mardi 5 novembre 2019

Correction d'une explication d'un texte de Nietzsche sur les méthodes scientifiques

Sujet
Expliquer le texte suivant :
À tout prendre, les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la recherche au moins aussi important que n’importe quel autre de ses résultats ; car c’est sur l’intelligence de la méthode que repose l’esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher, si lesdites méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et de l’absurdité reprenant le dessus. Des gens intelligents peuvent bien apprendre tout ce qu’ils veulent des résultats de la science, on n’en remarque pas moins à leur conversation, et notamment aux hypothèses qui y paraissent, que l’esprit scientifique leur fait toujours défaut : ils n’ont pas cette méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée qui a pris racine dans l’âme de tout homme de science à la suite d’un long exercice. Il leur suffit de trouver une hypothèse quelconque sur une matière donnée, et les voilà tout feu tout flamme pour elle, s’imaginant qu’ainsi tout est dit. Avoir une opinion, c’est bel et bien pour eux s’en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à cœur en guise de conviction. Y a-t-il une chose inexpliquée, ils s’échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication; il en résulte continuellement, surtout dans le domaine de la politique, les pires conséquences.
Nietzsche, Humain trop humain (1878)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
On accorde à la science une grande valeur parce qu’elle nous permet de découvrir des vérités à tel point que l’expression « c’est scientifiquement prouvé » est un argument d’autorité aussi imposant qu’a été, longtemps, et qu’est encore pour certains, la référence à la Bible. Mais il suffit d’une remise en cause d’une des prétendues vérités scientifiques pour qu’au contraire on dévalorise totalement la science. On opposait ainsi au XIV° siècle les arguments en pour et en contre le mouvement de la Terre pour en conclure qu’elle est immobile puisque la foi le montre. Bref, quelle est la valeur des sciences ?
Tel est le problème que résout Nietzsche dans ce texte extrait d’Humain, trop humainde 1878. Le philosophe veut montrer que ce ne sont pas les thèses qui importent dans les sciences mais les méthodes. Or, des méthodes qui ne donneraient aucun résultat ne seraient-elles pas totalement vaines ?
Dès lors, on peut s’interroger sur ce qu’apportent les méthodes des sciences.
On verra d’abord en quoi selon Nietzsche les méthodes scientifiques ne sont pas simplement un moyen pour obtenir des connaissances mais une fin valable pour elles-mêmes, puis en quoi les connaissances scientifiques obtenues abstraction faite des méthodes scientifiques ne permettent pas de définir l’esprit scientifique et enfin en quoi l’absence d’esprit scientifique conduit au fanatisme et donc à des conséquences mauvaises, notamment dans le domaine politique.


