dimanche 18 novembre 2018

Corrigé d'une explication de Russell sur la morale

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Il est évident, pour commencer, que toute l’idée du bien et du mal est en relation avec le désir. Au premier abord, ce que nous désirons tous est « bon », et ce que nous redoutons tous est « mauvais ». Si nos désirs à tous concordaient, on pourrait en rester là ; mais malheureusement nos désirs s’opposent mutuellement. Si je dis : « Ce que je veux est bon », mon voisin dira : « Non, ce que je veux, moi ». La morale est une tentative (infructueuse, à mon avis) pour échapper à cette subjectivité. Dans ma dispute avec mon voisin, j’essaierai naturellement de montrer que mes désirs ont quelque qualité qui les rend plus dignes de respect que les siens. Si je veux préserver un droit de passage, je ferai appel aux habitants des environs qui ne possèdent pas de terres ; mais lui, de son côté, fera appel aux propriétaires. Je dirai : « À quoi sert la beauté de la campagne si personne ne la voit ? » Il répliquera : « Que restera-t-il de cette beauté si l’on permet aux promeneurs de semer la dévastation ? » Chacun tente d’enrôler des alliés, en montrant que ses propres désirs sont en harmonie avec les leurs. Quand c’est visiblement impossible, comme dans le cas d’un cambrioleur, l’individu est condamné par l’opinion publique, et son statut moral est celui du pécheur. 
La morale est donc étroitement liée à la politique : elle est une tentative pour imposer à des individus les désirs collectifs d’un groupe ; ou, inversement, elle est une tentative faite par un individu pour que ses désirs deviennent ceux de son groupe. 
RussellScience et religion, 1935.

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 


Corrigé.

Il arrive que sur certains sujets, les jugements moraux se trouvent en opposition alors que la morale prétend déterminer ce qui est bien et ce qui est mal de façon universelle. Comment donc est-ce possible ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de Science et religionde Russell paru en 1935.
Le philosophe veut montrer que la morale ne peut pas être universelle.
Pour ce faire, on verra comment elle est liée aux désirs ; puis comment se présente le différend moral et enfin comment la morale s’allie à la politique.


Russell commence par poser que les idées de bien et de mal sont en relation avec le désir. On peut entendre par là ce qui en nous se manifeste comme la tendance à obtenir quelque chose. Ce que tous désirent définit ce qui est bon et ce que tous craignent définit le mal. On voit donc que le bien et le mal s’entendent de façon universelle. Le bien et le mal sont donc conçus comme des valeurs valables universelles. Cette analyse que Russell présente comme une évidence, donc comme n’exigeant pas qu’on en rende raison, laisse de côté que le bien puisse être conçue comme une réalité en soi comme le fait Platon dans La République. En outre, on peut tous désirer quelque chose sans qu’il y ait accord entre nous. Kant donne comme exemple dans la Critique de la raison pratique(1788) François 1erqui voulait la même chose que son frère Charles – l’empereur Charles Quint – à savoir la ville de Milan : d’où la guerre. Ainsi, il n’est pas du tout évident comme le soutient Russell que les désirs étant les mêmes, ils ne conduisent pas à des conflits. Dès lors, le bien ne serait pas évidemment ce que tous désirent. Il serait plutôt ce que tous désirent de façon qu’il n’en résulte aucun conflit.
Toujours est-il que ce sont les désirs différents qui sont, selon lui, la cause des différends entre les hommes. Or, des désirs différents ne donnent pas lieu à conflit s’ils ont des objets différents. Russell donne comme exemple un différend entre deux voisins et il l’énonce en tenant la place de l’un des deux. Supposons que chacun des voisins estiment bon ce qu’il désire, l’un faire des carottes, l’autre faire des haricots. On ne voit pas comment un conflit serait possible. Disons donc que la diversité des désirs ne fait pas les conflits. Il faut pour que des désirs produisent des conflits que la réalisation par l’un aille à l’encontre de la réalisation de ses désirs par l’autre. Il n’en reste pas moins vrai qu’on peut accorder au philosophe de Science et religionque ce sont bien les oppositions de désirs dont il s’agit dans la morale.
Russell en déduit que la morale vise, sans succès de son point de vue, à sortir de la subjectivité du désir. Il faut entendre par là que c’est le seul sujet à partir de son désir qui saisit ce qui est bien ou non. Sortir de la subjectivité peut s’entendre en deux sens. Soit il s’agit de trouver une conception objective du bien et du mal, soit il s’agit de mettre en œuvre une telle conception, qu’elle soit objective étant secondaire. Lorsque Russell soutient que la morale est une tentative infructueuse, il ne peut l’entendre qu’au premier sens, puisque justement il montrera que la morale, quoique subjective, est bien mise en œuvre.

