samedi 5 septembre 2015

La morale (L, ES, S) – corrigé d’une dissertation : Peut-on s’affranchir de la conscience morale ?

Hamlet à qui le fantôme de son père lui a demandé de se venger hésite. Il s’interroge en un monologue célèbre : « la conscience fait de nous autant de lâches » dit-il (traduction Guizot de « Thus conscience does make cowards of us all »). Il exprime ainsi qu’il veut s’affranchir de la conscience morale. Est-ce possible ?
S’affranchir, c’est se libérer de quelque chose qui nous empêche d’être nous-mêmes. Or, c’est par la conscience morale que nous agissons librement en faisant ce que nous devons faire et non ce que nous désirons faire de sorte qu’il paraît impossible au sens moral de s’affranchir de la conscience morale de même qu’il paraît impossible de se libérer de soi.
Et cependant, cette voix qui nous dicte quels actes sont bons et quels asctes sont mauvais est-elle véritablement notre voix ? N’appartient-elle pas à autre chose que nous, à la société ou à la culture, de sorte qu’il serait possible moralement de s’affranchir de la conscience morale, voire possible de se libérer soi-même en s’en affranchissant.
On peut donc se demander s’il est possible et légitime de s’affranchir de la conscience morale.


La conscience morale apparaît comme la voix qui, en nous, sépare le bien du mal. Elle s’impose à nous et se fait entendre sans notre consentement. Elle nous fait éprouver un sentiment négatif, le remords, lorsque nous nous sommes rendus coupables d’un acte contraire à ce qu’elle prescrit. Dès lors, la conscience morale apparaît comme différente de moi puisque je peux déchoir de ce qu’elle m’enjoint de faire ou de ne pas faire. Elle n’est pas moi, pouvoir s’en affranchir a donc un sens. Mais qu’est-elle ? Est-il légitime de vouloir s’en affranchir puisque cela paraît avoir un sens ?
Il est clair que cette conscience morale doit provenir d’autre chose que moi. Or, n’est-ce pas de la société, soit sous la forme du groupe auquel j’appartiens, soit la société en général ? En effet, il n’y a pas de société humaine si je n’obéis pas aux obligations du groupe. Et cette obligation est nécessaire sans quoi il n’y a pas de société possible. En effet, l’homme n’a pas d’instinct social comme les insectes sociaux comme Bergson l’a montré dans Les Deux sources de la morale et de la religion (1932). Dès lors, le projet de s’en affranchir a une légitimité si et seulement s’il s’agit d’être soi-même et s’il est moral d’être soi-même. Dès lors, pourquoi vouloir s’en affranchir ?
La transgression d’une prescription morale n’est pas s’affranchir de la conscience morale puisque elle se manifeste justement par le remords. Si Dostoïevski (1821-1881) a raison de penser dans ses Souvenirs de la maison des morts (1862) que ses compagnons de bagne en Sibérie n’avaient aucune conscience ou aucun remords, c’est parce qu’ils manquaient de conscience morale et non parce qu’ils s’en étaient affranchi. C’est du remords ou de la bonne conscience qu’il faudrait s’affranchir. Or, c’est parce que la conscience morale nous paraît contraire à la morale. Autrement dit, je ne puis m’affranchir de la conscience morale qui est la voix de la société en moi que si et seulement si elle apparaît absurde ou immorale. C’est bien le cas selon Montaigne dans les Essais (I, 22 « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe ») dans la mesure où les règles que la coutume nous imposent sont sans valeurs. Tel fut le point de vue du libertinage érudit du xvii° siècle qui remet en cause à l’instar de Montaigne et en suivant sa leçon la morale chrétienne admise. N’est-ce pas elle qui conduisit au fanatisme religieux qui se déchaîna en Europe et contre les Indiens du nouveau monde ?
Cependant, si c’est pour des raisons morales que nous voulons nous affranchir de la conscience morale, force est alors de remarquer l’absurdité d’une telle tentative. Car, on admet implicitement une conscience morale légitime qui s’oppose à ses contrefaçons. Ne faut-il pas plutôt penser que la conscience morale ne nous est pas du tout étrangère et que par conséquent il est absolument impossible et illégitime de s’en affranchir ?

