samedi 23 novembre 2019

Corrigé d'une dissertation : La raison s'oppose-t-elle toujours au préjugé ?

Longtemps on a cru que la Terre était sphérique. De retour d’Angleterre, dans ses Lettres anglaises (1733 devenues Lettres philosophiques en 1734), Voltaire écrit : « À Paris, vous vous figurez la terre faite comme un melon ; à Londres, elle est aplatie des deux côtés. » (Quatorzième lettre : Sur Descartes et Newton). Si la raison peut modifier ce qui semble le mieux établi, ne s’oppose-t-elle pas toujours au préjugé ?
En effet, la raison, c’est-à-dire la faculté qui nous permet de fonder notre discours, de réfléchir, de nous remettre en question, ne peut que s’opposer, sans exception aucune, au préjugé qui consiste à énoncer comme vraies des propositions reçues traditionnellement, sans y réfléchir.
Cependant, la raison ne peut examiner tout et toujours pour le fonder. Elle doit parfois accepter certaines idées, donc éventuellement des préjugés. Une amitié par exemple ne se raisonne pas de même qu’une inimitié.
On peut donc se demander s’il est possible que la raison s’oppose toujours au préjugé [ou bien : Est-il possible que la raison s’oppose toujours au préjugé ?].
En quoi la raison ne peut-elle pas toujours s’opposer au préjugé ? La raison peut-elle toujours s’opposer au préjugé tout en se soumettant à l’autorité d’autrui ? En rectifiant toujours ces connaissances, la raison ne s’oppose-t-elle pas toujours au préjugé ?


Le préjugé a un caractère social. Il est la répétition de ce qu’un groupe social a pensé depuis longtemps. Aussi peut-on, avec Hyppolite Taine (1828-1893) dans Les Origines de la France contemporaine (1875-1893), considérer qu’il résume une longue expérience. En ce sens, le préjugé est une raison qui s’ignore. Comme la raison, entendue comme faculté qui permet de remettre en question ce qu’on admet pour chercher à en fonder la vérité, ne peut se développer que dans la vie sociale, elle ne peut s’opposer toujours au préjugé. Le savant qui chercher à résoudre un problème d’astronomie ne s’interrogera pas sur sa nourriture. Et si on mange du chien dans sa société comme les Gaulois le faisaient (cf. Christian Goudineau [1939-2018], Le dossier Vercingétorix, 2001), il ne remettra pas en cause cet aspect. La raison peut valider après coup ou rendre compte de l’existence du préjugé, mais elle ne peut le déraciner. C’est elle-même qu’elle détruirait ainsi. Mais si le préjugé n’est pas fondé, comment peut-il être un fondement, c’est-à-dire ce qui légitime certaines pensées ?
En effet, le préjugé n’est rien d’autre qu’une longue expérience accumulée dans une culture donnée. Il rend donc possible la vie en société, c’est-à-dire la vie humaine. Sans lui, l’homme dit Taine redeviendrait un être sauvage, un loup inquiet. Dès lors, la raison repose sur le préjugé dans la mesure où elle suppose un homme qui bénéficie de tous les apprentissages que la société rend possible. Pour pouvoir user d’une langue, pour lire, pour utiliser les instruments ou outils qui permettent de faire des expériences, il n’est pas possible de tout remettre en cause. Ainsi lorsqu’Ératosthène a mesuré le méridien terrestre, il s’est appuyé sur ce que la culture grecque lui avait apporté. Seul, il n’aurait pu obtenir les mêmes résultats. Tocqueville avait bien raison, dans De la démocratie en Amérique (tome II 1840, Première partie Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel aux États-Unis, Chapitre II. De la source principale des croyances chez les peuples démocratique), de soutenir qu’il faut toujours dans une société, que les hommes acceptent des croyances dogmatiques, c’est-à-dire des croyances qu’il faut admettre de confiance sans les discuter.

Toutefois, si on garde des préjugés, ils vont influencer la raison. Elle doit donc s’en libérer pour pouvoir s’exercer. Comment peut-elle s’opposer toujours au préjugé si la raison doit admettre certaines propositions sur la base de l’autorité d’autrui ? Même si l’homme doit admettre certaines choses, ne doit-il pas dans certains domaines rejeter le préjugé grâce à la raison ?


