Discours de Pausanias (extrait)
Voici ce qui en est, à mon avis. L’amour
n’est pas une chose simple. J’ai dit en commençant qu’il n’était de soi ni beau
ni laid, mais que, pratiqué honnêtement, il était beau, malhonnêtement, laid.
Or c’est le pratiquer malhonnêtement que d’accorder ses faveurs à un homme
mauvais ou pour de mauvais motifs ; honnêtement, de les accorder à un
homme de bien ou pour des motifs honorables. J’appelle mauvais l’amant
populaire qui aime le corps plus que l’âme ; car son amour n’est pas
durable, puisqu’il s’attache à une chose sans durée, et quand la fleur de la
beauté qu’il aimait s’est fanée, « il s’envole et disparaît »,
trahissant ses discours et ses promesses, tandis que l’amant d’une belle âme
reste fidèle toute sa vie, parce qu’il s’est uni à une chose durable.
L’opinion parmi nous veut qu’on soumette
les amants à une épreuve exacte et honnête, qu’on cède aux uns, qu’on fuie les
autres ; aussi encourage-t-elle à la fois l’amant à poursuivre et l’aimé à
fuir ; elle examine, elle éprouve à quelle espèce appartient l’amant, à
quelle espèce, l’aimé. C’est pour cette raison qu’elle attache de la honte à se
rendre vite : elle veut qu’on prenne du temps ; car l’épreuve du
temps est généralement sûre. Il n est pas beau non plus de céder au prestige
des richesses et du pouvoir, soit qu’on tremble devant la persécution et qu’on
n’ose y résister, soit qu’on ne sache pas s’élever au-dessus des séductions de
l’argent et des emplois ; car rien de tout cela ne paraît ni ferme ni
stable, outre qu’une amitié généreuse ne saurait en sortir. Il ne reste donc,
étant donné l’esprit de nos mœurs, qu’une seule manière honnête pour l’aimé de
complaire à l’amant ; car de même qu’il n’y a, nous l’avons dit, ni
bassesse ni honte dans la servitude volontaire, si complète soit-elle, de
l’amant envers l’aimé, ainsi n’y a-t-il aussi qu’une autre servitude volontaire
qui échappe au blâme c’est la servitude où l’on s’engage pour la vertu.
C’est une opinion qui fait loi chez nous
que, si quelqu’un se résout à en servir un autre, parce qu’il espère, grâce à
lui, faire des progrès dans la sagesse ou dans toute autre partie de la vertu,
cet esclavage volontaire ne comporte non plus ni honte ni bassesse. Il faut que
ces deux lois concourent au même but, et celle qui concerne l’amour des
garçons, et celle qui concerne la philosophie et les autres parties de la
vertu, si l’on veut qu’il soit beau d’accorder ses faveurs à un amant ;
car lorsque l’amant et l’aimé s’accordent à prendre pour loi, l’un, de rendre
au bien-aimé complaisant tous les services compatibles avec la justice,
l’autre, d’avoir toutes les complaisances compatibles avec la justice pour
celui qui le rend sage et bon, l’un pouvant contribuer à donner la sagesse et
toutes les autres vertus, l’autre cherchant la science et la sagesse ;
quand donc cet accord se rencontre, alors seulement il est honnête de se donner
à un amant ; autrement, non pas. Alors il n’y a pas de honte même à être
trompé, tandis qu’en tout autre cas, trompé ou non, on se déshonore. Si en
effet quelqu’un se rend à un amant par cupidité, parce qu’il le croit riche, et
qu’il soit trompé et n’en obtienne pas d’argent, l’amant se trouvant être
pauvre, il n’encourt pas moins de honte ; un tel homme, en effet, découvre
le fond de son âme et laisse voir que pour de l’argent il est prêt à toutes les
complaisances envers le premier venu, et cela n’est pas beau. Le même
raisonnement s’applique à celui qui se rend à un amant, parce qu’il le croit
vertueux et qu’il espère se perfectionner grâce à son amitié : s’il est
trompé, l’amant se trouvant être mauvais et sans vertu, sa déception est
néanmoins honorable ; car lui aussi montre le fond de son âme, et laisse
voir qu’il est prêt à toutes les complaisances envers n’importe qui, pour
acquérir la vertu et devenir meilleur, et ceci, en revanche, est singulièrement
beau. La conclusion est qu’il est parfaitement honorable de se donner en vue de
la vertu.
Cet amour est celui de l’Aphrodite
céleste, céleste lui-même, utile à l’État et aux particuliers ; car il
contraint et l’amant et l’aimé à veiller soigneusement sur eux-mêmes pour se
rendre vertueux. Tous les autres amours appartiennent à l’autre déesse, la
populaire. Voilà, Phèdre, tout ce que je puis t’improviser sur l’Amour, pour
payer ma quote-part.
Platon,
Le Banquet (183d-185c), traduction
Émile Chambry.