jeudi 7 novembre 2024

corrigé d'un sujet : Peut-on douter de tout?

 On se représente le savant voire le philosophe comme remettant en cause les opinions communes, les préjugés, même les représentations multiséculaires à l’instar de Galilée (1564-1633-1642) s’opposant à la science et aux Églises de son temps agrippées au géocentrisme. Or, peut-on douter de tout ?

Douter, c’est hésiter quant à la vérité ou à la fausseté d’une proposition ou à la légitimité d’une prescription ou d’une interdiction. Douter de tout, c’est soit remettre en cause tout ce qu’on admet théoriquement ou moralement, bref la totalité de ce qui est pensé, soit chaque proposition ou prescription singulière jusqu’à leur épuisement.

Il paraît nécessaire de douter de tout pour atteindre la vérité, voire le bien. C’est la possibilité de le faire qui n’est pas évidente car pour douter encore faut-il s’appuyer sur quelque chose. S’il doutait du géocentrisme, Galilée ne doutait pas de l’existence de la Terre, du Soleil ou du mouvement. Et moralement, tout contester, c’est apparemment sombrer dans l’immoralisme comme Dom Juan. Toutefois, la remise en cause existe et semble donc pour cela possible.

On peut donc se demander s’il y a des conditions pour douter de tout.

L’exigence d’admettre des principes premiers empêche de douter de tout, mais leur établissement l’exige et leur impossibilité l’implique.

 

 

Le doute survient lorsque des raisons opposées de donner son assentiment apparaissent. Un homme du XVII° pouvait douter de l’héliocentrisme car si les phases de Vénus étaient en sa faveur, l’absence d’observation d’une parallaxe stellaire, c’est-à-dire d’une différence d’angle pour les étoiles vues de la Terre à différents moments de l’année (la première sera observée en 1838 par Bessel [1784 -1846] avec un télescope suffisant). Le doute total ne peut reposer que sur des oppositions, soit sur le tout, par exemple, est-il éternel comme le soutenaient certains philosophes anciens avec Aristote (384-322 av. J.-C.) ou Héraclite (544-480 av. J.-C.)avant lui, ou bien a-t-il été créé selon les théologies juive chrétienne et musulmane ? de même sur chaque proposition on trouverait facilement un pour ou un contre comme le sophiste Protagoras (490-420 av. J.-C.) le prônait.

Reste que tout doute exige d’admettre les données à partir desquelles on doute. Ainsi le savant qui entre dans son laboratoire et qui remet en cause une théorie en la testant ne peut douter de son matériel comme le fait remarquer Wittgenstein (1889-1951) dans le n°337 de De la certitude (posthume, 1969, trad. Danièle Moyal-Sharrock, Gallimard, 2006). Ainsi le doute de tout au sens de chaque chose paraît impossible. Dès lors, ne faut-il pas qu’il y ait des propositions fondamentales dont on ne puisse douter ?

C’est ce que Pascal soutient dans les Pensées, brouillon de son Apologie de la religion chrétienne inachevée. Dans le fragment 110 de l’édition Louis Lafuma (qui s’échelonne entre 1951-1964), Pascal écrit : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais aussi par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes … ». Il faut entendre par premiers principes des propositions ou des réalités vraies quoiqu’indémontrées et indémontrables qui sont la condition de toute démonstration. Ils sont nécessaires sans quoi, on tombe dans une régression infinie. Pascal nomme cœur, le sentiment de leur vérité qui rend le doute impossible. Exemple : je ne rêve pas, c’est-à-dire que j’ai un sentiment indubitable d’accéder à la réalité. Ce pourquoi on accepte la réalité des choses ordinaires, et c’est la base de la reconnaissance du rêve ou de l’illusion. De même, les notions fondamentales des sciences, « espace, temps, mouvement, nombres » sont immédiatement connues sans quoi, il serait impossible de chercher à prouver quelque théorie que ce soit. Copernic (1473-1543), comme les autres partisans de l’héliocentrisme, Galilée (1564-1633-1642), Kepler (1571-1630), admettait qu’il y avait des mouvements dans l’espace et le temps, mouvements mesurables grâce à des nombres. C’est sur la base des connaissances du cœur que la croyance religieuse est fondée et avec elle la morale entendue comme ensemble des devoirs qu’on peut exiger ou des vertus qui font la vie bonne, notamment la vertu de charité qu’exige le commandement d’aimer son prochain et même ses ennemis qui fait la spécificité de l’enseignement de Jésus par rapport au commandement juif. C’est pour cela qu’il exige non seulement d’aimer son prochain, mais aussi d’aimer ses ennemis[1]. Et un tel principe ne peut être remis en doute car il est celui de la charité (grec : ἀγάπη, agapè; latin : caritas ; anglais : love [cf. King James Bible 1601]) qui est le commandement moral par excellence.

 

Néanmoins, admettre des premiers principes sur la base de simples sentiments ouvre la porte à l’acceptation de n’importe quelle croyance. Ne faut-il pas établir les premiers principes et n’est-ce pas le rôle du doute total ? comment serait-il alors possible ?

 

 

On ne peut admettre n’importe quoi comme premiers principes. Recourir à l’évidence comme le faisaient les mathématiciens à partir des Éléments d’Euclide pour légitimer les axiomes, soit les propositions à partir desquelles les mathématiciens démontraient les théorèmes, comme le deuxième axiome d’Euclide « Si `a des grandeurs égales on ajoute des grandeurs égales, les tous seront égaux. », puisqu’ils distinguaient les axiomes des postulats, réputés non évidents, ce qui ne va pas de soi. aussi le recours au doute peut-il permettre de dégager les premiers principes. Comment ?

