Il n’y a pas de société sans échange, et donc de partage de biens, de services ou de connaissances. Le partage peut être sans attente de retour, même si la reconnaissance est un tel retour. Il semble qu’il y ait quelque chose de profondément moral dans le partage. Dans le film Ben Hur (1959), le héros éponyme, injustement condamné est emmené par des soldats romains aux galères. Sur le chemin, un soldat refuse de lui donner de l’eau alors qu’il a soif. Un personnage mystérieux s’impose pour étancher sa soif. Il comprendra plus tard en le voyant sur son chemin de croix, qu’il s’agissait de Jésus. Il a partagé de l’eau par pure bonté.
Peut-on exiger le partage comme un devoir ? Le partage est-il une obligation morale ?
En l’affirmant n’exerce-t-on pas une pression sur ceux qui possèdent pour qu’ils se dessaisissent de leurs biens au profit de ceux qui ne le méritent peut-être pas.
On peut voir dans le partage un effet de la vertu de libéralité (ἐλευθεριότης, éleuthériotès) qui est la juste mesure dans les affaires d’argent, elle est un juste milieu dans l’action de donner et d’acquérir des richesses selon Aristote (384-322 av. J.-C.) dans son Éthique à Nicomaque, IV, 1 ; II, 1170b9-14). Il faut donc posséder des biens pour pouvoir les partager. Le partage comme obligation juridique comme dans le communisme empêcherait l’exercice de la vertu, donc une action morale. Le partage est bien une action morale mais non une obligation. C’est une vertu, soit une action qui vise l’excellence de celui qui agit. Par exemple Bill (né en 1955) et Melinda Gates (né en 1964) qui ont mis toute leur fortune dans une fondation qui mène des actions humanitaires font preuve de libéralité et sont loués pour cela. Mais on ne peut exiger de tous les riches qu’ils donnent leur fortune. Comme vertu, la libéralité dépend du bon vouloir de l’individu et laisse dans l’ombre la nature de son intention. Est-elle morale ou sert-elle l’égoïsme ?
L’obligation morale comme Kant (1724-1804) l’a montré dans les Fondements de la métaphysique des mœurs(1785) repose sur la bonne volonté, c’est-à-dire l’intention de faire son devoir de façon désintéressée. Est un devoir toute action qui peut être une loi universelle. Le partage alors est bien une obligation morale parce que la négation paraît immorale. Un monde sans partage serait celui de l’égoïsme ou chacun n’agirait que pour son intérêt personnel. Le partage est une obligation morale – importante dans la culture traditionnelle polynésienne. On imagine mal laisser quelqu’un mourir de faim ou de soif alors qu’il est possible de partager de la nourriture ou de l’eau. De même comment refuser de partager notre connaissance avec un voyageur égaré, voire à un enfant.
Que le partage soit une obligation morale ne signifie pas qu’on est contraint de donner. Au contraire, l’obligation morale implique que chacun s’oblige lui-même c’est-à-dire surmonte son égoïsme. Une obligation morale à la différence d’une contrainte exige d’être volontaire. Le partage comme obligation morale exige que le sujet qui partage veuille le faire non par intérêt ou sous la peur d’une sanction ou sous la pression d’une communauté, mais qu’il le fasse par devoir.
Si on considère que le devoir ne suffit pas à déterminer ce qui est moral, que même Kant selon John Stuart Mill (1806-1873) dans L’utilitarisme (1861), doit tenir compte des conséquences des actions, c’est-à-dire du principe du plus grand bonheur du plus grand nombre, le partage est une obligation morale car le partage ne peut que favoriser les bonnes relations sociales et le progrès social. Or, que faut-il partager et avec qui ?
Il est clair qu’on partage avec ceux qui sont en manque de biens par une situation qui ne dépend pas d’eux. On aide des naufragés qui ont tout perdu, le vieillard qui perd ses forces, l’enfant qui n’a pas encore acquis ce qui lui permet d’être autonome. Ainsi l’obligation de partager concerne ceux qui en ont vraiment besoin. Et ce qu’il faut partager lorsqu’il n’y a pas d’urgence, ce sont des connaissances, de capacités qui permettent à autrui de ses passer de dons. Le proverbe « quad un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson » est pertinent.
Dès lors, le partage ne sert pas à faire dépendre autrui de soi, ce qui revient à le soumettre, donc à aller à l’encontre de l’égalité condition de l’action morale comme le soutenait à juste titre Peter Singer (né en 1946) dans La libération animale (1975).
L’éthique des vertus fait du partage une action morale, alors que la morale déontologique de Kant comme la morale conséquentialiste (selon le néologisme d’Elisabeth Anscombe [1919-2001]) de John Stuart Mill ou de Peter Singer en font une obligation morale, dont le principe est la volonté de faire son devoir ou le plus grand bonheur du plus grand nombre. Obligation qui s’adresse à ceux qui en ont besoin et qui consiste avant tout à partager des capacités.