On croit souvent que le bonheur consiste à faire tout ce qui nous plaît. Or, la loi souvent nous empêche de faire ce qui nous plaît de sorte qu’on désire la transgresser. Celui qui le fait systématiquement est l’homme injuste. Peut-il être heureux ?
Il est vrai que l’homme injuste ne se limite en rien. Il satisfait tous ses désirs. Il devrait donc être heureux.
Pourtant, hors de la société, ennemi de tous, ne vit-il pas dans le danger permanent qui paraît incompatible avec le bonheur ?
On peut donc se demander s’il y a des conditions qui permettent à l’homme injuste d’être heureux.
L’intelligence du criminel est une condition pour l’homme injuste d’être heureux, ou alors le fait d’être tyran, à moins que l’homme injuste ne trouve jamais le vrai bonheur.
L’homme injuste, c’est celui qui transgresse volontairement les lois, que ce soit celles de sa société ou bien les lois qu’on estime valables pour tous les hommes comme l’interdit du meurtre par exemple. Il ne faut pas le confondre avec le rebelle ou le résistant qui s’oppose à un pouvoir qu’il considère injuste. L’homme injuste ne nie pas les lois : il fait une exception pour lui ou tout au moins pour les siens. Et s’il s’excepte des lois, c’est parce qu’elle limite son action. En ce sens, il ne remet nullement en cause le pouvoir, voire, il est pour les lois lorsqu’elles l’arrangent. Désirant obtenir des biens que les lois lui interdisent, il cherche justement à être heureux de telle sorte qu’il place son bonheur au-dessus de tout. Or, comment peut-il échapper à la rigueur de la loi ?
Il lui faut donc déployer toute son intelligence pour arriver à déjouer tous les pièges que lui tendent les lois. Aussi les respecte-t-il lorsqu’il ne peut faire autrement et les transgresse-t-il dès qu’il le peut. En cela, il peut éprouver une certaine satisfaction de sa réussite. Et surtout, il bénéficie par rapport à l’homme juste de tous les biens, de toutes les opportunités qui lui tendent les bras. L’homme injuste gardera un bien qui ne lui appartient pas qu’il trouve comme une forte somme d’argent. L’homme juste le rendra et n’est jamais sûr d’en retirer un bénéfice comme c’est arrivé à un sans domicile fixe américain qui a ramené à la police 40 000 dollars qu’il a trouvés dans un sac.
Cependant, l’homme injuste ne peut pas ne pas vivre dans la crainte de tomber sous le coup de la loi, voire de rester enfermer dans la société criminelle. Ainsi voit-on dans Le Parrain (1972) de Francis Ford Coppola (né en 1939), le vieux Vito Corleone qui aurait souhaité qu’au moins un de ses fils, Michael, quittât la mafia pour vivre honnêtement, ce qu’il n’a pu faire. Reste qu’un homme injuste pourrait être heureux s’il a le pouvoir. N’est-ce pas le cas du tyran ?
En effet, le tyran est celui qui acquiert ou exerce le pouvoir sans tenir compte des lois. Peut-on alors considérer qu’il est injuste ? On peut le soutenir dans la mesure où la justice, si on la définit par l’obéissance aux lois, n’est rien pour le tyran qui gouverne sans loi aucune ou contre les lois qui existent. C’est en ce sens que le tyran est injuste. Or, s’il l’est, c’est pour parvenir au bonheur. Comment ? En obtenant tout ce qu’il désire sans avoir besoin de faire quoi que ce soit. Car, le pouvoir consiste précisément à faire faire aux autres ce qu’on désire qu’ils fassent pour satisfaire nos désirs.
Ce qui fait l’avantage du tyran sur le criminel, c’est qu’il ne connaît pas la crainte de la sanction pénale. Dès lors, il peut profiter de tous les biens, de tous les services que lui offre sa position dominante. Ainsi, l’empereur Caligula (12-41) expliqua-t-il un jour à un sénateur au cours d’un banquet comment sa femme se conduisait dans les bras d’un homme, prenant ainsi plaisir à l’humilier (cf. Sénèque, De la constance du sage, 1er siècle). En ce sens, ce qui fait son bonheur, c’est l’absence totale de frustration que donne le pouvoir de faire faire tout ce qu’il désire.
Néanmoins, le tyran ne peut pas être satisfait pleinement car les désirs sont infinis. Il y aura toujours des désirs que personne ne pourra satisfaire. Même l’empereur Caligula n’a pu nommer son cheval sénateur malgré son désir de le faire. Dès lors, ne faut-il pas penser qu’il n’y a aucune condition qui permet à l’homme injuste d’être heureux ?
En effet, le tyran ne peut jouir des biens qu’il obtient car, pour lui, la crainte est constante. C’est ce que montre Cicéron dans un passage des Tusculanes (V, 21). Il présente Damoclès, un flatteur du tyran Denys de Syracuse, qui lui vante son bonheur. Le tyran lui propose de prendre sa place, l’installe au milieu des plaisirs. Bientôt Damoclès voit au-dessus de lui une épée tenue par un écrin de cheval qui l’empêche de jouir des plaisirs. Il demande alors à pouvoir quitter le lieu du pouvoir. Denys lui fait alors remarquer que lui ne le peut pas, menacé qu’il serait dans sa vie par les citoyens qu’il a privés de leurs droits et de leurs biens.
Mais plus fondamentalement, l’homme ne peut obtenir le bonheur simplement en cherchant à satisfaire ses désirs, il lui faut agir. Pour le montrer Alain, dans les Propos sur le bonheur (1925) prend l’exemple des sportifs qui se donnent de la peine, qui souffrent pour réaliser ce qui leur plaît. Il montre la différence entre le bonheur et le plaisir. Le premier suppose l’action et la liberté à la différence du second. Or, l’homme injuste cherche par des moyens violents à obtenir de simples biens et services qui lui donneraient le plaisir. C’est pour cela qu’il ne peut être heureux.
Disons donc pour conclure qu’au problème de savoir s’il y a des conditions qui permettent à l’homme injuste d’être heureux, la réponse ne peut qu’être négative. Non seulement l’homme injuste au sens du criminel ne peut vivre pleinement satisfait parce qu’il ne peut que craindre la sanction, non seulement le tyran ne peut pas ne pas craindre la révolte, l’assassinat, mais le bonheur n’est pas dans l’illusion du plaisir mais dans la joie de l’action.
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