Sujet
Expliquer le texte suivant :
C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi- même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même. (…) Si naturellement, en effet, qu’on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la résistance ; il est utile de s’y attendre, et de ne pas prendre pour accordé qu’il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme. Il y a d’ailleurs une forte part de vérité dans cette opinion ; car s’il est relativement aisé de se maintenir dans le cadre social, encore a-t-il fallu s’y insérer, et l’insertion exige un effort. (…) En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dangereux, de dire que le devoir peut s’accomplir automatiquement. Érigeons donc en maxime pratique que l’obéissance au devoir est une résistance à soi-même.
Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion (1932)
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
Lorsque nous réalisons nos obligations sociales, s’agit-il d’une sorte de conformisme qui devrait nous donner à penser que cette réalisation se fait de façon quasi automatique ou bien devons-nous nous représenter l’obligation sociale comme difficile et englobant une tension en nous ?
Tel est le problème que résout Bergson dans cet extrait de son ouvrage intitulé Les Deux sources de la morale et de la religion publié en 1932.
L’auteur veut montrer que l’obéissance au devoir doit être représentée d’après une maxime pratique selon laquelle elle est une résistance à soi-même.
Or, résister à soi-même paraît contradictoire puisque cela impliquerait que le sujet soit en quelque sorte divisé. Dès lors, faut-il véritablement comprendre ainsi l’obéissance au devoir ou peut-on la penser comme une réalisation de nos propres aspirations ?
On verra en quoi l’obéissance au devoir dans la mesure où il provient de la société peut se penser comme quasi automatique ; puis en quoi il y a des cas où se manifeste une opposition entre devoir et individu et enfin dans quelle mesure l’obéissance au devoir peut s’entendre comme résistance à soi.
Bergson commence par énoncer une première thèse, à savoir que la société dicte à l’individu tous les éléments de son existence. Il le prouve par induction en énonçant plusieurs exemples pris dans des domaines divers, à savoir la vie de famille, la vie professionnelle, les activités quotidiennes, les achats, la simple promenade dans la rue, voire l’inactivité chez soi, qui, tous, impliquent des prescriptions et des obligations. Par prescriptions, il faut entendre des règles qui indiquent de façon positive ce qu’il faut faire. Par obligations, il faut entendre des actes à faire parce qu’ils s’imposent comme légitimes. Or, qu’entendre par programme ? S’agit-il de dire que la société détermine l’existence de l’individu ou bien fixe-t-elle ce que l’individu doit faire par lui-même ?
Bergson l’entend dans ce dernier sens puisqu’il précise que l’individu doit choisir à chaque instant. Il faut comprendre que chacun doit ou bien suivre les obligations sociales, ou bien ne pas les suivre. Il doit alors agir autrement que ne l’exige la société. Or, Bergson soutient aussi que les hommes socialisés ont tendance à choisir ce qui est conforme à la règle. L’adverbe « naturellement » ne veut pas dire ici qu’on agirait instinctivement comme dans les sociétés d’insectes, mais qu’on a tendance à agir ainsi. Bergson précise qu’en suivant les règles sociales, nous sommes à peine conscients de le faire et il l’explique en disant que nous ne faisons quasiment aucun effort. Remarquons qu’une conscience faible n’est pas une inconscience. Car, s’il n’y avait aucune conscience, obéir au devoir ne serait plus réaliser des obligations. Ce serait réaliser un programme héréditaire. C’est absurde puisque les règles sociales ne sont pas les mêmes en fonction des sociétés. Dès lors, suivre une règle en ce sens est une habitude, autrement dit une vertu dans la mesure où elle est bonne. À l’inverse, pour rompre avec les règles sociales, il faut prendre des initiatives. On peut l’entendre en deux sens : soit transgresser les règles sociales par intérêt, soit s’y opposer au nom d’une autre conception des règles. Aussi pour exprimer l’initiative qu’impliquerait de choisir contre les règles, Bergson use de l’expression « prendre à travers champs » qui signifie ne pas suivre les chemins tracés, ici, ceux qui le sont par la société. Or, cela peut être un moyen d’arriver à un but identique : celui de la meilleure insertion dans la société, mais non pas dans celle qui est proposée, mais dans une autre meilleure.
Toujours est-il que Bergson en déduit que le devoir tel qu’il vient de le décrire s’accomplit de façon « presque toujours automatiquement ». Le terme « automatiquement » rapproche alors le devoir de l’action instinctive telle qu’on l’observe chez les insectes sociaux comme les fourmis, les abeilles ou les termites. Mais le terme « presque » permet de voir qu’il s’agit bien d’un devoir qui repose sur un choix puisque justement, il n’est pas impossible de rompre d’une façon ou d’une autre avec le programme que la société trace pour l’individu. C’est donc bien une habitude ; et lorsqu’elle est bonne, ce qu’on nomme une vertu ; un vice, lorsqu’elle est mauvaise. Mais Bergson en déduit qu’à la condition d’en rester à la façon la plus fréquente d’obéir au devoir, on pourrait le définir comme un « laisser-aller ou un abandon ». Dans les deux cas, il s’agit d’un type de choix. Le laisser-aller se dit du choix que fait un sujet de ne pas user en quelque sorte de sa volonté et de s’en tenir au désir. Il en va de même de l’abandon.
