Salviati [1] : La raison la plus forte qu’avancent tous les auteurs [2] est celle des corps lourds qui tombent de haut en bas en ligne droite, perpendiculairement à la surface de la Terre ; ils y voient un argument irréfragable en faveur de l’immobilité de la Terre : si la Terre accomplissait la rotation diurne, une tour, du sommet de laquelle on laisserait tomber une pierre, serait emportée par le tournoiement de la Terre ; elle aurait donc, pendant le temps de chute de la pierre, parcouru plusieurs centaines de coudées vers l’est, et c’est à cette distance du pied de la tour que la pierre devrait percuter le sol.
Ils confirment cet effet par une autre expérience : laissons tomber une boule de plomb du haut du mât d’un navire au repos et notons l’endroit où elle arrive, tout près du pied du mât ; si, du même endroit, on laisse tomber la même boule quand le navire est en mouvement, le lieu de sa percussion sera éloigné de l’autre d’une distance égale à celle que le navire aura parcourue pendant le temps de chute, et tout simplement parce que le mouvement naturel de la boule, laissée à sa liberté, se fait en ligne droite vers le centre de la Terre. (…)
Salviati : J’aimerai au contraire que vous persévériez, en soutenant fermement que ce qui se passe sur la Terre doit correspondre à ce qui se passe sur le navire ; et, même si cela se révélait contraire à vos desseins, n’allez pas changer d’avis. Vous dites : quand le navire est à l’arrêt, la pierre tombe au pied du mât, et, quand le navire est en mouvement, elle tombe loin du pied ; inversement donc, quand la pierre tombe au pied du mât, on en conclut que le navire est en mouvement ; comme ce qui arrive sur le navire doit également arriver sur la Terre, dès lors que la pierre tombe au pied de la tour, on en conclut nécessairement que le globe terrestre est immobile. C’est bien là votre raisonnement, n’est-ce pas ?
Simplicio [3] : C’est très précisément cela, et votre résumé en facilite beaucoup la compréhension.
Salviati : Dites-moi maintenant : si la pierre abandonnée au sommet du mât quand le navire avance à grande vitesse tombait précisément au même endroit du navire que lorsqu’il est à l’arrêt, comment ces chutes vous serviraient-elles à décider si le vaisseau est à l’arrêt ou en mouvement ?
Simplicio : Je ne pourrais rien en faire : le cas est analogue, par exemple, à celui du battement du pouls qui ne permet pas de savoir si quelqu’un dort ou est éveillé, puisque le pouls bat de la même façon quand on dort et quand on est éveillé.
Salviati : Très bien. Avez-vous jamais fait l’expérience du navire ?
Simplicio : Je ne l’ai pas faite, mais je crois vraiment que les auteurs qui la présentent en ont fait soigneusement l’observation ; de plus, on connaît si clairement la cause de la différence entre les deux cas qu’il n’y a pas lieu d’en douter.
Salviati : Que ces auteurs puissent la présenter sans l’avoir faite, vous en êtes vous-même un bon témoin : c’est sans l’avoir faite que vous la tenez pour certaine, vous en remettant à leur bonne foi ; il est donc possible et même nécessaire qu’ils aient, eux aussi, fait de même, je veux dire qu’ils s’en soient remis à leurs prédécesseurs, sans qu’on arrive jamais à trouver quelqu’un qui l’ait faite. Que n’importe qui la fasse et il trouvera en effet que l’expérience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l’arrêt ou avance à n’importe quelle vitesse. Le même raisonnement valant pour le navire et pour la Terre, si la pierre tombe toujours à la verticale au pied de la tour, on ne peut rien en conclure quant au mouvement ou au repos de la Terre. (…)
Simplicio : Ainsi, vous n’avez pas fait cent essais, même pas un et vous affirmez aussi franchement que c’est certain ? Je ne peux y croire et redis ma certitude que l’expérience a bien été faite par les principaux auteurs qui y recourent et qu’elle montre bien ce qu’ils affirment.
Salviati : Quant à moi, sans expérience, je suis certain que l’effet sera bien celui que je vous dis, car cela doit se passer nécessairement ainsi [4].
Galilée (1564-1642), Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), deuxième journée, p.152 ; 169-170 ; p.171.
[1] Personnage du dialogue qui représente le partisan de Copernic (1473-1543) et donc de l’héliocentrisme.
[2] À savoir le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.), le géographe, physicien et astronome alexandrin Claude Ptolémée (98-168) et l’astronome danois Tycho Brahe (1546-1601).
[3] Personnage du dialogue qui est selon Salviati le « vaillant champion de l’aristotélisme » (première journée, p.33). Il représente le partisan de la tradition et donc du géocentrisme.
[4] L’expérience fut réalisée pour la première fois à Marseille par le physicien et philosophe français Pierre Gassendi (1592-1655) en 1641.
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