jeudi 17 septembre 2015

Le bonheur (L, ES, S) – corrigé d’une explication de texte d’Alain sur la possibilité du bonheur.

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu’il n’y a point de bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on se fait ne trompe point. C’est apprendre, et l’on apprend toujours. Plus on sait, et plus on est capable d’apprendre. D’où le plaisir d’être latiniste, qui n’a point de fin, mais qui plutôt s’augmente par le progrès. Le plaisir d’être musicien est de même. Et Aristote dit cette chose étonnante, que le vrai musicien est celui qui se plaît à la musique, et le vrai politique celui qui se plaît à la politique. « Les plaisirs, dit-il, sont les signes des puissances. » Cette parole retentit par la perfection des termes qui nous emportent hors de la doctrine ; et si l’on veut comprendre cet étonnant génie, tant de fois et si vainement renié, c’est ici qu’il faut regarder. Le signe du progrès véritable en toute action est le plaisir qu’on y sait prendre. D’où l’on voit que le travail est la seule chose délicieuse, et qui suffit. J’entends travail libre, effet de puissance à la fois et source de puissance. Encore une fois, non point subir, mais agir.
Chacun a vu de ces maçons qui se construisent une maisonnette à temps perdu. Il faut les voir choisir chaque pierre. Ce plaisir est dans tout métier, car l’ouvrier invente et apprend toujours. Mais, outre que la perfection mécanique apporte l’ennui, c’est un grand désordre aussi quand l’ouvrier n’a point de part à l’œuvre, et toujours recommence, sans posséder ce qu’il fait, sans en user pour apprendre encore. Au contraire, la suite des travaux et l’œuvre promesse d’œuvre est ce qui fait le bonheur du paysan, j’entends libre et maître chez lui. Toutefois il y a grande rumeur de tous contre ces bonheurs qui coûtent tant de peine, et toujours par la funeste idée d’un bonheur reçu que l’on goûterait. Car c’est la peine qui est bonne, comme Diogène dirait ; mais l’esprit ne se plaît point à porter cette contradiction ; il faut qu’il la surmonte, et, encore une fois, qu’il fasse plaisir de réflexion de cette peine-là.
Alain, Propos sur le bonheur (1925).

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

[Ce texte est extrait du Propos du 15 septembre 1924 intitulé « Aristote » et est le numéro XLVII du recueil, Propos sur le bonheur, paru en 1925, puis en 1928.]

Corrigé

Le chœur de l’Œdipe-roi de Sophocle (~495-~405 av. J.-C.) chante l’incertitude du bonheur humain. Œdipe passe du summum du bonheur, roi aimé de Thèbes, sauveur de la cité, mari de la reine et père de quatre enfants, à l’extrême du malheur, parricide, mari incestueux, qui s’aveugle lui-même. Tout se passe donc comme si le bonheur n’était pas possible pour l’homme. Pourtant, s’il est vrai que la chance peut ne pas nous sourire selon l’étymologie de bonheur, ne pouvons-nous pas par nous-mêmes nous rendre heureux ?
Tel est le problème que résout Alain dans cet extrait de ses Propos sur le bonheur. Le philosophe veut montrer que l’idée fausse du bonheur selon laquelle il est reçu nous empêche d’accéder au seul vrai bonheur qui nous est accessible qui réside dans le plaisir pris à l’action libre.
Il commence par montrer que le bonheur consiste dans le fait d’apprendre qui vient de nous. Il montre ensuite en quoi le bonheur est dans le travail libre. Enfin il rejette l’idée que la peine puisse nuire au bonheur.

