On valorise l’opinion à tel point qu’on admet qu’un homme qui n’aurait aucune opinion manquerait en quelque sorte de personnalité. On s’enquiert de ce que les autres pensent et les sondages ont l’heur de plaire. « On dit » est presque une preuve que ce qu’on avance a un sens. Bref, comment l’opinion pourrait-elle avoir toujours tort ? Et ce d’autant plus qu’une opinion qui est vraie ne peut être dite avoir tort sans contradiction puisqu’elle ne peut être vraie ou fausse en même temps.
Et pourtant, on valorise la science qui démontre et ne s’en tient pas à de simples avis sans preuves. Ce qui impliquerait de rejeter les opinions, en tant qu’opinions et non quant à leur contenu.
Dès lors, on peut se demander si l’opinion a toujours tort ou bien si elle est dans certaines conditions dans son bon droit.
Une opinion n’est pas simplement un avis ou un point de vue sur quelque chose. C’est qu’en effet, elle n’est pas hypothèse ou supposition : elle se présente comme vraie ou légitime. Dès lors, elle prétend avoir raison. Or, elle n’est pas connaissance. Car, elle ne repose ni sur des preuves, ni sur des démonstrations. On la revendique donc comme sienne. On la croit personnelle même lorsqu’elle est commune, voire l’expression de la dernière mode et plus répandue que les thèses scientifiques peu connues. Aussi du point de vue de la connaissance l’opinion a toujours tort ; elle ne repose pas sur une démarche légitime.
En effet, qui veut chercher la vérité doit commencer par remettre en cause ce qu’il croit savoir. Et il doit remettre en cause l’opinion, qu’elle se prétende personnelle ou qu’elle soit l’opinion commune. C’est comme cela que Socrate selon l’Apologie de Platon éprouva l’opinion du dieu Apollon à son égard selon laquelle il était l’homme le plus sage alors qu’il croyait le contraire. Il alla interroger ses concitoyens pour la mettre à l’épreuve. Il n’hésita pas à défier l’opinion commune qui accepte la croyance religieuse sans discussion.
Même dans le domaine pratique, on peut se passer de croire en nos opinions. Certes, il faut agir et le voyageur perdu dans la forêt doit choisir et suivre un chemin pour reprendre à Descartes un de ses exemples de la troisième partie du Discours de la méthode. Dès lors, on doit traiter même les opinions incertaines comme si elles l’étaient. Toutefois, on conserve ainsi la distance critique qui fait qu’on ne croit pas vraiment à l’opinion. On suivra la maxime selon laquelle chacun doit suivre « les mœurs de son pays » sans croire qu’on sait ce qu’est la justice à l’instar de Pascal dans le fragment 86 des Pensées (Lafuma). On restera convaincu dans le même temps que ce n’est pas la justice.
Toutefois, il peut se faire qu’une opinion soit vraie ou juste. On ne peut donc la considérer de la même façon qu’une opinion fausse ou injuste. Dès lors, si on suit l’opinion vraie ou juste, ne réussira-t-on pas ? Dans ce cas, ne peut-on pas penser que l’opinion n’a pas tort dans la mesure où elle amène le succès ?
Ainsi Platon fait-il remarquer par l’intermédiaire de son personnage Socrate dans le Ménon qu’il n’est pas légitime de considérer qu’en matière d’action seule la connaissance guide. L’opinion vraie est un aussi bon guide. Il prend pour son interlocuteur, le personnage éponyme du dialogue, l’exemple de quelqu’un qui le guiderait vers sa ville de Larissa. Qu’il le fasse par opinion vraie ou par connaissance, il le fera tout aussi bien. De façon générale, qui agit bien par opinion vraie le fait aussi bien que celui qui agit par connaissance. Et dans l’hypothèse où nous ne connaissons de science certaine ce qui est bien et mal, dès lors, l’opinion non seulement n’a pas tort mais est seul à avoir raison. Dès lors, dans le champ pratique, l’opinion, loin d’avoir toujours tort, a raison lorsqu’elle rend possible l’action.
Et force est de constater que l’opinion parce qu’elle donne une lieu à une adhésion immédiate, a beaucoup plus d’efficacité que la connaissance. Elle n’exige pas que l’on commence par une phase de doute et par conséquent, qu’on remette en cause ce à quoi on adhérera peut-être après coup. C’est la raison pour laquelle on a pu défendre la valeur de ces opinions qui ont cours dans la vie sociale qui sont les préjugés, inculqués dès l’enfance ou qui cimentent une société comme l’a fait Herder (1744-1803) par exemple dans Une autre philosophie de l’histoire (1774).
