Sujet
Expliquer le texte suivant :
« Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et, au dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire. La philosophie – la sagesse – est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu’il tende vers l’universel, soit acquis par lui et qu’il doit pouvoir justifier dès l’origine et à chacune de ses étapes, en s’appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m’amener à la vie et au développement philosophique, j’ai donc par là même fait le vœu de pauvreté en matière de connaissance. »
Husserl, Méditations cartésiennes (1930).
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé
[Les Méditations cartésiennes (1930) sont un livre issu d’une série de conférences prononcées en Sorbonne.]
Qu’est-ce que le philosophe peut espérer en matière de connaissance ? Peut-il accéder à la multiplicité des connaissances scientifiques ou bien la connaissance philosophique est-elle limitée et pourquoi ?
Tel est le problème auquel Husserl répond dans cet extrait des Méditations cartésiennes parues en 1830.
L’auteur démontre que la philosophie, savoir personnel fondé sur les intuitions du philosophe qui prétend à l’universalité, ne lui procure que peu de connaissances.
Or, justement, si le philosophe ne doit s’appuyer que sur ses propres intuitions, comment sa connaissance pourrait-elle être universelle ?
Husserl commence par poser trois conditions que doit remplir « quiconque veut vraiment devenir philosophe ». La première, c’est de revenir à soi-même et ceci, « « une fois dans sa vie ». Husserl cite ici. Il s’agit de Descartes qui proposait la même démarche. La seconde condition consiste à remettre en cause toutes les sciences admises, c’est-à-dire considérées comme vraies ou légitimes. Ce qui peut s’entendre au sens de montrer qu’elles sont fausses. Mais le philosophe ferait œuvre de science. Aussi peut-on aussi comprendre : rendre les sciences douteuses, c’est-à-dire que le philosophe se contenterait de remettre en cause ce qui dans les sciences est admis sans discussion. Ce qui permet de choisir cette seconde interprétation, c’est la troisième condition énoncée, à savoir essayer de reconstruire les sciences. Il ne s’agit donc pas de les remplacer et donc de faire œuvre de scientifique. Renverser les sciences signifie donc les remettre en cause, en douter, ce qui correspond bien à la reprise par Husserl de la façon cartésienne de philosopher. Mais, comment le doute pourrait-il permettre de déboucher sur une reconstruction des sciences ?
Pour répondre à cette question, remarquons d’abord que l’auteur déduit des trois conditions qu’il a posées que la philosophie, qu’il identifie à la sagesse, est une affaire personnelle du philosophe. N’est-ce pas le cas dans les sciences ? Ce qui le donne à penser est que le scientifique doit bien comprendre ce dont il s’agit dans sa science. Mais, en un sens non puisqu’un scientifique peut partir des résultats obtenus pour faire de nouvelles découvertes. Il les comprend, mais ne les remet pas en cause. C’est la raison pour laquelle la science n’est pas une affaire personnelle mais plutôt une affaire collective. Comme le philosophe doit à la fois se replier sur lui-même et ne pas admettre les sciences, la reconstruction qu’il produira ne pourra qu’être son entière affaire. Il ne peut compter sur ce que d’autres ont admis. Husserl précise que la philosophie ou la sagesse ou le savoir du philosophe, ne peut se constituer que comme sienne, ce qui signifie que le philosophe ne peut s’appuyer sur aucune autorité, fut-elle celle des sciences admises.
Toutefois, il prévient une mauvaise interprétation en concédant que le savoir du philosophe tend vers l’universel. Comment est-il possible qu’un savoir soit personnel et vise l’universel ? Si par personnel, on entend original, il est clair que c’est impossible. Il y aurait alors autant de philosophies que de philosophes. Si par personnel, on entend ce qui est l’objet d’une démarche réellement effectuée par une personne et non ce qu’elle a reçu de l’extérieur, alors un savoir peut être personnel et universel puisque chacun peut arriver au même résultat que les autres. Tel serait donc selon Husserl le propre de la philosophie.
On peut ensuite remarquer que Husserl énonce trois conditions qui sont celles du savoir philosophique. La première qui reprend le caractère personnel de la philosophie est que le savoir soit acquis par le philosophe. À la différence des sciences, le philosophe ne peut simplement apprendre ce qui jusque-là a été pensé. La seconde, c’est qu’il doit pouvoir rendre compte de son savoir dès l’origine, c’est-à-dire dès son point de départ. La troisième consiste en ce que le philosophe doit rendre compte de chacune des étapes de son savoir. Or, ces deux justifications doivent s’appuyer sur les « intuitions absolues » du philosophe. Qu’est-ce à dire ? Comment le doute pourrait-il être compatible avec des intuitions, c’est-à-dire des saisies immédiates de certaines réalités ou des propositions admises immédiatement, qui plus est « absolues », c’est-à-dire qui ne reposent sur rien d’autres ?
