On dira du football ou d’un autre sport aussi bien qu’il est un jeu ou un divertissement. Par jeu, on désigne une activité plaisante qui peut suivre certaines règles acceptées par les joueurs qui s’écartent du travail, c’est-à-dire des activités utiles à soi et à la société. Le divertissement semble identique dans la mesure où il doit être plaisant et comme le terme l’indique détourner du travail.Toutefois si le jeu est plaisant, il paraît être une activité qu’on retrouve dans toutes les sociétés, voire à tous les âges de la vie. Et en jouant, on ne se détourne pas des activités sérieuses, on les met en œuvre autrement comme l’enfant qui joue à son futur rôle social ou le cadre dynamique qui apprend par des jeux de rôles. On peut donc se demander si le jeu est un divertissement ou bien s’il joue un autre rôle dans la vie sociale. Le jeu nous divertit des activités sociales en nous permettant de nous y replonger plus fort. Mais le divertissement nous détourne de la misère de notre condition, raison pour laquelle, il se distingue du jeu. Enfin, Le jeu est divertissement parce que la vie ne peut être constamment tendue vers l’utile et le sérieux.
Le jeu doit être plaisant pour l’acteur comme pour le spectateur. Mais le plaisir ne fait pas seul le jeu. Il ne doit pas être sérieux, ce qui peut être le cas de n’importe quelle activité. Longtemps la chasse fut une activité sérieuse pour de nombreux peuples car elle faisait partie des activités qui permettaient aux individus de vivre. Après l’élevage, elle est devenue comme un jeu et un divertissement : c’est ainsi que la prend Pascal dans les Pensées (Lafuma 136). Ce que le jeu permet, c’est de nous détourner des activités utiles, c’est en ce sens que c’est un divertissement.
Ce que le jeu permet, pour l’enfant, c’est d’apprendre son rôle social. Ainsi chez les Amérindiens Guayaki qui connaissaient une division sexuelle du travail où les hommes chassent avec des arcs et où les femmes se chargent de la cueillette et du transport des effets de la tribu avec des paniers, les petits garçons ont des petits arcs pour jouer et les filles des petits paniers, comme les petites filles des société de consommation jouaient avec de petits fers à repasser il n’y a pas si longtemps.
Les adultes, s’ils sont détournés de leurs activités sociales sérieuses par le jeu, satisfont le besoin vital de consommer comme Hannah Arendt le soutient dans « La crise de la culture, I » (in La crise de la culture, traduction de Between past and future, 1961, 1968). Ainsi, nous avons aussi bien besoin de pain et de jeux et la formule de Juvénal (45/65-128) qu’elle cite, panem et circenses (Satires X) illustre selon elle non l’avilissement des Romains sous l’empire que le poète satirique dénonçait mais les exigences de la vie : nous avons besoin de nous divertir comme de manger pour exercer nos facultés, comme le montre la diversité des jeux ou divertissements qui peuvent concerner aussi bien l’exercice du corps que de l’esprit ou simplement la simple situation de spectateur comme le romain qui assistait au Colisée aux combats de gladiateurs, aux exécutions de condamnés ou aux courses de char pour lesquelles s’opposaient les groupes de supporters qui arboraient les couleurs bleus et vertes selon l’historien antique Procope (500-565) au temps de l’empereur Justinien (482-527-565). Après le divertissement, on revient à la vie sérieuse.
Néanmoins, identifier le jeu et le divertissement comme un détournement des activités sociales qui nous y reconduit, ne permet pas de rendre compte de ce qui semble appartenir en propre au divertissement, à savoir qu’il nous détourne de nous-mêmes.
En effet, si le jeu est une activité vitale, le divertissement a un autre sens. Le jeu en tant qu’il est plaisant exerce le corps ou l’esprit ou lui fait consommer certains produits qui sont dans les sociétés actuelles les produits de l’industrie culturelle. Le spectacle est un divertissement dans la mesure où il nous détourne de notre misère comme Pascal le soutient dans les Pensées et un roi ne peut être sans divertissement malgré tout son pouvoir. Le divertissement permet à l’homme de supporter sa misère alors que le jeu ne détourne pas de l’existence humaine. Un chômeur peut jouer au Monopoly : cela ne le divertit pas de sa situation sociale alors que le spectacle des vedettes de cinéma qu’on nomme stars en empruntant à l’anglais, le divertit, comme ce cinéma qui montre des héros inaccessibles qui vivent des histoires d’amour qui viennent détourner le sujet de sa misère affective qu’il oublie ainsi par procuration (cf. Adorno, Horkheimer, La dialectique de la raison, 1944).