Même dans les sciences l’opinion a une valeur. D’abord, l’opinion de la valeur des sciences est la condition pour qu’on puisse en faire puisque sans elle comment pourrait-on commencer. Il n’y a donc pas de science sans croyance comme Nietzsche le soutenait avec raison dans le n°344 du livre V de son ouvrage, Le Gai Savoir (1887). En outre, l’opinion peut guider la formulation d’hypothèses et donner la force de tenter de les prouver.
Toutefois, une telle valorisation de l’opinion est contradictoire puisque le propre de l’opinion est de s’ignorer. En conséquence, discuter son mérite, c’est déjà la détruire. Platon reprochait à juste titre dans le Ménon à l’opinion vraie d’être comme les statues de Dédale, incapable de demeurer si elles ne sont pas attachées. Ne peut-on pas alors penser que l’opinion, à la seule condition d’être personnelle peut ne pas avoir tort ? Mais une opinion personnelle n’est-elle pas une contradiction dans les termes ?
En effet, l’opinion publique implique de ne pas réfléchir. C’est pour cela qu’elle est identique au préjugé. Le terme dit bien qu’on juge avant d’avoir réfléchi. On suit ce qui se dit parce que tout le monde le dit. Socrate le fait remarquer dans l’Apologie de Platon : sa mauvaise réputation est installée depuis fort longtemps. Et il peut citer la pièce qui le caricature écrite par Aristophane (~450-385 av. J.-C.), Les Nuées (423 av. J.-C.). C’est pour cela qu’aucune opinion ne semble personnelle puisqu’elle ne provient pas de la réflexion du sujet. Toutefois, il se peut qu’après réflexion, aucune connaissance n’apparaisse, faute d’avoir trouvé des preuves qui permettent d’affirmer ou de nier une proposition. Mais la réflexion peut faire pencher la balance pour une thèse plutôt qu’une autre sans que le sujet puisse être sûr de la vérité. Dès lors, ce qui n’est ni connaissance ni hypothèse ou supposition est opinion sans être préjugé. Voilà ce qu’on peut nommer une opinion personnelle. En quoi peut-on dire qu’elle n’a pas toujours tort ?
Dans les sciences, une hypothèse peut ne pas trouver de preuves décisives ou se heurter à certaines objections. Si le savant penche pour elle, il a bien une opinion personnelle. Tel était le cas de Galilée (1564-1642) qui n’avait pas toutes les preuves nécessaires pour soutenir que la terre tourne autour du soleil. Dans la mesure où de nombreuses preuves penchaient en faveur de son opinion et qu’il ne lui apparaissait possible de rester dans un pur doute, il n’avait pas tort de la soutenir.
Or, dans le domaine moral ou politique, la réflexion peut nous conduire à certaines thèses sans que nous puissions dire que nous les tenons pour vraies étant données les preuves dont nous disposons. C’est qu’il s’agit alors d’obligations qui ne se prouvent pas par des faits. Au contraire, elles permettent de les juger. Par exemple, si je me décide à suivre les mœurs du pays où je vis parce que c’est le meilleur moyen pour assurer le minimum de cohésion sociale sans quoi il y a conflits, guerres civiles etc. la raison que je donne n’est pas décisive. Je la préfère à celle qui prétend que chacun doit suivre ce que lui dicte la conscience quoi qu’elle dicte parce qu’elle est ma conscience. Je n’ai pas tort parce que l’opinion personnelle me permet de réfléchir, ce que le préjugé interdit.
En un mot, le problème était de savoir si l’opinion a toujours tort. On a vu qu’on pouvait le penser dans la mesure où elle n’est pas fondée et se prétend vraie sans titre. Toutefois, comme elle peut aussi permettre la réussite et qu’elle est une force, en ce sens et à ces conditions, elle n’a pas toujours tort. Toutefois, elle reste illégitime car elle ne peut se défendre elle-même. C’est la raison pour laquelle ce n’est qu’à la condition d’être personnelle, c’est-à-dire d’être le fruit d’une réflexion théorique, morale ou politique qui n’aboutit pas à la connaissance mais qui dépasse le préjugé, que l’opinion n’a pas toujours tort.