Sujet.
Expliquez le texte suivant :
La société (…) est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C’est de la société que nous vient tout l’essentiel de notre vie mentale. Notre raison individuelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu’est la science, qui est une chose sociale au premier chef et par la manière dont elle se fait et par la manière dont elle se conserve. Nos facultés esthétiques, la finesse de notre goût dépendent de ce qu’est l’art, chose sociale au même titre. C’est à la société que nous devons notre empire sur les choses qui fait partie de notre grandeur. C’est elle qui nous affranchit de la nature. N’est-il pas naturel dès lors que nous nous la représentions comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d’où ce dernier émane ? Par suite, on s’explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinions devant elle avec déférence.
Le croyant s’incline devant Dieu, parce que c’est de Dieu qu’il croit tenir l’être, et particulièrement son être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d’éprouver ce sentiment pour la collectivité.
Émile Durkheim, Sociologie et Philosophie, 1906
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
Quelle morale pour notre époque ? En effet, si les philosophes ont réfléchi à la morale, force est de constater que ce sont les religions qui souvent ont fourni les principes de la morale. Or, notre époque est plus ou moins laïque. Si la religion reste un phénomène social, elle n’exerce plus de prééminence sur les esprits. C’est bien plutôt l’individualisme qui règne. Quelle morale donc pour notre époque ?
Tel est le problème dont il est question dans ce texte de Durkheim extrait de Sociologie et Philosophie de 1906.
Durkheim veut montrer que c’est la société qui doit être le principe de la morale, autrement dit que c’est à la société que nous devons respect et obéissance.
Pour cela, Durkheim va montrer ce que nous devons à la société, puis que c’est ce qui justifie qu’on la respecte avant de comparer notre attitude envers la société à celle d’un croyant envers la religion. Ce qui nous amène à nous interroger sur la validité de sa conception de la morale.
Durkheim commence par noter tout ce qu’on doit à la société. Il énonce deux premières thèses, à savoir que la société est la source de tous les biens intellectuels et qu’elle en est également le lieu. Ces biens intellectuels constituent selon lui la civilisation. On peut entendre par là soit ce qui fait la vie de certaines sociétés, soit ce par quoi certaines sociétés ont quitté un mode de vie primitif. Peut-être faut-il prendre le terme dans ces deux sens. Toujours est-il qu’il ajoute une autre thèse, à savoir que notre vie mentale est l’origine essentielle de notre vie mentale. Autrement dit, sans la société, notre vie mentale ne serait pas ce qu’elle est. Il le montre d’abord pour la science. Œuvre collective, c’est elle qui fait notre raison individuelle, c’est-à-dire la raison de chaque individu. Elle a pour source la raison collective, c’est-à-dire la raison qui donne son unité à un groupe plus ou moins important d’individus. Selon Durkheim, c’est la raison collective qui fait l’essence et la valeur de la raison individuelle à deux points de vue : la façon dont elle se fait et la manière de se conserver. Il faut comprendre qu’il n’y a de science que par la coopération des scientifiques, voire par l’utilisation des techniques qui ont cours dans une société. Et c’est la société et non l’individu qui assure la conservation des œuvres scientifiques qui permettent des progrès.
Outre la science, l’art apparaît aussi à Durkheim une œuvre collective. Il lui attribue à la fois les facultés esthétiques et le goût des membres de la société. Par facultés esthétiques, il faut entendre tout ce qui permet de développer la capacité à appréhender les œuvres d’art. Quant au goût, il faut entendre une des facultés esthétiques, celle qui nous permet de discriminer le beau et le laid. Si la société est requise, c’est parce que l’art présuppose la société, une vie pacifiée, un public réceptif, une tradition de pratiques et d’œuvres. Quelque génial qu’il soit, un artiste ne peut se passer de la société pour créer et montrer son œuvre, ne serait-ce que la société postérieure.
Enfin, nous devons aussi à la société notre empire sur les choses, c’est-à-dire notre domination sur elles. C’est la technique, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs fabriqués qui permettent de créer des outils ou des objets, qui rend possible cette domination. Durkheim en déduit que la société nous affranchit, c’est-à-dire nous libère, de la nature. Il faut comprendre que grâce aux objets techniques, nous ne subissons pas les effets de la nature mais nous pouvons au contraire réaliser nos fins. Et les objets techniques, nous les fabriquons ou en usons en coopération avec les autres et sur la base des techniques qui nous ont été transmises.
On voit donc que Durkheim a montré que nous devons à la société l’essentiel de nos capacités intellectuelles, disons même ce qui fait de nous des humains. Comment concevoir à partir de là que l’homme fasse de la société une entité morale ?