Le divertissement appartient donc à la misère de la condition humaine ou à la misère de la condition sociale des hommes. L’industrie culturelle, l’entertainment selon le terme anglais, semble avoir cette fonction de divertissement des masses, industrie qui permet un profit en donnant ses produits à consommer en pillant les œuvres d’art conservées par les cultures.
Cependant, si le jeu n’est pas un divertissement mais une activité vitale, alors que le divertissement détourne de la misère de la condition humaine ou de sa misère sociale, il y a peut-être quelque chose de vitale dans le divertissement qui l’apparente au jeu.
Si le jeu se distingue du travail, c’est en tant que ce dernier est un échange avec la nature où l’homme puise ce qui est utile à sa vie : tel est le sérieux du travail, y compris au sens du métier qui est la modalité sociale de cette activité. Le jeu est divertissement en tant qu’il fait sortir de l’utile. Mais, tout spectacle n’est pas jeu.
Le jeu comme divertissement n’est pas l’œuvre d’art qu’on contemple et qui nous émeut tout en nous disant quelque chose sur l’humaine condition comme Hannah Arendt l’indique dans « La crise de la culture, I » (in La crise de la culture) : ainsi l’architecture et le théâtre antique, quoique destinés à la contemplation de tous n’étaient nullement des divertissements. L’Acropole n’est pas là pour divertir, comme les cathédrales ne seront pas érigées pour distraire le peuple avec leurs vitraux. Il s’agit d’accueillir le sacré. Et les monuments doivent être beaux, c’est-à-dire se montrer tels en dehors de tout souci utilitaire y compris éducatif ; comme le philistinisme cultivé qui rabaisse l’œuvre d’art à une valeur sociale. Le théâtre qui naît à Athènes expose dans la tragédie la relation de l’homme et de la cité et comme le montre l’Antigone de Sophocle (495-406 av. J.-C.) sur les problèmes qu’elle posait. La comédie avait bien un aspect divertissant qui se montre dans le costume de l’acteur, rembourré au ventre et aux fesses et affublé d’un faux sexe à la longueur démesurée. Mais le théâtre comique traitait de question sérieuse, y compris la philosophie comme le montre Les Nuéesd’Aristophane qui en est une critique sous la figure de Socrate, présenté comme un danger pour la cité et ses principes. C’est l’industrie culturelle qui, pillant les grandes œuvres, tend à faire confondre dans la culture de masse de la société de masse, les œuvre d’art et le divertissement. Ainsi le dessin animé des studios Walt Disney, Le bossu de Notre-Dame (1996) reprend à sa façon le roman de Victor Hugo, Notre Dame de Paris(1831) pour l’adapter au goût du public américain là où le romancier participait à forger un nouveau goût. Il y a du sérieux dans l’œuvre d’art et « un résultat à jamais » comme l’écrivait Alain dans Les Idées et les âges(1927, livre IV Les jeux, chapitre II Les œuvres). Quel est donc le sens du divertissement ?
Le divertissement, comme le repos est une détente de l’activité vitale, ainsi en va-t-il du rire qui rompt avec le sérieux. Le jeu permet comme le repos de sortir de l’effort requis. Même ceux dont le métier est vécu comme plaisant ont besoin de rompre provisoirement avec lui : c’est pourquoi le jeu est bien divertissement, non pas au sens où il nous détourne de notre condition humaine, mais au sens où il appartient à notre condition humaine de vivant. Déjà on trouve des sortes de jeu chez les animaux. Et Hannah Arendt a raison de souligner que nous avons tous besoin de divertissement et que seul le snobisme refuse de se divertir comme tout le monde.
Disons donc que le problème était de savoir si le jeu est un divertissement ou bien s’il joue un autre rôle dans la vie sociale. Il est vrai que le jeu semble identique au divertissement en tant qu’il nous détourne des activités sociales en nous permettant de nous y replonger plus fort. Mais il semblait plutôt qu’il s’en distinguait en tant que le divertissement nous détourne de la misère de notre condition. Mai finalement Le jeu est bien divertissement parce que la vie ne peut être constamment tendue vers l’utile et le sérieux et exige une détente.