On peut dire du préjugé qu’il est une proposition qu’on soutient alors qu’on devrait exercer sa raison. En effet, si je soutiens que E = mc2, parce que c’est une formule d’Einstein sans la comprendre, il est clair que c’est sa réputation qui me fait croire à ce que je ne comprends pas. En physique, comme en mathématiques, l’important est de comprendre ce qu’on dit et non qui le dit comme Kant le soutient à juste titre dans sa Logique (1800). Et pour cela, il faut user de sa raison, donc s’opposer toujours au préjugé. Il faut tout remettre en cause et ne s’arrêter qu’à ce qu’on ne peut absolument pas remettre en cause. Et si l’on doit s’arrêter faute de pouvoir examiner, alors, on doit admettre des hypothèses et non des préjugés. La raison dans son exercice même ne peut que toujours s’opposer au préjugé en ce sens qu’il s’agit de sa puissance même. Est-ce vrai de tous les domaines ?
Il est vrai qu’on doit se fier à autrui dans certains domaines. On peut avec Kant dans sa Logiquementionner les domaines de l’expérience et du témoignage. Par exemple, je dois m’appuyer sur l’autorité d’autrui pour savoir ce qui s’il s’est passé à la bataille d’Alesia en 52 av. J.-C. : il m’est impossible d’en avoir moi-même l’expérience. Je dois faire confiance au récit qu’en a donné Jules César (100-44 av. J.-C.) lui-même dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules. En histoire, il faut faire confiance aux témoignages sans quoi la connaissance est impossible. De même, lorsqu’un événement a lieu quelque part sur Terre et que je ne peux y prendre part, je vais m’appuyer sur ce que les journalistes en rapportent. Ainsi Kant attendait des nouvelles de la révolution française bien éloignée de sa ville de Königsberg. Dans ces cas, il n’y a pas de préjugé. Il faut tenir compte de qui énonce le témoignage ou l’expérience pour pouvoir donner son assentiment. On peut donc considérer que la raison s’oppose toujours au préjugé dans la mesure où on peut admettre sans discuter expérience d’autrui et témoignage, mais sans se livrer au préjugé.

Néanmoins, on ne peut pas accepter tous les témoignages sans les examiner ou sans examiner au moins les qualités du témoin. On peut critiquer un témoignage unique, s’il est contradictoire ou s’il fait la part trop belle au témoin, etc. Sinon, on tombe dans le préjugé. Dès lors, comment la raison peut-elle toujours s’opposer au préjugé si elle doit admettre certaines vérités sans les discuter ? Ne doit-elle pas toujours tout remettre en question ? Or, comment est-ce possible ?


Ce qui caractérise vraiment le préjugé, c’est qu’il reste toujours identique à lui-même. Il fait partie de ces pensées – si le mot de pensée n’est pas ici abusif – qui, selon Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique (1934, chapitre VI, L’épistémologie non cartésienne), ne changent pas, sont un éternel recommencement. C’est que les conditions d’apparitions du préjugé elles-mêmes peuvent rester inchangées. Aussi voit-on inlassablement les mêmes préjugés revenir sur les gens du voyage de siècle en siècle. À l’inverse, la raison, notamment dans son œuvre scientifique, change parce qu’elle se rectifie toujours. Que ce soit par le raisonnement ou par l’expérience, la raison va chercher à aller à l’encontre de ce qu’elle avait établi. C’est donc par son œuvre propre, par ce processus de rectification qu’elle s’oppose au préjugé. Or, le préjugé ne demeure-t-il pas tout de même ?
Le préjugé exprime plus certaines exigences de la vie en société que des aspects intellectuels. Il est souvent l’expression d’un refus de l’autre et d’une appartenance à un groupe social. Énoncer un préjugé, l’admettre, qu’est-ce sinon s’affirmer comme membre du groupe qui partage le préjugé. Le préjugé non seulement ne raisonne pas, mais il est radicalement extérieur à la rationalité. C’est pourquoi la raison ne peut qu’indirectement s’opposer à lui. Elle le fait, non pas en le détruisant directement, mais en proposant pour sa part, une rectification constante de ce qu’elle-même a admis jusque-là. Elle remet en cause l’expérience commune impure qui fonde le préjugé pour proposer des expériences qui viennent la contredire et la rectifier. Sur le plan qui est le sien, elle s’oppose donc toujours au préjugé en l’abandonnant à ses mornes répétitions.



Disons donc en guise de conclusion que le problème était de savoir s’il est possible que la raison s’oppose toujours au préjugé. On a vu que cela paraît impossible dans la mesure où la vie sociale et intellectuelle repose sur le préjugé entendu comme une longue expérience qui n’est plus réfléchie et qui se transmet. Mais la raison ne peut pas s’opposer seulement sur quelques points au préjugé, sans quoi elle demeure sous sa coupe et finalement ne peut s’exercer. Si elle semble devoir admettre sans préjugé des connaissances dans le champ de l’expérience et du témoignage, elle doit s’opposer dans son champ propre à tout préjugé pour s’exercer. C’est pourquoi, c’est dans son mouvement de rectification de ce qu’elle-même admet que la raison s’oppose, indirectement au préjugé, en présentant un modèle de rigueur intellectuel.
Est-ce à dire qu’il sera possible un jour d’en finir définitivement avec les préjugés ?

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