Si donc le sujet la plupart du temps obéit au devoir en se laissant aller, par une sorte de choix qui paraît celui de la facilité, est-ce là une sorte de faute ? L’obéissance au devoir ne peut-elle pas être aisée ? Ne peut-elle pas avoir la facilité que donne l’habitude de bien faire ? Doit-on nécessairement se la représenter comme difficile ?
Bergson commence par se demander d’où vient qu’on se représente le devoir tout autrement que comme un laisser-aller ou un abandon alors que c’est la définition qui résulte de la description de la façon d’agir la plus fréquente des sujets ? C’est qu’en effet, selon lui, on se représente l’obéissance au devoir comme une tension. Qu’on pense notamment à la représentation kantienne du devoir comme opposition entre la raison et la sensibilité si bien décrite par Durkheim dans son ouvrage L’éducation morale (1922, posthume). Cette représentation du devoir qui insiste sur sa difficulté s’oppose à l’idée de vertu en ce sens que le sujet devrait toujours être dans une vigilance pour faire le bien ou tout au moins pour faire ce qu’il doit faire. Mais comment une telle représentation du devoir est-elle possible s’il est vrai que la plupart du temps, nous faisons ce que nous devons par habitude ?
Bergson précise que ce qui permet une telle représentation du devoir, ce sont des cas où l’obéissance, loin d’être naturelle, implique un effort de soi sur soi. S’agit-il alors du désir qui empêche de réaliser son devoir ? Telle est l’hypothèse qui paraît plausible. Il y aurait alors une opposition entre la volonté de réaliser l’obligation sociale et le désir qui tendrait vers une autre fin. Pensons, pour reprendre un exemple de Bergson, à quelqu’un qui devrait faire un effort sur lui-même pour exercer sa profession, parce que son désir serait de faire tout autre chose. Mais il peut s’agir également d’un refus motivé de faire ce que l’obligation sociale nous demande de faire dans la mesure où elle s’oppose à notre raison qui, à l’examen, estime que le devoir n’est pas justifié. Dès lors, l’effort sur soi consiste à se plier à l’exigence sociale soit par crainte de la sanction, soit pour ne pas aller à l’encontre de l’ordre social. Tel était le cas pour Socrate, qui, condamné à mort injustement, a préféré subir sa peine plutôt que de désobéir aux lois pour ne pas être injuste, comme il l’explique dans le Criton de Platon, où le personnage éponyme se propose de le faire évader.
Or, dans la mesure où les cas de résistance à l’obéissance au devoir sont exceptionnels, on pourrait penser qu’ils sont négligeables. Il n’en est rien selon Bergson qui oppose à leur rareté, le fait qu’on les remarque dans la mesure où ils sont accompagnés d’une conscience intense et non d’un faible degré de conscience comme pour les actes accomplis de façon quasi automatique. C’est la raison pour laquelle on les remarque. Et si la conscience est intense, c’est parce qu’elle est la marque d’une hésitation. Autrement dit, le sujet a deux options pour agir. Bergson définit la conscience par l’hésitation. Autrement dit, si par conscience on entend un savoir revenant sur lui-même ou plutôt sur le sujet, la conscience est d’autant plus intense qu’il y a hésitation. C’est ce qui la définit. Dans la conscience faible, l’hésitation est alors moindre. Comprenons que ce qui rend possible l’hésitation, c’est que le sujet a toujours le choix même s’il lui arrive de pencher plutôt vers l’obéissance au devoir. C’est le choix qui constitue la possibilité de l’hésitation.
On voit donc qu’il y a une contradiction au moins apparente dans le texte de Bergson puisqu’il montre d’une part que l’obéissance au devoir se fait quasi automatiquement dans la plupart des cas mais qu’elle implique une résistance à soi dans quelques cas exceptionnels. Si logiquement, il n’y a pas de contradiction véritable, il n’en reste pas moins vrai qu’on se demande comment concilier les deux conceptions de l’obligation morale qui en résultent. Faut-il en privilégier plutôt une et laquelle ?