On peut commencer par s’étonner de la thèse que soutient d’abord Nietzsche, à savoir que les méthodes scientifiques sont un but de la recherche dont l’importance serait au moins égale aux résultats de la science. C’est qu’une méthode est un moyen d’arriver à un résultat. Elle est un processus qu’on doit suivre pour arriver quelque part. C’est comme si on disait en suivant l’étymologie que le but d’un voyage est le chemin qu’on prend. Cela paraît absolument absurde. Le deuxième sujet d’étonnement, c’est le pluriel de méthodes. Pourquoi ne pas parler de la méthode au singulier comme Descartes le fit notamment dans son célèbre Discours de la méthode (1637) ? Car, dire qu’il y a des méthodes, signifie qu’il y a plusieurs façons différentes et irréductibles d’établir des résultats scientifiques. C’est donc dire qu’il y a une pluralité de sciences qui ne peuvent se ramener à la Science.
Concernant l’idée que les méthodes sont des résultats, force est de constater que les hommes ne naissent pas savants. Ils croient d’abord. Comme le soutenait Auguste Comte dans le Cours de philosophie positive (première leçon), l’esprit humain commence par l’état théologique, c’est-à-dire par une explication religieuse où des êtres analogues aux hommes dirigent et organisent les faits. En conséquence, à l’origine, les hommes n’ont pas l’esprit scientifique : il faut qu’ils apprennent les sciences. Il faut qu’ils acquièrent l’esprit scientifique. Dès lors, il a fallu que les méthodes scientifiques elles-mêmes soient découvertes. Par conséquent, la recherche scientifique ne consiste pas à suivre une méthode qui tombe du ciel, mais à l’élaborer. Prenons justement comme exemple Descartes qui propose “La” méthode dans son Discours même s’il prétend que c’est la sienne. Il nous explique surtout comment il en est arrivé à la découvrir. On voit donc que la méthode elle-même est un résultat. Et puisqu’il y a diverses sciences, dont on peut emprunter la liste à Comte, astronomie, physique, chimie, biologie, voire sociologie, chacune aura sa méthode comme résultat de la découverte en même temps que des connaissances. Or, pourquoi alors penser qu’elle est au moins aussi importante que les connaissances acquises grâce à elle ?
L’explication de Nietzsche consiste à proposer une condition fictive, à savoir la disparition de toutes les méthodes scientifiques. Il en déduit que superstitions et absurdités augmenteraient. On peut le justifier en comprenant implicitement que c’est contre les superstitions et les absurdités des croyances que les sciences se sont établies. Prenons comme exemple pour illustrer le point de vue de l’auteur, la croyance des Grecs anciens telle qu’on la trouve dans la Théogonie d’Hésiode (VIII° av. J.-C.). Pour eux la Terre est une déesse aux larges flancs ; elle est inébranlable parce que ses racines sont profondes. Il est clair que la plus ancienne représentation rationnelle de la Terre, celle de Thalès (VII-VI° av. J.-C.) selon laquelle elle est un disque plat circulaire est évidemment en opposition avec la croyance mythologique. Dès que les savants grecs ont soutenus que la Terre est sphérique (au v° av. J.-C.), en s’appuyant notamment sur certaines observations, ils ont montré que l’observation pouvait servir pour soutenir des hypothèses. Il y a donc là un principe important de méthode. Une idée ne peut être acceptée si elle se heurte aux observations bien faites ou alors, il faut trouver d’autres observations pour les remettre en cause. Et par observation, on n’entend pas la première lubie apparue, ni le témoignage d’un seul privilégié auquel les dieux ont parlé au moment où il n’y avait personne, mais ce qui résulte d’un protocole qui peut se montrer.

Mais si les méthodes sont importantes, s’il paraît difficile de les séparer des résultats, on peut se demander en quoi les connaissances scientifiques obtenues, abstraction faite des méthodes scientifiques, ne permettent pas de définir l’esprit scientifique ?