On peut avec Descartes rejeter comme absolument faux tout ce qui se montre simplement douteux (Discours de la méthode, IV° partie : il fallait « que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait pas après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable ») et c’est la condition pour douter de tout, il ne faut pas douter de chaque chose mais des principes admis jusque-là (Méditations métaphysiques, méditation première), sans quoi on risque de ne jamais finir de douter. Les principes admis comme celui selon lequel les sens (vue, ouïe, toucher, goût et odorat) nous donnent des vérités. Ce doute a pour objectif de trouver une certitude ou la certitude qu’il n’y a rien de certain (méditation seconde). C’est donc bien une condition pour découvrir la vérité sur tout ce qui nous est accessible. Or, un tel doute total ne conduit-il pas à rendre impossible toute action et par là même n’est-il pas en lui-même impossible, si la vie exige la certitude.

Pour préserver les possibilités de l’action malgré l’usage théorique du doute, on peut à l’instar de Descartes proposer une morale provisoire. Pour cela il se donne des règles d’action qui, pour incertaines qu’elles soient, suffisent pour agir : « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. » Cette première règle commande une sorte de conformisme social suffisant pour vivre sans adhérer ou croire aux valeurs de la société où le hasard où Dieu nous a fait naître, alternative d’abord indécidable. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées » La résolution montre comment on peut traiter des croyances douteuses tout en agissant, de sorte que le doute total n’interdit nullement d’agir. Il suffit de choisir parmi les opinions celles qu’on veut réaliser et s’y tenir. Enfin « Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. » Cette règle d’inspiration stoïcienne permet de ne pas être constamment mécontent de son sort et d’accepter le cours des événements.

 

 

Toutefois, si le doute méthodique permet bien de chercher à établir les premiers principes et pallier l’absence de règles de morale par des règles provisoires sans certitude pour agir, il ne garantit pas que le doute total soit suffisant. On peut donc le penser radicalement en rejetant même l’idée de premiers principes et à le concevoir comme un refus de tout jugement définitif.

 

 

Le scepticisme a conçu des manières de rejeter toute thèse dogmatique, c’est-à-dire qui prétend atteindre une vérité, ce sont les tropes. Si on prend ceux d’Agrippa (63-12 av. J.-C.) conservés par Sextus Empiricus dans ses Esquisses pyrrhoniennes (I, 15) la régression infinie s’allie avec l’hypothèse. En effet, si on s’appuie sur la régression infinie pour poser qu’il faut des points de départ, alors, il faut les considérer comme des hypothèses au sens étymologique, de ce qui est posé sous, donc admis sans justification. L’hypothèse n’est alors ni vraie ni fausse et n’est même pas en attente de preuve comme celles de la science qui sont provisoires puisqu’aucune expérience n’est définitive et ne peut prétendre ne pas être renversée par une hypothèse future que des expériences nouvelles valideront.

Dès lors le doute réside dans la suspension du jugement (ἐποχή / epokhế). Il ne faut ni affirmer ni nier de façon absolue des premiers principes. Comme le soutient Sextus Empiricus dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, le scepticisme survient après une recherche de la vérité qui manifeste l’opposition des positions qui conduit nécessairement à la suspension du jugement en quoi consiste le doute sceptique. Un scepticisme modéré à l’instar de Bertrand Russell (1872-1970) dans ses Essais sceptiques (1933) qui se propose au moins l’adoption de certaines propositions scientifiques ne peut qu’être provisoire donc finalement rejoint malgré l’apparence le scepticisme radicale, d’Ænésidème, Agrippa et Sextus Empiricus. Comment agir alors ?

Quant à l’action, elle peut avoir pour principe l’indifférence pure, voire la morale provisoire de Descartes qu’il a fini par considérer comme suffisante à défaut de pouvoir achever le savoir dans une Lettre à Élisabeth du 4 août 1645. L’indifférence pure qui fut le principe de Pyrrhon car « aucune chose n'est plus ceci que cela » (Diogène Laërce, Vie des philosophesIX, 61), conduisit à partir d’Énésidème (ou Ænésidème) (130/80-10 av. J.-C.) les sceptiques à le revendiquer comme leur maître et fondateur de leur courant philosophique comme le croyait Russell dans ses Essais sceptiques (1933). Il s’agit donc d’agir sans se préoccuper de choisir donc de suivre simplement ce qui se fait dans sa société, bref, obéir aux lois et coutumes de son pays, mais aussi suivre les impulsions comme la faim et la soif, voire les coutumes religieuses. Le doute total au sens de la suspension du jugement n’interdit pas d’agir et ne paralyse pas l’action comme on le prétend souvent contre le scepticisme ancien. Il empêche d’agir dogmatiquement, c’est-à-dire en croyant être dans le vrai et le bien et retient le fanatisme moral.

 

 

En un mot, le problème était de savoir à quelles conditions il est possible de douter de tout. Il est d’abord apparu qu’aucune condition ne le permettait car il paraît nécessaire d’admettre des premiers principes. Toutefois, on peut user du doute méthodique selon lequel il faut rejeter provisoirement tout ce en quoi on peut concevoir un doute si léger soit-il, pour établir des premiers principes. Il n’en reste moins qu’ils ne sont qu’hypothétiques de sorte qu’on peut suspendre son jugement sur eux, ce en quoi consiste le doute total, ce qui n’interdit pas d’agir en étant indifférent aux exigences qui se présentent comme absolues.

 



[1] « 43 Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44 Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même? 48Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » Évangile de Matthieu, 5

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Lévitique, 18, 19 Le psaume 137 peut induire la haine de l’ennemi. En fait cette exigence ne se trouve pas dans l’ancien testament, elle est plutôt une opinion commune.