Alain expose d’abord la thèse qu’il veut combattre, à savoir qu’il n’est pas possible d’atteindre le bonheur. Il semble l’accorder en précisant que le bonheur qu’on ne peut  atteindre est celui qui est reçu. Il faut comprendre qu’un tel bonheur, conformément à l’étymologie du terme (bonum augurum) qui désigne une heureuse rencontre, ne dépend de nous. Aussi les événements peuvent nous ravir ce qu’ils nous ont accordé. C’est pourquoi on pense que le bonheur qui n’est pas une simple satisfaction passagère mais un état durable de joie est insaisissable. Or, de façon déroutante, Alain accorde une vérité à l’opinion qu’il combat, en niant ce qu’elle présuppose, à savoir que le bonheur est reçu. Il ne nie pas pour cela que le bonheur soit possible. C’est pourquoi il lui oppose sa thèse sur le bonheur.
Elle consiste à considérer que le bonheur véritable réside dans l’action même du sujet. Or, lorsqu’on entreprend quelque chose, il peut se faire que les événements nous soient contraires. Qu’est-ce donc qui dans l’action ne dépendrait que de nous ? Selon Alain, le bonheur qui ne dépend que de nous consiste à apprendre. Or, là encore, on pourrait dire qu’il ne dépend pas toujours de nous qu’on apprenne. Dire qu’on apprend toujours permet à Alain de penser la continuité du bonheur. Il précise cela en indiquant que celui qui sait n’est pas celui qui n’a plus rien à apprendre, mais au contraire celui qui est encore plus capable d’apprendre. C’est dans l’acte même d’apprendre que se situe le bonheur. Alain l’illustre avec l’exemple du latiniste. C’est qu’en effet, ce qu’il apprend c’est le latin. C’est donc quelque chose qui est connu par d’autres. Aussi plus il apprend, plus il sait et plus il peut apprendre. Alain prend comme deuxième exemple celui du musicien. S’il est vrai que le musicien qui apprend de la musique qui existe déjà ne peut qu’apprendre indéfiniment, il n’en est peut-être pas de même du musicien qui veut créer. Dès lors, il demeure une ambigüité dans le propos d’Alain.
Aussi ce dernier exemple est l’occasion pour Alain de se référer à Aristote. En effet, il reprend deux exemples d’Aristote, l’un relatif à la musique et l’autre à la politique. Aristote définit le vrai musicien et le vrai politique selon les dires d’Alain par le fait que l’un et l’autre éprouve du plaisir dans l’activité. On voit donc que ce n’est pas n’importe quelle activité qui permet le bonheur, mais celle qui correspond à l’individu. Ce qu’Alain néglige de préciser, c’est comment on peut savoir quelle est l’activité qui nous correspond. Il faut la découvrir. Or, il est possible que quelqu’un vive dans des conditions telles qu’il ne trouve pas son activité. En ce sens, le bonheur comprend quelque chose de reçu malgré qu’Alain en ait.
Toujours est-il que le philosophe cite Aristote en lui donnant raison. La citation généralise les exemples, à savoir que le plaisir a valeur de signe des puissances. Par ce dernier terme, il faut comprendre une capacité. À la musique en puissance le musicien, c’est-à-dire celui qui est capable à tout moment de faire de la musique et de même pour la politique. Dire que le plaisir est signe d’une puissance, c’est dire qu’il permet à celui qui prend du plaisir à une activité de savoir que c’est la sienne. Mais encore une fois, encore faut-il qu’il rencontre l’activité qui est sienne en puissance. Quelques mots qui forment une parenthèse constituent une apologie d’Aristote dont le génie n’a pas été assez reconnu selon Alain et dont la thèse énoncée lui paraît être une manifestation remarquable. Alain résume sa thèse en précisant que le plaisir est le signe du progrès. Mais comme il précise que c’est le plaisir qu’on est capable de prendre dans l’action elle-même, il faut comprendre que ce plaisir n’est pas ce qui résulte de l’action, mais ce qui l’accompagne.
Or, toute action implique de faire quelque chose. Cela signifie donc paradoxalement que le bonheur peut se trouver dans le travail qui passe pour souffrance et peine. Comment est-ce possible ?