En effet, Nietzsche met en lumière ce point de la façon suivante. Il considère des hommes intelligents, c’est-à-dire capables de comprendre aussi bien, voire mieux que les autres mais à qui manquent précisément les méthodes scientifiques. Il les représente comme ayant acquis les résultats de la science. On peut entendre par là les formules dans lesquelles s’expriment les lois scientifiques ou les résultats de détails relatifs aux faits. Ainsi tout un chacun va répétant que la Terre est ronde sans trop savoir comment on a pu le savoir. Ce que ces hommes ne connaissent donc pas ce sont les méthodes, ce qui revient à dire qu’ils ne savent pas comment on arrive aux résultats qu’ils connaissent. Ils peuvent bien sûr savoir que ce sont des résultats puisqu’ils les ont appris. Nietzsche accorde même qu’ils comprennent lesdits résultats puisqu’ils ont justement l’intelligence requise. En quoi leur manque-t-il donc l’esprit scientifique ? N’est-il pas clair qu’ils ne soutiendront aucune idée qui contredirait les lois ou faits établis scientifiquement ?
En réalité, le manque de connaissance des méthodes scientifiques selon Nietzsche se remarque à leur conversation. C’est ce constat qu’il livre à son lecteur. En effet, il décrit ce qui montre le défaut de ces hommes intelligents : ils émettent des hypothèses. On s’étonne là encore car n’est-ce pas le propre des hommes de sciences que de proposer des hypothèses, c’est-à-dire des explications possibles des faits qui ne sont tenues ni pour vraies ni pour fausses en attendant qu’elles soient prouvées ou démontrées ? Or, ce que Nietzsche leur reproche, c’est justement cela. C’est que ce qui leur manque selon lui, c’est la méfiance instinctive qui caractérise l’homme de science. Il n’entend pas par là un comportement inné qui se retrouverait chez tous les hommes de science car sinon, l’acquisition des méthodes ne servirait à rien. Au contraire, cette méfiance est bien acquise grâce à elles. C’est donc dire qu’elle est devenue comme naturelle à l’homme de science. C’est ce que signifie instinctif ici. Aussi l’homme de science n’émet pas à tort et à travers des hypothèses. Elles sont fonction de l’état de la question. Ainsi Claude Bernard (1813-1878), sur la base de la théorie selon laquelle le sucre provient de l’alimentation chez les animaux, chercha à suivre son trajet. Il se donna comme hypothèse que le sucre est détruit dans le poumon ou dans les capillaires généraux. Et c’est précisément en concevant une expérience qui visait à vérifier que le sucre qu’il avait donné est bien celui qu’il avait trouvé dans le foie et en en trouvant indépendant de l’alimentation, qu’il découvrit la fonction glycogénique du foie (cf. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, troisième partie, chapitre 1, II). C’est avec une très grande prudence qu’un vrai scientifique propose des hypothèses, car il sait qu’elles doivent pouvoir subir l’épreuve des méthodes qu’il connaît, voire qu’elles vont exiger de découvrir des méthodes pour pouvoir les tester. C’est pourquoi les hypothèses que proposent ceux qui méconnaissent les méthodes, malgré leur connaissance des résultats des sciences, paraîtront des aberrations aux connaisseurs des méthodes. Il faut comprendre que leurs hypothèses s’éloignent de celles que formuleraient des scientifiques en pleine possession des méthodes. À quoi s’ajoute que l’hypothèse ne reste pas pour celui qui n’a pas l’esprit scientifique une hypothèse. En effet, Nietzsche dit que la première hypothèse venue leur paraît la bonne, c’est-à-dire qu’ils ne cherchent pas d’autres hypothèses concurrentes, meilleures, etc. mais surtout qu’il s’enflamme pour elle. Or, le propre d’une hypothèse c’est de pouvoir être rejetée. Aussi, c’est bien l’esprit scientifique caractérisé par la méfiance, le doute, bref, le refus de toutes croyances ou opinions qui manque aux gens qui ne connaissent pas les méthodes scientifiques.

