Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie[1]de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
Épicure, Lettre à Ménécée (début III° av. J.-C.)
Seules (…) la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi, n’apprécions nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. – Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (1818)
Il y a deux sortes de plaisirs : les uns qui appartiennent à l’esprit seul, et les autres qui appartiennent à l’homme, c’est-à-dire à l’esprit en tant qu’il est uni au corps ; et ces derniers, se présentant confusément à l’imagination, paraissent souvent beaucoup plus grands qu’ils ne sont, principalement avant qu’on ne les possède, ce qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs de la vie. Car, selon la règle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c’est ainsi que nous mesurons celui dont les causes nous sont clairement connues. Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus désirables qu’elles ne sont ; puis, quand nous avons pris bien de la peine à les acquérir, et perdu cependant l’occasion de posséder d’autres biens plus véritables, la jouissance nous en fait connaître les défauts, et de là viennent les dédains, les regrets et les repentirs. C’est pourquoi le vrai office de la raison est d’examiner la juste valeur de tous les biens dont l’acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d’employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont, en effet, les plus désirables.
Descartes, Lettre à Elisabeth du 1erseptembre 1645.
SOCRATE — Regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie de dérèglement, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux[2]. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’a plus à y reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors, regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu qu’elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou celle de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
CALLICLES — Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau !
Platon, Gorgias (début IV° av. J.-C.)
Il paraît bien que le bonheur est autre chose qu’une somme de plaisirs. C’est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques. Ainsi, les activités continues, comme celles de la respiration et de la circulation, ne procurent pas de jouissances positives ; pourtant, c’est d’elles surtout que dépendent notre bonne humeur et notre entrain. Tout plaisir est une sorte de crise ; il naît, dure un moment et meurt ; la vie, au contraire, est continue. Ce qui en fait le charme fondamental doit être continu comme elle. Le plaisir est local ; c’est une affection limitée à un point de l’organisme ou de la conscience : la vie ne réside ni ici ni là, mais elle est partout. Notre attachement pour elle doit donc tenir à quelque cause également générale. En un mot, ce qu’exprime le bonheur, c’est, non l’état momentané de telle fonction particulière, mais la santé de la vie physique et morale dans son ensemble. Comme le plaisir accompagne l’exercice normal des fonctions intermittentes, il est bien un élément du bonheur, et d’autant plus important que ces fonctions ont plus de place dans la vie. (…) Le plus souvent, au contraire, c’est le plaisir qui dépend du bonheur : suivant que nous sommes heureux ou malheureux, tout nous rit ou nous attriste. On a eu bien raison de dire que nous portons notre bonheur avec nous-mêmes.
Durkheim, De la Division du travail social (1893)
L'homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer. Cela se voit dans le jeu de cartes ; il est clair, d’après les visages, que chacun contemple alors sa propre puissance de délibérer et de décider ; il y a des Césars de la manille[3], et des passages du Rubicon[4]à chaque instant. Même dans les jeux de hasard, le joueur a tout pouvoir de risquer ou de ne pas risquer ; tantôt il ose, quel que soit le risque ; tantôt il s’abstient, quelle que soit l’espérance ; il se gouverne lui-même ; il règne. Le désir et la crainte, importuns conseillers dans les affaires ordinaires, sont ici hors du conseil, par l’impossibilité où l’on se trouve de prévoir. Aussi le jeu est-il la passion des âmes fières. Ceux qui se résignent à gagner en obéissant ne conçoivent même pas le plaisir de jouer au baccara ; mais, s’ils essaient, ils connaîtront au moins pendant un court moment l’ivresse du pouvoir.
Tous les métiers plaisent autant que l’on y gouverne, et déplaisent autant que l’on y obéit. Le pilote du tramway a moins de bonheur que le chauffeur de l’omnibus automobile. La chasse libre et solitaire donne des plaisirs vifs, parce que le chasseur fait son plan, le suit ou bien le change, sans avoir à rendre des comptes ni à donner ses raisons. Le plaisir de tuer devant des rabatteurs est bien maigre à côté ; mais encore est-il qu’un habile tireur jouit de ce pouvoir qu’il exerce contre l’émotion et la surprise. Ainsi ceux qui disent que l’homme cherche le plaisir et fuit la peine décrivent mal. L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis ; mais par-dessus tout il aime agir et conquérir ; il n’aime point pâtir ni subir ; aussi choisit-il la peine avec l’action plutôt que le plaisir sans action. Diogène[5]le paradoxal aimait à dire que c’est la peine qui est bonne ; il entendait la peine choisie et voulue ; car, pour la peine subie, personne ne l’aime.
L’alpiniste développe sa propre puissance et se la prouve à lui-même ; il la sent et la pense en même temps ; cette joie supérieure éclaire le paysage neigeux. Mais celui qu’un train électrique a porté jusqu’à une cime célèbre n’y peut pas trouver le même soleil. C’est pourquoi il est vrai que les perspectives du plaisir nous trompent ; mais elles nous trompent de deux manières ; car le plaisir reçu ne paie jamais ce qu’il promettait, alors que le plaisir d’agir, au contraire, paie toujours plus qu’il ne promettait. L’athlète s’exerce en vue de conquérir la récompense ; mais aussitôt, par le progrès et par la difficulté vaincue, il conquiert une autre récompense, qui est en lui et dépend de lui. Et c’est ce que le paresseux ne peut pas du tout imaginer ; car il ne voit que la peine et l’autre récompense ; il pèse l’une et l’autre et ne se décide point ; mais l’athlète est déjà debout et au travail, soulevé par l’exercice de la veille, et jouissant aussitôt de sa propre volonté et puissance. En sorte qu’il n’y a d’agréable que le travail ; mais le paresseux ne sait pas cela et ne peut pas le savoir ; ou bien, s’il le sait par ouï-dire ou par souvenir, il ne peut pas le croire ; c’est pourquoi le calcul des plaisirs trompe toujours, et l’ennui vient. Quand l’animal pensant s’ennuie, la colère n’est pas loin. Toutefois l’ennui d’être serf me paraît moins aigre que l’ennui d’être maître ; car, si monotone que soit l’action, il reste toujours à gouverner et à inventer un peu ; au lieu que celui qui reçoit les plaisirs tout faits est naturellement le plus méchant. Ainsi le riche gouverne par l’humeur et par la tristesse ; la faiblesse du travailleur vient de ce qu’il est plus content qu’il ne voudrait. Il fait le méchant.
Alain, Propos sur le bonheur (1928), XLIV Diogène, 30 novembre 1922
[1]Ataraxie : tranquillité de l’âme.
[2]Le traducteur a utilisé le terme tonneau, mais l’objet n’existait pas chez les Grecs anciens. Ce sont les Gaulois qui ont inventé le tonneau.
[3]Jeu de cartes qui oppose deux joueurs à deux autres. En France, il se joue avec 32 cartes. C’est le dix qui est la carte la plus forte.
[4]Rubicon : petit fleuve du nord de l’Italie. En le franchissant en 49 av. J.-C., Jules César (100-44 av. J.-C.) déclencha la guerre civile qui le conduit au pouvoir absolu à Rome.
[5]Diogène (413-327 av. J.-C.), philosophe de l’école cynique, célèbre pour sa vie ascétique, ses provocations et sa liberté vis-à-vis de la culture et de la politique.
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