En quoi la morale échoue-t-elle ? Ne peut-elle pas harmoniser les désirs, par exemple en définissant comme fin ultime le bonheur du plus grand nombre ?


Russell montre que lors d’une dispute, chacun cherche à persuader l’autre. Comment est-ce possible si les désirs sont subjectifs ? Justement, la persuasion consiste à jouer sur les désirs de l’autre. Quand on veut persuader, on argumente en visant les désirs de l’autre. Au fond de toute persuasion, il y a une flatterie qu’illustre la fable fameuse de La Fontaine (1621-1695), « Le Corbeau et le Renard » (Fables, I, 2, 1668). Toutefois, les tentatives de persuasion que présente Russell, vise à montrer que le désir du sujet a des qualités qui le rendent digne de respect. Il s’agit là de notions morales. La dignité se dit de ce qui a une valeur par soi-même. Quant au respect, il et la marque de la relation morale qui fait qu’on a de la considération pour quelqu’un, voire quelque chose. Or, si pour valoriser son désir vis-à-vis des autres, je fais appel à des notions morales, comment puis-je considérer que la morale dérive du désir ?
Examinons donc les arguments qu’échangent les protagonistes. Le premier, que joue Russell, n’est pas propriétaire et il va faire à tous ceux qui n’ont pas de propriétés. Le second, propriétaire, va faire appel quant à lui aux autres propriétaires. Il s’agit donc pour les uns et les autres d’avoir avoir avec soi le plus grand nombre de personnes possibles. Cet appel consiste donc à sortir de sa subjectivité puisque le sujet cherche d’autres sujets qui auront le même désir que lui, désir qui ne crée pas d’antagonismes. Russell imagine alors l’argumentation de chacun. Le premier s’appuie sur la beauté du paysage qui suppose que le droit de passage soit laissé aux non propriétaires pour qu’ils puissent en profiter. Ce n’est pas l’intérêt qui est visé mais le sens de la beauté. Le second s’appuie également sur la beauté pour refuser le passage à ceux qui détruiraient les lieux. On voit donc d’une part qu’il s’agit d’argumenter et non de dominer par la force. D’autre part, l’appel à la beauté fait appel à une relation désintéressée à l’objet du désir. Ainsi, le désir est bien présent, mais en sourdine en quelque sorte. C’est un désir qui vise un objet qu’il laisse en quelque sorte à lui-même. Il est clair que s’il est possible d’arriver à définir ce qui est valable pour le plus grand nombre, on n’arrive toujours pas à une objectivité. Telle est l’objection qu’on peut faire à l’utilitarisme de Bentham de l’Introduction aux principes de morale et de législation(1789) : il est valable pour le plus grand nombre et non pour tous. Russell a donc raison de tenir en ce sens la morale pour subjective. De même, penser que les désirs pourraient être mesurés par les plaisirs que des hommes réfléchis et expérimentés définiraient comme les meilleurs à l’instar de John Stuart Mill dans L’utilitarisme(1861), ne permet pas de comprendre comment il serait possible de persuader ceux qui n’ont pas d’expérience.
En fait, dans l’argumentation morale, il s’agit de montrer la compatibilité entre les désirs, l’objectif étant d’avoir avec soi le plus grand nombre possible d’alliés. Le vocabulaire apparemment militaire ne doit pas tromper. Il ne s’agit pas immédiatement d’un rapport de force, mais d’arriver à sortir de la subjectivité. Or, cette tentative peut échouer totalement. Russell l’illustre avec le cas du cambrioleur. Son désir se heurte aux désirs des autres. En effet, il ne trouve pas suffisamment d’alliés pour que le désir de cambrioler soit accepté. Aussi l’opinion publique le condamne. Il passe pour un pécheur, c’est-à-dire quelqu’un qui commet des fautes qu’il pourrait ne pas commettre. Aussi on comprend que Russell ne considère pas le cambrioleur comme un pécheur puisque justement il veut montrer l’échec de la morale. Toujours est-il que Russell montre, peut-être sans le vouloir, qu’il y a des désirs qui sont impossibles à universaliser. À défaut de définir le bien, on pourrait définir ainsi le mal.