Reste à savoir en quoi cette absence d’esprit scientifique conduit au fanatisme et donc à des conséquences mauvaises, notamment dans le domaine politique ?


C’est que justement, ce manque d’esprit scientifique conduit à prendre la première hypothèse venue pour autre chose qu’une hypothèse, pour une opinion. Or, puisque les gens intelligents qui méconnaissent les méthodes des sciences en connaissent les résultats, leurs hypothèses se transforment en explications scientifiques. Pour eux, elles paraissent déduites des résultats qu’ils connaissent alors qu’ils ne savent quelles méthodes rendent possibles lesdits résultats. Il faut donc comprendre que non seulement les méthodes scientifiques permettent des résultats ou connaissances scientifiques, non seulement elles sont elles-mêmes des résultats, mais qu’elles sont à même de déterminer quelles hypothèses peuvent être traitées comme hypothèses acceptables. Il est clair que la connaissance des méthodes scientifiques empêche de prendre une hypothèse pour autre chose qu’une proposition provisoire et qui, même testée, reste provisoire s’il est vrai que la vérification d’une hypothèse ne démontre en rien l’implication d’où elle provient, c’est-à-dire que l’hypothèse n’est pas nécessairement vraie. Mais en quoi cet enthousiasme est-il dangereux ?
C’est que ceux qui ne connaissent que les résultats des sciences et qui admettent comme hypothèse la première idée venue, la transforme en opinion. Sur le plan de la connaissance, on peut dire que l’opinion ressemble à l’hypothèse en ce qui lui manque d’être testée, c’est-à-dire soumise aux protocoles de la démarche scientifique. Et il n’est pas interdit jusqu’à un certain point de confondre en ce sens hypothèse et opinion. Mais la confusion est totale pour ceux qui n’ont pas acquis les méthodes scientifiques, c’est-à-dire ne sont pas imprégnés du long cheminement qui permet d’avoir une idée. Au contraire, la première idée venue qui leur paraît découler des quelques connaissances qu’ils ont, ils la transforment de simple opinion en conviction, par quoi il faut entendre la certitude d’être dans la vérité sur la base des connaissances. Or, selon Nietzsche, le propre de l’esprit scientifique c’est la méfiance, donc le refus des convictions. On peut à cet égard citer sa maxime extraite d’Humain, trop humain : « Ennemis de la vérité. – Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges » (n° 483 ; lui-même la citera à nouveau dans Le crépuscules des Idoles de 1888 au n°55). Elle montre en quoi la conviction pose problème. C’est qu’elle implique de ne pas être prêt à changer d’idée. C’est pour cela que Nietzsche précise que les hommes qui méconnaissent les méthodes scientifiques se font les fanatiques de la conviction qu’ils se sont forgées. Il faut comprendre par là non seulement qu’ils prisent par-dessus tout leur idée par rapport aux autres idées possibles, mais qu’ils sont capables de violence de quelque nature qu’elle soit. N’est-ce pas là un danger limité ?
Nullement car à partir de la conviction adoptée sur la base d’une simple suggestion par rapport aux connaissances des résultats scientifiques, ceux qui manquent d’esprit scientifique se jettent dans l’explication de tout ce qui est inexpliqué. Là éclate l’importance de l’acquisition des méthodes. C’est que dans les sciences, un fait inexpliqué le reste tant qu’une hypothèse crédible n’a pas été élaborée avec le dispositif pour la tester. Lorsque Torricelli (1608-1647) propose sa théorie de l’océan d’air pour expliquer le fait inexpliqué de la limitation de l’élévation de l’eau dans les pompes des fontainiers de Florence à 10,33 m environ, cela faisait plusieurs années que le fait était connu. Il conçoit le dispositif qui lui permettra de tester cela. Il s’agit d’un tube à essai rempli de mercure qu’on renverse plein et bouché dans un récipient lui-même plein de mercure. Lorsqu’on le débouche, le mercure reste suspendu à la hauteur prévue. L’explication est venue tardivement, après avoir été élaborée. Quant à Blaise Pascal qui se représente la variation qui consiste à faire l’expérience de Torricelli en haut et en bas d’une montagne pour établir la pression de l’air comme seule causalité, il attend patiemment que son beau-frère ait fait l’expérience pour publier. À l’inverse, qui ne s’entend pas dans les méthodes scientifiques est capable de tout expliquer. Or le danger, c’est lorsqu’on prétend appliquer les pseudo-explications à la société humaine, c’est-à-dire lorsqu’une prétendue connaissance scientifique de l’homme, sociologique, économique, voire biologique amène à l’introduction du fanatisme dans la politique. On comprend que les conséquences ne peuvent qu’être nuisibles. Elles le sont d’abord parce que tout fanatisme conduit à une violence absurde qui consiste à tuer pour des “idées”. Que l’on pense aux guerres de religions qui ont ensanglanté la France au XVI° siècle que Montaigne dénonçait dans les Essais (I, 23). Elles le sont ensuite parce qu’elles empêchent de chercher la vérité elle-même et donc à corriger ce qui peut être mauvais dans une politique. On peut dire finalement que l’intention de ce texte est surtout de mettre en garde contre la prétention de s’appuyer sur des résultats scientifiques pour fonder une politique.


En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait d’Humain, trop humain publié en 1878 de Nietzsche est celui de savoir en quoi la compréhension des méthodes scientifiques définit l’esprit scientifique plutôt que la connaissance des résultats obtenue par lesdites méthodes. L’auteur a bien compris que l’esprit scientifique ne consiste pas à saisir la Vérité mais à la chercher, dusse-t-il ne jamais la trouver en s’écartant radicalement de la croyance, de la conviction, de toutes les formes d’affirmations dogmatiques de possession du vrai. Ce sont donc la méfiance et les précautions pour chercher à déterminer comment connaître qui font l’esprit scientifique. S’en tenir aux résultats des sciences, c’est donc sombrer dans des croyances sans fondement, et surtout tomber dans le fanatisme qui, sous prétexte de connaître la vérité, conduit à refuser d’envisager la possibilité d’une idée différente de la sienne.
On peut dire que Nietzsche fut en ce cas une sorte de visionnaire puisque le XX° siècle a vu des “idéologies” comme le nazisme ou le stalinisme, sur la base de prétendues connaissances scientifiques, biologie des “races” d’un côté, vision “économique” de l’humanité de l’autre, servir de base à des tyrannies d’un nouveau genre où la “Vérité” prétendument découverte conduit à éliminer des humains tout simplement parce qu’ils ne lui concordent pas.
On pourrait alors s’interroger sur les fanatismes qui subsistent à notre époque au nom de la Science ainsi mal comprise.


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