Durkheim en déduit une première conséquence selon laquelle il est naturel de considérer la société comme un être psychique supérieur à l’être que nous sommes. Cette supériorité tient au fait que la société est plus importante que l’être que nous sommes. Mais pourquoi un être psychique ? Durkheim conçoit la société comme une entité à partir de l’idée de collectivité. Elle a donc l’unité d’un être et n’est pas simplement la collection des individus qui la composent. Comme il n’est pas possible de lui attribuer un corps, il reste à la concevoir comme un esprit si elle doit être indépendamment de l’homme.
Il en déduit comme seconde conséquence que nous considérons la société comme ce d’où nous venons. Reste à savoir ce que désigne ce « nous ». S’agit-il des hommes en général ou des hommes de l’époque de Durkheim ou encore du sociologue qui réfléchit à la relation entre la société et l’individu ? Il ne peut s’agir des hommes en général puisque dans nombre de sociétés, c’est la religion qui fait la morale. C’est Dieu qui dicte le décalogue dans la Torah ou dans l’Ancien testament (Exode, 20, 2-17 ; Deutéronome, 5, 6-21). Le sociologue peut ainsi penser la société, mais s’il est seul, cela ne fait pas une morale. Il faut donc comprendre plutôt qu’il s’agit des hommes de l’époque de Durkheim pour qui la religion n’a plus la force qu’elle avait jusqu’au XVI° ou XVII° et qui ont besoin d’un autre fondement de la morale.
Des deux conséquences, il peut alors en titrer une troisième conséquence, à savoir que la société est la source de la vie morale. En effet, elle exige des sacrifices. Et nous faisons lesdits sacrifices, au moins les petits et parfois les grands. Il est clair que nous ne pouvons les faire pour nous puisque justement ils vont à l’encontre de notre intérêt : c’est ce qui définit un sacrifice. Dès lors, nous les faisons pour la société. Nous la considérons avec déférence, c’est-à-dire avec un profond respect dû à un supérieur. Ce n’est donc pas l’intérêt bien compris, le souci du bonheur du plus grand nombre selon le principe utilitariste, tel que l’ont admis Jeremy Bentham dans l’Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789) et John Stuart Mill dans son ouvrage L’utilitarisme (1861), qui peut fonder la morale.
S’il est vrai que la société peut être pensée comme un être qui nous est supérieur et qui fait notre être mental et donc comme un fondement possible de la morale, faut-il véritablement considérer que la société est seule capable de jouer ce rôle ? La religion ne le peut-elle pas ? D’autres hommes ne peuvent-ils pas jouer ce rôle ?
Durkheim analyse l’attitude du croyant vis-à-vis de la religion. Il montre que Dieu joue un rôle moral par la dette qu’on admet avoir envers lui quant à notre être. C’est donc la croyance dans ce qu’on pense être notre origine qui fonde notre moralité. Dans le cas de la religion, on attribue à la divinité l’origine surtout de notre âme. Durkheim peut faire implicitement allusion aux doctrines théologiques selon lesquelles le corps est produit par les parents et l’âme est introduite “dans” le corps à la naissance par Dieu (on nomme une telle position créatianisme, cf. Augustin, lettre 190).
Il raisonne alors par analogie pour considérer qu’il en va de même de l’homme moderne qui vivant en société, peut légitimement considérer la société comme la source de la moralité dans la mesure où il estime que c’est d’elle que vient son être, autrement dit, que c’est la société qui lui donne son âme, c’est-à-dire ce par quoi il peut agir moralement. Mais la survie de la religion dans les sociétés modernes rend difficile de faire de la seule société le fondement de la morale.
Or, justement, si Dieu peut être considéré comme le créateur de toute chose, la société ne peut être considérée de la même façon. En effet, elle est bien une condition des biens intellectuels, mais les hommes qui la composent sont également capables de contribuer à son développement. Dans cette mesure, on devrait avoir une attitude déférente, non pas pour la société en tant que telle, mais bien plutôt pour les grands hommes. Ils sont tout autant capables d’inspirer des actions ou des comportements par imitation. La société n’est donc pas le seul être capable d’inspirer une attitude morale. Ainsi, les disciples de Socrate comme Platon l’ont pris pour modèle et l’ont imité. Ils n’ont pas imité la société athénienne. Au contraire ils se sont opposés à elle.
Disons donc en guise de conclusion que le problème dont il est question dans ce texte de Durkheim extrait de Sociologie et philosophie de 1906, est celui de savoir si la société peut être considérée comme la source de la morale. On a vu que Durkheim en faisant fond sur le rôle de la société dans le développement de la vie mentale de l’homme dans les domaines de la science, de l’art et de la technique met ainsi en lumière tout ce qu’on lui doit. En la pensant par analogie avec Dieu, il en déduit qu’elle est la source de la morale. Or, si nous devons maintes choses à la société, il n’en reste pas moins vrai qu’elle ne fait pas la totalité de notre être. Dès lors, on ne peut la considérer comme la source de la moralité à l’instar de la divinité.
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