En effet, si la conscience morale n’était que la coutume, il ne serait pas possible de s’y opposer. Certes, il serait possible de s’opposer à une coutume, mais ce serait au nom d’une autre. Par exemple, lorsque Socrate refuse d’obéir aux coutumes athéniennes, notamment celle qui permettait de partir en exil plutôt que d’être exécuté comme le montre le dialogue de Platon, le Criton, il obéit certes aux lois d’Athènes comme la fameuse prosopopée des lois qu’il énonce le montre. Membre de la cité grâce aux Lois, il les a toujours acceptées. Il ne peut pas moralement s’en départir. Les Lois constituent même son être de citoyen. Mais, il introduit bien ici le point de vue personnel du sujet moral. Qu’est-ce à dire ?
La conscience morale doit être la même chez tous sans quoi elle ne serait que l’expression des intérêts du sujet, c’est-à-dire qu’elle n’existerait pas. Mais, elle est aussi personnelle en ce sens qu’elle est pour le moi la réalité de l’exigence que je suis tenu d’être. Car la conscience n’est pas une identité figée mais une identité à être, bref, une exigence. C’est là le sens du reproche que le sujet se fait à lui-même lorsqu’il n’a pas réussi à être ce qu’il a voulu être. Dès lors, le sujet peut éprouver des remords et être lui-même. Donc il ne peut ni ne doit s’affranchir de ce qui le constitue.
Ajoutons que lorsque le sujet agit moralement, loin d’être contraint, il est libre. C’est que l’obligation n’a de sens que si et seulement si le sujet a le choix. C’est pour cela que Rousseau dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » du livre IV de l’Émile ou de l’éducation (1762) lui fait dire que c’est la conscience qui fait de l’homme un être libre. Sans conscience, il n’aurait d’autre raison d’agir que son intérêt. La conscience lui propose le bien moral comme fin. Dès lors, non seulement l’homme ne peut s’affranchir de ce qui fait qu’il est homme et non bête, mais en outre, loin de l’affranchir, la perte de la conscience morale serait au contraire ce qui lui ferait perdre la condition de tout affranchissement, à savoir la liberté.
Cependant, obéir en tout point à l’exigence morale qu’est la conscience morale en nous, c’est finalement arriver à une position de sacrifice de soi qui n’est peut-être pas du tout raisonnable, voire qui peut prendre une forme pathologique. Dès lors, ne faut-il pas penser qu’il est possible et légitime de s’affranchir de la conscience morale ?

Si la conscience morale est en nous l’exigence morale elle ne nous définit pas entièrement. Car à cette exigence, il doit y avoir une réponse. Cette réponse c’est celle du sujet que je suis, avec ses désirs et ses volontés qui ne sont pas toujours déterminés par l’exigence morale. La première condition pour qu’on puisse s’affranchir de la conscience morale est donc atteinte : elle n’est pas seule à me définir.
Ce qui le confirme, c’est qu’elle est susceptible de s’opposer à mes désirs ou mes volontés. C’est ce qu’exprime l’idée d’être maître de soi qui n’aurait aucun sens si les désirs que j’aurais à maîtriser n’étaient pas non seulement les miens mais une part de moi-même. En ce sens l’expression de Freud pour les nommer, à savoir le Ça, masque cette appartenance à mon être (cf. « Le Moi et le Ça », 1923). Dès lors, lorsque la conscience morale exige le sacrifice total de soi il apparaît nécessaire et légitime de tenter de s’en affranchir.
En effet, la conscience morale prescrit simplement des exigences. Elle implique que le sujet s’y conforme sans jamais se préoccuper de son intérêt. Elle peut donc aller au-delà de ce qui est nécessaire et prescrire que le sujet mette en cause son intégrité morale ou physique. Le scrupule de conscience qui va jusqu’à la cruauté exercée sur soi, le refus de tout plaisir par peur d’agir contrairement aux exigences morales, la culpabilité pour la moindre faiblesse qui torture lentement et mine voire détruit, sont quelques exemples des excès de la conscience morale que le sujet est en droit de combattre. Freud dans les Cinq leçons sur la psychanalyse donne l’exemple d’une de ses malades qui souffrait d’avoir désirée son beau-frère sur le lit de mort de sa sœur. Elle en tomba gravement malade. Grâce à la cure elle réussit à se libérer d’une culpabilité pour le moins exagérée. Dès lors, ne pas obéir à sa conscience morale, c’est en quelque sorte refuser une sorte de tyrannie dévastatrice et se disposer à agir librement, c’est-à-dire en réfléchissant à la valeur de ce qu’on fait.


En somme, nous nous sommes demandé s’il est possible de s’affranchir de la conscience morale. Si elle résulte de la coutume, ce serait possible et légitime pour se libérer d’une contrainte. Mais ce ne peut être que pour des raisons morales. Donc la conscience morale est une part de la liberté C’est donc seulement lorsque la conscience morale nous tyrannise qu’il est possible de s’en affranchir par la réflexion et qu’il est légitime de le faire pour être véritablement libre.



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