Sujet
La rhétorique est utile, d’abord, parce que
le vrai et le juste sont naturellement préférables à leurs contraires, de sorte
que, si les décisions des juges ne sont pas prises conformément à la
convenance, il arrive, nécessairement, que ces contraires auront
l’avantage ; conséquence qui mérite le blâme. De plus, en face de certains
auditeurs, lors même que nous posséderions la science la plus précise, il ne
serait pas facile de communiquer la persuasion par nos paroles à l’aide de
cette science. (…) Il faut, de plus, être en état de plaider le contraire de sa
proposition, comme il arrive en fait de syllogismes (1), non pas dans le but de
pratiquer l’un et l’autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas
conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu’il en est, et afin que, si
quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons
nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. À la différence des autres
arts, dont aucun n’arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la
rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi, l’une et l’autre
supposant des contraires. Toutefois, les matières qui s’y rapportent ne sont
pas toutes dans les mêmes conditions, mais toujours ce qui est vrai et ce qui
est naturellement meilleur se prête mieux au syllogisme et, en résumé, est plus
facile à prouver. De plus, il serait absurde que l’homme fût honteux de ne
pouvoir s’aider de ses membres et qu’il ne le fût pas de manquer du secours de
sa parole, ressource encore plus propre à l’être humain que l’usage des
membres.
Si, maintenant, on objecte que l’homme
pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la puissance de la
parole, on peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu exceptée, et
principalement de tout ce qui est utile ; comme par exemple, la force, la
santé, la richesse, le commandement militaire, car ce sont des moyens d’action
dont l’application juste peut rendre de grands services et l’application
injuste faire beaucoup de mal.
Aristote
(384-322
av. J.-C), Rhétorique, première
partie, chapitre premier.
(1) Un syllogisme (ou
raisonnement) est composé de prémisses et d’une conséquence qui en découle
nécessairement. Ex1 : tous les hommes sont mortels et tous les philosophes
sont des hommes (prémisses), donc tous les philosophes sont mortels
(conséquence). Ex2 : Aucun homme n’est un singe et tous les philosophes
sont des hommes, donc aucun philosophe n’est un singe Ex3 : Tous les hommes
sont mauvais et quelques philosophes sont des hommes, donc quelques philosophes
sont mauvais Ex4 : Aucun homme n’est immortel et quelques philosophes sont
mortels donc aucun philosophe n’est immortel. Aristote le définit ainsi dans
les Premiers analytiques :
« un discours dans lequel, certaines choses ayant été posées, une chose
distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement, du fait que
celles-là sont. » (24b18-20).
Question
d’interprétation philosophique : Comment Aristote prouve l’utilité de la
rhétorique ?
Corrigé
La rhétorique prétend
être l’art qui permet de persuader ou bien l’art qui permet de découvrir ce
qu’il y a de persuasif (Aristote, Rhétorique,
I, 2). Or, dans la mesure où elle semble dangereuse ou nuisible parce qu’elle
permet de persuader de ce qui est faux ou injuste, il semble qu’on ne peut lui
attribuer la moindre utilité.
Pourtant, de même
qu’un instrument nuisible peut se retourner en instrument utile selon la fin
qu’on se propose, on pourrait considérer comme le fait Aristote dans cet extrait
de sa Rhétorique, que la rhétorique
peut être utile.
Comment donc Aristote
prouve-t-il que la rhétorique est utile ?
Aristote montre
d’abord que la rhétorique peut être utile pour défendre
la vérité ou la justice. Il montre ensuite que pour cela, il est utile de
savoir et de connaître ce qui permet de raisonner contre le vrai et le juste
pour mieux se défendre. Et enfin, que se défendre par la parole est digne de
l’homme et aussi utile que tout autre moyen.
Pour montrer que la
rhétorique est utile pour défendre la vérité ou la justice, Aristote montre
qu’il est honteux de ne pouvoir se défendre devant un tribunal et de laisser
triompher le faux et l’injuste. Ainsi, ne pas connaître la rhétorique ou ne pas
vouloir l’utiliser est ce qui est nuisible pour les bonnes valeurs. Il ajoute
que certains n’étant pas capables de connaître la vérité scientifiquement, la
rhétorique est utile pour la leur persuader.
Comment donc est-il
possible de posséder la rhétorique pour qu’elle soit utile ?
Il faut alors selon
Aristote maîtriser les syllogismes (ou raisonnements) rhétoriques. En étant
capable de démontrer ce qui est faux ou injuste, on peut alors se prémunir
contre quiconque voudra le faire à notre encontre. Il le justifie en
distinguant la rhétorique et la dialectique ([1])
qui impliquent de démontrer le pour et le contre, en quoi elles diffèrent des
autres arts. Il déduit de cette connaissance des syllogismes que la
démonstration du vrai et du juste est plus facile.
Or, n’y a-t-il pas
une certaine dangerosité de la rhétorique ?
Aristote montre que
se défendre grâce à la rhétorique est digne de l’homme dans la mesure où la
parole est proprement humaine, bien plus que l’usage de ses membres qu’il a en
commun avec les animaux.
En outre, l’usage de
la rhétorique est de même nature que tous les moyens. Car, exception faite de
la vertu, qui par définition, est l’action bonne, ceux-ci peuvent être bien ou
mal utilisés. La dangerosité de la rhétorique n’est pas un argument contre elle
comme le font comprendre les exemples d’Aristote, à savoir la force, la santé, la
richesse et le commandement militaire.
En un mot, Aristote
dans cet extrait de sa Rhétorique,
défend cette discipline en montrant que sa connaissance est un instrument
légitime pour faire triompher le juste et le vrai en usant du moyen humain par
excellence : la parole.
([1])
Dans le chapitre 1 du livre I de ses Topiques,
Aristote définit la dialectique comme la capacité à faire des raisonnements probables
à partir de prémisses qui sont simplement probables et qui sont ce qu’on admet
généralement ou la plupart des hommes ou les sages ou la plupart des sages ou
les plus connus.
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