Aussi la morale est-elle un échec du point de vue de la tentative d’arriver à sortir de la subjectivité pour définir universellement le bien et le mal. Mais si elle n’y arrive pas, comment peut-elle néanmoins apparaître puisqu’on ne trouve pas autant de morales qu’il y a d’individus ?


Russell en déduit que la morale est liée à la politique. Comment l’entendre ? Si la morale était une tentative réussie de sortir de la subjectivité du désir, alors il serait possible de définir objectivement le bien et le mal en ce sens qu’il y aurait des désirs universels et des aversions non moins universelles. Dès lors, la morale s’imposerait d’elle-même. Comme la morale ne peut l’être, c’est-à-dire finalement qu’il n’y a pas de morale mais plutôt des morales qui rassemblent plus ou moins d’individus, il faut pour qu’il y ait une morale dans une société, que l’opinion publique lui soit acquise, bref, qu’elle soit générale à défaut d’être universelle. Il faut donc comprendre que la politique est ce qui fait être un groupe social, ce qui les fait tenir ensemble. La morale ne pouvant s’imposer d’elle-même passe donc par la politique. Reste à savoir comment elle opère ? Est-ce par la force ou bien autrement ?
Ce qui donne à penser qu’il s’agit d’un pur rapport de force, c’est que Russell présente une première modalité de la relation entre morale et politique où il présente celle-là comme visant par celle-ci à imposer le point de vue collectif d’un groupe aux individus. Reste à savoir comment ce point de vue collectif est possible et surtout s’il ne peut pas être universel. En effet, collectif se dit de ce qui est valable pour le groupe en tant que tel. Ainsi, la politique si on l’entend comme ce qui permet justement au collectif d’être, implique que chaque individu s’y soumette. On peut donc comprendre qu’imposer implique qu’on use de la force. Pourtant, cet usage qu’on trouve dans la punition, n’est pas ce qui caractérise la morale dans cet extrait. En effet, Russell a montré des arguments qui s’opposent. Ainsi, imposer les désirs collectifs aux individus, signifie les persuader en usant d’arguments pour qu’ils renoncent à leurs désirs sur la base d’autres désirs. Si des désirs collectifs sont possibles, il semble alors possible de concevoir des désirs qui soient les mêmes pour tous les hommes. La morale ne paraît pas alors si subjective que le prétend Russell.
Ce qui le montre, c’est que Russell envisage l’inverse, c’est-à-dire qu’un individu tente de faire partager ses désirs aux autres. Et il ne peut se servir que de la persuasion. Dès lors, le rapport de force est là impossible. Aussi la dimension de la politique dont il est question dans ce texte est-elle celle de la parole persuasive. C’est par elle que la morale tente d’être, c’est-à-dire de s’universaliser. Or, comme Russell a montré d’une part qu’il y a des désirs qui ne le peuvent pas et d’autre part qu’il y a des tentatives pour faire partager les désirs, on peut concevoir un élargissement de la morale qui distinguerait des désirs qui sont vraiment collectifs et d’autres qui sont finalement indifférents. Il s’agirait donc de s’entendre, non seulement sur ce qu’est le mal, mais également ce que serait le bien au minimum.


Disons donc en guise de conclusion que le problème dont il est question dans cet extrait de Science et religionde Russell de 1935 est celui de la possibilité de la morale. Russell montre son lien avec le désir et surtout qu’elle se montre selon lui impossible parce que les hommes ne s’entendent pas sur les désirs. Pourtant, ils essaient de se persuader mutuellement. Mieux : il y a des désirs collectifs et des désirs strictement individuels qui s’opposent à eux. On peut donc concevoir un travail de réflexion qui dégage les désirs strictement universels des autres pour rendre possible cette morale que Russell jugeait impossible.


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