim nie que la moralité produise deux effets. Premièrement, il nie qu’elle émancipe l’individu. Entendue sans complément de nom, l’émancipation désigne le fait de rendre libre à tous les points de vue. Deuxièmement, il nie que la moralité dégage l’individu du milieu, comprenons de la société, auquel il appartient. Il lui oppose un tout autre rôle de la moralité. Elle vise à amener l’individu à dépendre des autres et à le faire agir en faveur d’un tout, c’est-à-dire à se considérer comme un membre de ce tout. Elle enlève bien plutôt de la liberté dans ses mouvements. C’est qu’en effet les obligations morales prescrivent certaines actions et en interdisent d’autres, ce qui implique bien une restriction des mouvements possibles.
Toutefois, faire de la dépendance un caractère de la moralité, n’est-ce pas la confondre avec les obligations sociales ou juridiques ? Que la société me force à agir d’une certaine façon, n’est-ce pas absolument contraire à la morale ?
En effet, Durkheim se fait en quelque sorte une objection, celle d’âmes nobles qui rejettent la dépendance que la société implique. Par « âmes qui ne sont pas sans noblesse », il faut entendre des sujets dont les actions montrent une certaine moralité. La noblesse se dit dans le champ de la morale d’une action qui montre une certaine hauteur de vue, une capacité à dépasser ses intérêts particuliers. Or, ces âmes nobles rejettent l’idée de cette dépendance. Comment l’entendre ? Faut-il comprendre qu’elles agissent contre cette dépendance ? Elles ne seraient pas alors morales et manqueraient donc de noblesse. Il faut donc comprendre que c’est en esprit que ces nobles âmes rejettent la dépendance vis-à-vis de la société, autrement dit, elles estiment que leurs actions n’ont rien à voir avec leur dépendance vis-à-vis de la société. C’est donc les motifs de leurs actions qu’elles placent hors de la société. Comment rejeter les motifs d’une action qui se présentent à un individu ?
Il réfute l’objection en lui opposant que le point de vue de ces nobles âmes provient de leur incapacité de voir d’où provient leur moralité. Autrement dit, elles pensent agir indépendamment de la société dont elles dépendent et de sa moralité. Ce qui revient à dire qu’elles s’attribuent à elles-mêmes leurs actions, qu’elles trouvent les motifs en elles et donc finalement, qu’elles se considèrent libres dans leurs actions. En disant qu’elles ne voient pas les sources profondes de leur moralité, Durkheim veut indiquer que ces nobles âmes ne saisissent pas ce qui les fait agir. Autrement dit, leurs motifs ne sont pas librement choisis. Ils ont bien la racine de leurs actions dans la société et dans la moralité qu’elle inculque aux individus. D’où provient donc cette erreur ?
Le sociologue l’impute à une insuffisance de la conscience. En effet, lorsqu’un individu cherche pour quoi il a agi, il se réfère à ce dont il est conscient. Il fait donc confiance à sa conscience pour connaître ce qui, en lui, le fait agir. Il faut comprendre ici par conscience cette faculté qui nous permet de nous représenter la réalité extérieure ou la réalité intérieure, faculté qui nous permet d’en examiner la représentation. Si Durkheim dénie à la conscience la possibilité de rendre compte des motifs de l’action morale, c’est qu’il estime qu’elle ne permet pas de connaître ce qu’il y a au fond de l’être. Autrement dit, les nobles âmes croient que leurs actions ont des motifs différents des motifs réels qui leur échappent. C’est donc le rejet de la conscience comme source de connaissance qui conduit Durkheim à réfuter le point de vue des nobles âmes qui, finalement, penchent pour la liberté.
Si donc la morale ne provient pas de la liberté et de la conscience de la liberté, quelle peut en être la source véritable ?
Durkheim refuse une thèse qu’il rapporte selon laquelle la société et la morale seraient des réalités étrangères dans la mesure où la morale serait séparée de la société et n’aurait guère de conséquences sur elle. Cette thèse est solidaire de l’idée que la morale aurait pour source la liberté. En ce sens, comme la société consiste en la dépendance, elle serait étrangère à la morale. Il en déduit que, de son point de vue, la société seule rend possible la morale en tant que « condition nécessaire » ou condition sine qua non. Comprenons qu’il faut que la société soit là pour qu’il y ait morale. Il faut qu’elle développe chez l’individu les conduites qui l’amènent à être comme le membre de la société et non comme un individu attaché à lui-même. Que doit être alors la société ?
Il refuse de concevoir la société comme constituée d’individus juxtaposés qui possèderaient une morale qu’ils apporteraient dans la vie sociale. Il faudrait alors comprendre que la société se constitue à partir des individus qui, grâce à la morale que chacun apporterait, conviendrait d’agir de sorte que ce serait la morale qui rendrait possible la société. On peut nommer cette conception de la société la conception atomistique de la société. Il conçoit donc autrement la société. Implicitement, il conçoit la société comme un tout qui existe par lui-même. On peut nommer cette conception, la conception holiste de la société [le mot holisme a été inventé postérieurement par Jan Smuts (1870-1950), un philosophe et un homme politique d’Afrique du sud, en 1926]. C’est en ce sens qu’il soutient au contraire que c’est en tant que membre de la société que l’homme peut se considérer comme un être moral. Comment départager les deux conceptions ?
Pour montrer que c’est bien la société la condition nécessaire de la morale et non l’inverse, Durkheim précise que ce qui fait la moralité, c’est la solidarité avec un groupe. Ainsi faut-il comprendre qu’il y a autant de morales qu’il y a de groupes au double sens où les règles morales peuvent varier en fonction des groupes et aussi en ce sens que les règles sont valables pour les membres du groupe. À la limite, pour qu’une morale universelle soit possible, il faudrait une société universelle ou tout au moins que la société conduise l’individu comme membre de l’humanité. En outre, Durkheim rappelle sa thèse de la variation de la morale du groupe en fonction de la solidarité. Il peut donc déduire de l’absence de vie sociale à l’absence de toute morale faute d’objet à quoi s’appliquer. Interpellant son lecteur dans son raisonnement qu’il énonce à la deuxième personne, il l’invite à penser le rapport entre société et moralité comme il le soutient, c’est-à-dire telle que la suppression de la première implique la suppression de la seconde.
En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait du livre de Durkheim, De la division du travail social paru en 1893 est celui de savoir si la morale est indépendante de la société ou bien si c’est la société qui la rend possible. En effet, Durkheim veut montrer que la morale n’a pas besoin de la liberté et qu’elle échappe à la conscience individuelle. Aussi comme elle rend l’homme solidaire, elle découle de la société, condition pour que la moralité qui nous amène à dépasser notre égoïsme soit possible.
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