Bergson pose le problème du côté de l’intérêt de l’une ou l’autre représentation. En effet, il concède qu’on peut faire naturellement son devoir, mais qu’il peut y avoir de la résistance en nous. Dès lors, il faut prendre en considération selon lui de s’attendre à cette résistance car c’est utile. Comprenons par-là que c’est ce qui permet de mieux faire son devoir. En effet, penser que le devoir est aisé conduirait en cas de difficulté à être moins disposé à résister à ce qui, en nous, résiste au devoir. Pourtant, si le devoir est solidement ancré dans des habitudes, il ne peut y avoir de résistance dans le sujet puisque faire son devoir, c’est réaliser ses aspirations. Or, Bergson ajoute qu’il ne faut pas admettre qu’il est facile de faire son devoir en prenant trois exemples : bon époux, bon citoyen et travailleur consciencieux, ce qu’il résume par l’expression d’honnête homme. Il faut prendre cette dernière au sens d’homme qui est moral et non au sens spécial du XVII°, c’est-à-dire un homme qui brille en société et qui fait preuve de culture sans excès et qui a belles manières. Or, on voit que Bergson pense l’opposition au devoir uniquement comme résistance du désir en nous et non comme une exigence plus haute. Car, le bon époux, le bon citoyen ou le travailleur consciencieux ne le sont que du point de vue de la société. Par exemple, un travailleur mal payé, brimé, doit-il simplement se conduire de façon consciencieuse ? Ne peut-il pas en refusant de travailler, non pas exprimer une paresse ou quelque désir égoïste, mais porter l’exigence d’une autre organisation du travail ? Le mauvais citoyen n’est-il pas aussi celui qui résiste à un pouvoir injuste ? Ou encore, une épouse doit-elle subir les volontés de son époux lorsque la société exige d’elle le devoir d’obéissance au conjoint ?
Toujours est-il qu’outre l’utilité, Bergson voit une part de vérité dans la représentation de l’obéissance au devoir comme résistance du sujet à lui-même. La raison en est selon lui que la facilité de se maintenir dans le cadre social est compensée par l’effort nécessaire pour s’y insérer. Autrement dit, il considère que naturellement l’homme doit faire un effort pour s’insérer dans la société. Cet effort, il ne peut alors le concevoir que comme une maîtrise des désirs ou de la sensibilité par un sujet qui se plie aux devoirs sociaux. Or, là encore, on peut se demander si la difficulté ne tient pas au fait que la société peut aller à l’encontre de ce à quoi l’individu aspire sans qu’il s’agisse pour lui de son seul intérêt personnel. Car une vie sociale qui se fait au détriment de l’individu n’est pas désirable et surtout ne peut se justifier. Aussi, on pourrait tout aussi bien considérer que l’obéissance au devoir entraîne une résistance au programme de la société elle-même. Par conséquent, la difficulté d’insertion tiendrait à l’impossibilité pour l’individu de vivre hors de la société et en elle.
C’est donc la défense de l’ordre social, quel qu’il soit, qui est dans cet extrait le point de vue de Bergson. C’est pourquoi il rejette comme erronée en un certain sens l’idée que le devoir puisse s’effectuer automatiquement. Quel est ce sens ? C’est celui qui consisterait à considérer que l’homme ne peut que réaliser le programme que lui fixe la société. Telle est pourtant l’obéissance au devoir lorsqu’il est conforme aux aspirations de l’individu. Quoi de plus facile que le respect d’un ami, quoi de plus désirable aussi ! Mais il rejette comme dangereuse dans tous les sens l’idée d’automaticité de l’obéissance au devoir. Dangereuse dans l’interprétation erronée puisqu’elle repose sur une erreur. Dangereuse dans l’interprétation qu’il a proposée puisque l’individu risque de manquer de vigilance par rapport au devoir. C’est pourquoi Bergson en déduit que l’obéissance au devoir doit être définie comme une résistance à soi-même et que cette définition doit se comprendre comme une « maxime pratique », c’est-à-dire comme une règle morale qu’il s’agit de mettre en œuvre et non seulement de résumer une conception morale. Au contraire, ce serait une maxime pratique supérieure de considérer que l’obéissance au devoir est une habitude et une vertu lorsqu’elle permet à l’individu d’être pleinement lui-même dans la société.
Disons donc pour finir que le problème dont il est question, dans cet extrait de l’ouvrage de Bergson paru en 1932, Les Deux sources de la morale et de la religion, est celui de la meilleure définition de l’obéissance au devoir pour qu’elle soit la mieux réalisée. Bergson veut montrer qu’il est pratiquement préférable de penser que l’obéissance au devoir implique une résistance à soi de l’individu plutôt que d’y voir un acte quasi automatique, bref, une habitude ou encore une vertu. Toutefois, il est apparu que son analyse ne prenait pas en compte la possibilité que la résistance au devoir ait des motifs moraux. En conséquence, ce qui est dangereux pour certaines sociétés, peut être positif non seulement pour l’individu, mais également pour la possibilité d’une société meilleure. L’obéissance au devoir comme vertu, c’est-à-dire habitude de bien agir est une maxime tout à fait valable pour une société bonne à laquelle l’homme peut aspirer.
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