Lubin Baugin (1610-1663), dans sa vanitéLa Nature-morte à l’échiquier ou les cinq sens, présente l’illusion qu’il y aurait à chercher la vie heureuse dans la vie de plaisirs puisqu’ils sont tous évanescents. On y voit notamment ainsi du pain, du vin, un instrument de musique, une perle, des cartes, un échiquier, des fleurs, un miroir, autrement dit, tous les éléments des plaisirs que donnent les sens.
Or, pour le sens commun, une vie heureuse paraît évidemment une vie de plaisirs dans la mesure où on voit mal comment elle pourrait être une vie de douleurs.
Cependant, qui veut être heureux ne cherche pas toujours les plaisirs. Ne faut-il pas en éviter certains pour éviter le malheur ?
On peut donc se demander s’il y a des conditions qui permettent d’identifier la vie heureuse à une vie de plaisirs. La vie heureuse implique de choisir les bons plaisirs au nom du plaisir pour que la vie heureuse soit une vie de plaisirs, mais la vie heureuse se dissocie de la vie de plaisirs, même simples, car ils sont éphémères, aussi s’identifie-t-elle à la vie de plaisirs lorsqu’ils sont conquis et non reçus.
L’idée d’une vie heureuse est celle de la totalité de la vie. Il est clair que pour qu’on l’identifie à la vie de plaisirs, il est nécessaire d’abord que les plaisirs obtenus ne soient pas susceptibles de produire plus de maux. Ainsi peut-on avec Epicure dans la Lettre à Ménécéeconsidérer qu’il faut d’abord choisir les désirs à satisfaire. En effet, autant les désirs naturels et nécessaires comme boire, manger, etc., voire les désirs seulement naturels comme ceux du sexe, sont aisés à satisfaire, autant les désirs vains englobent nécessairement une souffrance. En effet, qui passe sa vie en débauche ne peut que finalement souffrir. Les excès créent des douleurs. Ils empêchent de vivre avec les autres puisqu’il faut renoncer à la plus élémentaire moralité. Non seulement Dom Juan n’arrivera jamais à conquérir toutes les femmes puisque son rêve d’être un nouvel Alexandre (cf. Molière, Dom Juan, Acte I, scène 2) ne peut se réaliser, mais son immoralité le met en butte à l’opposition de tous : son père, les frères des femmes bafouées, etc. Et c’est la souffrance qui marque l’absence de bonheur, donc c’est bien le plaisir qui fait le bonheur et la vie heureuse est bien une vie de plaisirs. Mais le plaisir ne peut-il pas être mauvais ?
Nullement, car ce n’est pas le plaisir mais les conséquences de certains plaisirs qui sont mauvais. On peut donc répondre à l’objection que faisait Socrate à Calliclès dans le Gorgias. Calliclès prônait une vie de plaisirs. Socrate lui disait qu’elle est analogue à un panier percé où l’on souffre de toujours chercher à satisfaire sans fin les désirs. Il considérait alors qu’il valait mieux ne pas avoir de désirs pour être heureux. Pourtant, s’il faut rejeter certains plaisirs voire accepter certaines souffrances au nom du plaisir, c’est pour le plaisir. Qui rejette certains plaisirs pour la santé cherche ainsi un plaisir lié à un désir naturel. Mais comment refuser certains plaisirs s’ils procurent ce qu’on recherche ?
C’est que certains plaisirs peuvent être considérés comme faux comme le soutient Descartes dans une Lettre à Elisabeth du 1erseptembre 1645. Si les plaisirs de l’âme sont toujours vrais – comme le plaisir pris à l’activité mathématique – les plaisirs qui proviennent de l’union de l’âme et du corps peuvent être faux. Comment si le plaisir s’éprouve ? C’est qu’on se les représente autrement qu’ils ne sont et on le découvre lorsqu’on les a atteints. C’est l’imagination qui conduit ainsi à cette fausse représentation. Mais là encore, pour atteindre le bonheur, il faut savoir choisir les bons plaisirs. À cette condition, la vie heureuse peut être une vie de plaisirs.
Néanmoins, identifier la vie heureuse à la vie de plaisirs semble impliquer soit l’excès nuisible qu’on doit écarter, soit la restriction : dans les deux cas, cela paraît absurde. Ne faut-il donc pas séparer vie heureuse et plaisir ?
Ce qui donne l’illusion que la vie heureuse réside dans le plaisir, c’est qu’il est éprouvé rétrospectivement. C’est l’absence de plaisir, soit la douleur qui est la réalité positive comme Schopenhauer le soutient à juste titre dans Le monde comme volonté et comme représentation(1818, 1844). C’est la privation qu’on éprouve. Et c’est sur cette base qu’on se rappelle avoir été heureux. On ne peut donc identifier la vie heureuse avec la vie de plaisirs car cette dernière se montre bien plutôt comme une vie vide. Qui aurait une vie où les plaisirs se succéderaient aux plaisirs serait au comble de l’ennui s’il est vrai que ce sentiment de vacuité provient surtout de la satisfaction comme Jankélévitch (1903-1985) l’a noté dans L’aventure, l’ennui, le sérieux(1963).