Il est impossible de tout justifier, puisque toute justification demanderait elle-même à être justifiée et ainsi de suite à l’infini. Aussi, la tentative de renverser toutes les sciences peut conduire à ce que certaines visées ou certaines propositions apparaissent indubitables. Dès lors, elles ne sont pas justifiées mais l’évidence qui est la leur n’est pas celle d’une simple opinion qu’on tient pour vraie sans l’avoir jamais remise en cause. En outre, ne dépendant d’aucune justification, elles sont donc « absolues ». On peut donc comprendre que Husserl admette la possibilité pour le philosophe de découvrir des intuitions absolues qui fondent son savoir et qui lui permettent donc d’en justifier l’origine et les différentes étapes.
L’auteur revient à la décision de devenir philosophe. Seule cette décision permet d’accéder à la vie et au développement philosophique. Pourquoi ? La raison en est qu’en tant qu’exercice de remise en cause radicale de tout ce qu’on pense savoir, la philosophie est nécessairement personnelle et requiert donc un acte de la volonté, ce que signifie le terme de décision qui est de la pleine et entière responsabilité du philosophe. Autrement dit, il est impossible d’obliger qui que ce soit à devenir philosophe.
De là, Husserl peut déduire que le philosophe, tel un moine, « fait le vœu de pauvreté » en ce qui concerne la connaissance. En effet, puisqu’il ne s’appuie pas sur les découvertes des autres, mais sur des intuitions absolues qui résultent d’un doute portant sur ce qu’on admet en matière de science, le philosophe aura peu, voire aucune connaissance, ce qu’il peut savoir avant même de commencer cette remise en cause, de sorte que tout se passe comme s’il prononçait des vœux à la façon du clergé régulier.
Le doute permet donc de rejeter tout ce qu’on a admis, y compris les sciences, et fait donc place nette pour cette appropriation du savoir qui est la marque de la philosophie. Reste donc à se demander si l’universalité qu’elle vise peut avoir un contenu.
S’il est vrai que le savoir du philosophe se fonde sur ses intuitions absolues, s’il est vrai que quiconque devient philosophe pourra retrouver les mêmes intuitions, il n’en reste pas moins vrai que le caractère solitaire de la philosophie tel que le présente Husserl présente une difficulté essentielle, à savoir que l’universel est visé mais ne permet pas de comprendre comment l’accord des esprits pourrait se réaliser.
En effet, selon l’auteur, il est essentiel que le philosophe se replie sur lui-même pour examiner les sciences admises jusque-là. Or, comment le philosophe ne pourrait-il pas présumer qu’il connaît les dites sciences, s’il se replie sur soi ? Ne doit-il pas au contraire ne pas prétendre savoir ?
Préférable apparaît plutôt la démarche de Socrate telle que Platon la montre dans ses dialogues, notamment dans l’Apologie de Socrate. Dans ce texte, on voit que Socrate, parce que l’oracle de Delphes l’a déclaré l’homme le plus savant et qu’il n’est pas conscient de l’être, s’en va interroger ceux qui passent pour détenir le savoir, hommes politiques, poètes, artisans. C’est parce qu’ils lui apparaissent ignorants au sens où ils croient savoir ce qu’ils ne savent pas que Socrate remet en cause leur savoir. Ainsi, non seulement il apparaît possible de remettre en cause les sciences admises sans se replier sur soi-même, mais le dialogue assure au philosophe que son doute est fondé non pas sur un savoir qu’il croit posséder, mais sur le constat que ceux qui affirment savoir ne peuvent soutenir leur prétention. Dès lors, la remise en cause du prétendu savoir peut être comprise même du non philosophe. L’universalité a ainsi un contenu.
De même, le dialogue permet de vérifier étape par étape qu’il y ait bien accord, condition d’une universalité réalisée et non simplement visée, c’est-à-dire que si le philosophe pense seul, même s’il tend à l’universel, comment pourrait-il savoir sans dialogue s’il a réussi ou échoué ? En outre, comment pourrait-il savoir qu’il s’est correctement appuyé sur ses intuitions absolues pour passer d’une étape à une autre ? Là encore le dialogue permet de le savoir ou tout au moins de tenter de le vérifier.
C’est la raison pour laquelle le philosophe qui médite seul à la façon de Husserl (c’est-à-dire à la façon de Descartes) est amené à prendre en compte ce que les autres, scientifiques ou autres philosophes ont pensé. De sorte que le dialogue apparaît dès le moment où on tente de renverser les sciences admises puisqu’elles sont admises par la plupart des hommes.
On peut donc dire en conclusion que Husserl a montré que la philosophie, à la différence des sciences, est nécessairement personnelle parce qu’elle implique une remise en cause radicale, c’est-à-dire qui touche à la racine même de toute connaissance possible.
Toutefois, il est apparu que cette remise en cause n’impliquait pas tant un exercice solitaire de la pensée, mais le dialogue avec les autres, c’est-à-dire les interroger quant à leur savoir pour déterminer ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, c’est-à-dire finalement, ce qu’il en est du savoir humain en général, raison pour laquelle, Socrate, le modèle du philosophe, accordait qu’il possédait tout au plus un savoir à la mesure de l’homme (Platon, Apologie de Socrate).
Annexe.
Voilà les textes que Husserl cite.
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences.
Descartes, Méditations métaphysiques, Première méditation.
Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude.
Descartes, Principes de la philosophie, Première partie, article 1.
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