Alain en déduit que le travail est une « chose délicieuse ». Il précise que c’est la seule. Or, délicieux s’entend de ce qui nous fait plaisir. Il est clair que le travail qui, étymologiquement, peut être dérivé du latin “tripalium”, qui désignait un instrument sur lequel on attachait les esclaves pour les torturer, ne passe pas habituellement pour délicieux. Alain précise qu’il ne parle pas du travail en général, mais du travail libre. Il précise qu’un tel travail est à la fois effet de puissance et source de puissance. Effet, en tant qu’il provient de l’activité. Source en tant qu’il donne justement la capacité. On retrouve là l’idée que le bonheur réside dans une activité qui repose sur soi. Aussi indique-t-il qu’il répète que c’est dans l’action que réside le bonheur et non dans la passivité, celle de l’attente d’une satisfaction. Or, pourquoi serait-ce dans le seul travail que résiderait la possibilité du bonheur ?
Alain illustre son propos en se référant à un exemple qui a pu être observé par n’importe lequel de ses lecteurs, à savoir celui de maçons qui, dans leur temps libre, se construisent une maison. Il est clair d’abord que construire une maison fait partie du travail du maçon. Mais la maisonnette que construit le maçon que prend Alain en exemple est celle qu’il veut construire pour lui hors de son travail au sens du métier. Il précise l’exemple en demandant qu’on pense au maçon en train de choisir chacune de ses pierres. Voilà donc le travail libre. Pourquoi donc le travail est-il seul à rendre possible le bonheur ? Parce que seul le travail entendu au sens d’une libre activité ne dépend que de soi.
Alain généralise son exemple en disant qu’on trouve le plaisir de faire dans tous les métiers. Il faut comprendre non pas qu’un métier procure du plaisir mais que c’est le contenu du métier qui procure du plaisir. Le prouve la raison qu’il en donne, à savoir que dans son métier, l’ouvrier crée et apprend dans son activité.
Pour le prouver, il oppose à ce travail qui rend heureux, « la perfection mécanique ». Il faut entendre par là que le travail est bien fait mais de façon telle qu’une machine pourrait le faire. Aussi n’y a-t-il rien de libre. Aussi un tel travail « apporte l’ennui ». On désigne par là le sentiment d’une sorte de vide senti qui est paradoxal en ce qui concerne le travail qu’il consiste justement à faire quelque chose.
Il oppose également le fait sociopolitique de la dépossession de l’ouvrier qui réside en ce que l’œuvre ne lui appartient pas. C’est le cas du travail moderne où l’ouvrier ne réalise qu’une partie de la tâche globale. Aussi ne peut-il que répéter. Bref, le travail qui ne rend pas heureux, est le travail aliéné pour parler comme le jeune Marx des Manuscrits de 1844 (posthume, 1932). Il ne peut rien apprendre et donc ne peut être heureux.
Alain oppose donc au travail non libre le travail libre qu’il illustre par l’exemple du paysan. Il parle bien sûr du paysan propriétaire de sa terre, en quoi on voit en quoi la propriété peut être liée à la liberté. Une condition politique se dessine donc pour que les hommes soient heureux. Et cette condition politique, il ne dépend nullement absolument de chacun qu’elle soit. On peut donner donc raison à Aristote qui déclarait que le bien vivre, soit le bonheur est la fin de la cité dans sa Politique (I, 2).
Or, ce qui s’oppose à la réalisation du bonheur, c’est l’idée répandue qu’Alain nomme « rumeur » qui refuse la peine. Et la condition, c’est justement la croyance que le bonheur est reçu. Aussi, non seulement l’idée que le bonheur est reçu est fausse, mais elle est un obstacle à l’accession au bonheur en ce sens qu’elle empêche de voir que la peine est bonne. Qu’entendre par là ? Ne vaut-il pas mieux vivre sans peine ? Est-elle un ingrédient qui permet d’apprécier le plaisir ?
Dire que la peine est bonne ne signifie nullement qu’il faut souffrir pour obtenir du plaisir parce que le désir serait manque et le plaisir comblerait ce manque. Sinon, il faut alors penser que le bonheur est impossible et le rejeter comme une sorte d’illusion à l’instar de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Aussi Alain lorsqu’il donne comme raison que la peine est bonne, argument qu’il rapporte à Diogène [le philosophe cynique du IV° siècle av. J.-C. Alain a certainement trouvé cette référence au chapitre 2 du livre VI des Vies, opinions et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce, III° siècle ap. J.-C.). Celle-ci désigne l’effort qui nous donne la puissance. Or, cette peine ne précède pas le plaisir : elle l’accompagne. Elle est bonne non seulement parce qu’elle nous permet d’acquérir une capacité, mais en outre pendant l’effort lui-même, le plaisir pris à l’activité se manifeste.
Pour que cette peine en ce qu’elle comprend quand même de douleur ne soit pas un obstacle au bonheur, il est nécessaire selon Alain par la réflexion de transformer cette peine en un plaisir. Il y a en effet contradiction entre peine et plaisir. L’esprit qui pense cette contradiction souffre. S’il la surmonte – ce que le philosophe justement fait dans son texte – alors il trouvera du plaisir. Dès lors, la réflexion sur le bonheur est elle-même une condition pour être heureux.

Bref, le problème dont il est question dans cet extrait des Propos sur le bonheur d’Alain était de savoir si le bonheur peut être obtenu par l’individu ou bien s’il est reçu et dépend d’autre chose que de l’individu. Le philosophe montre donc que le bonheur dépend de notre activité à la condition qu’elle soit libre et qu’on y trouve du plaisir. Si la thèse d’Alain a le mérite de nous inviter à travailler pour obtenir ici et maintenant le bonheur dans l’activité elle-même, elle néglige dans cet extrait les circonstances extérieures qui ne dépendent pas absolument de nous qui rendent possible qu’on puisse le réaliser, à savoir les conditions politiques qui permettent à tous les hommes de se réaliser, à savoir qu’ils soient libres, qu’ils puissent chercher ce qui leur plaît grâce à une riche éducation et qu’ils puissent posséder ce qui permet de travailler à son bonheur.



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