On se tromperait également en pensant qu’une vie de plaisirs serait une vie où de grandes douleurs nous permettraient d’éprouver de grands plaisirs. D’abord, pris littéralement, ce serait absurde. Qui voudrait être torturé, violé, voir ses proches anéantis pour mieux ressentir le plaisir ? Mais même l’option de Calliclès dans le Gorgiasde Platon, qui reprend l’image de Socrate, selon laquelle il y a deux vies, l’une où on remplit de bons tonneaux qui conservent les bonnes denrées et l’autre où on remplit des tonneaux percés, à savoir que « la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » ne peut que laisser place à l’insatisfaction due au fait que le plaisir n’étant que dans le passage, il disparaît à peine éprouvé.
Aussi, du fait que le plaisir n’est pas durable, il ne peut constituer une vie heureuse. En effet, dans l’idée qu’on se fait du bonheur comme l’indique Durkheim dans De la division du travail social(1893), il y a l’idée d’une certaine constance. Le plaisir quant à lui apparaît de façon momentanée. Le bonheur lui est continu. En outre, le plaisir est toujours local. Il concerne telle partie du corps. Et c’est pour cela qu’il peut être négatif pour le tout. Par contre, le bonheur concerne la vie tout entière non seulement dans sa durée, mais dans son présent. Dès lors, il n’est pas possible de faire que la vie heureuse soit une vie de plaisirs.
Cependant, n’en vient-on pas ainsi à nier la possibilité de la vie heureuse. Car, que pourrait être ce bonheur si on le sépare du plaisir ? Ne va-t-il pas être l’absence de sensation ou quelque mystérieux sentiment différent du plaisir que nul n’a jamais vraiment éprouvé ? Ne faut-il pas que le sujet se dispose de telle sorte que le plaisir entre comme élément dans le bonheur ?
S’il est absurde de penser qu’une vie heureuse puisse ne pas être une vie de plaisirs, il est non moins clair que le plaisir pris in abstracto ne constitue pas le bonheur. C’est pourquoi il doit être lié à une condition, à savoir que le sujet soit actif. Déjà le Calliclès de Platon, dans le Gorgias, remarquait à juste titre que refuser le plaisir ou bien plutôt, considérer que la vie heureuse commençait lorsque les désirs étaient satisfaits, c’est finalement non pas une vie mais l’existence d’une pierre. Il rejetait ainsi l’image du bonheur proposé par Socrate. Son tort est de l’avoir lié à l’immoralité en soutenant que pour être heureux, il faut satisfaire tous ses désirs. Il faut bien plutôt satisfaire la vie en nous, c’est-à-dire l’activité.
En effet, comme Alain l’a bien noté dans ses Propos sur le bonheur(1925), il y a deux sortes de plaisirs. Il y a le plaisir reçu et le plaisir conquis. Le premier comme son nom l’indique implique une passivité du sujet. Le second résulte ou accompagne l’action décidée par le sujet. Le premier note-t-il déçoit toujours car, c’est par une sorte d’illusion qu’on croit qu’il faut le chercher. Cette déception tient au fait que dans l’action choisie, même lorsqu’elle implique de la peine, le sujet est libre et non contraint. Et c’est ce choix qui fait que l’action s’accompagne d’un plaisir. On peut l’illustrer avec Alain par l’exemple du sportif qui vise le trophée. En agissant, en s’entraînant, il prend du plaisir : ce que ne peut comprendre celui qui n’agit jamais. Comment alors entendre que la vie heureuse puisse être une vie de plaisirs ?
Si la vie heureuse est bien une vie de plaisirs, ce n’est nullement au sens d’une vie où les plaisirs seraient reçus. Une telle vie comprend des peines mais qui ne sont pas subies. Aussi, ces peines ne s’opposent pas aux plaisirs : elles les accompagnent. Non pas comme se succédant les unes aux autres comme Socrate le remarque dans le Phédon, mais comme s’accompagnant dans l’effort que fait un sujet qui veut agir et qui réalise cette volonté. C’est pour cela que la vie heureuse ainsi entendue se vit dans le présent de l’action qui enveloppe le futur immédiat. Elle n’est nullement rétrospective comme l’entendait Schopenhauer. En outre, le plaisir qui accompagne l’action n’est pas localisée mais concerne la personne tout entière, âme et corps, de sorte qu’on peut l’identifier avec le bonheur contrairement à ce que soutenait Durkheim.
Disons donc en dernière analyse que le problème était de savoir s’il y a des conditions qui font que la vie heureuse est une vie de plaisirs. S’il est vrai que le choix réfléchi des plaisirs au nom du plaisir paraît rendre possible l’identité de la vie heureuse et de la vie de plaisirs, elle semble plutôt s’en dissocier dans la mesure où le bonheur ne peut être éphémère comme le plaisir. Et pourtant, à la condition d’agir, bref, de vivre pleinement, la vie heureuse est bien une vie de plaisirs lorsqu’elle le produit plutôt que lorsqu’elle l’attend.
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